From a95061d7384fc5f1ff708165df0d7e420b78d35b Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: wryk Date: Thu, 9 Mar 2017 17:51:51 +0100 Subject: [PATCH 1/5] add french strings, add french to others languages --- app/src/main/res/values-de/strings.xml | 1 + app/src/main/res/values-fr/strings.xml | 74 ++++++++++++++++++++++++++ app/src/main/res/values-it/strings.xml | 1 + app/src/main/res/values-pt/strings.xml | 1 + app/src/main/res/values/strings.xml | 1 + 5 files changed, 78 insertions(+) create mode 100644 app/src/main/res/values-fr/strings.xml diff --git a/app/src/main/res/values-de/strings.xml b/app/src/main/res/values-de/strings.xml index 20057cc..258ed45 100644 --- a/app/src/main/res/values-de/strings.xml +++ b/app/src/main/res/values-de/strings.xml @@ -42,6 +42,7 @@ Deutsch Portugiesisch Italienisch + Französisch Aufnahme gelöscht Rückgängig Alle Texte stammen aus »Das Bildnis des Dorian Gray« von Oscar Wilde diff --git a/app/src/main/res/values-fr/strings.xml b/app/src/main/res/values-fr/strings.xml new file mode 100644 index 0000000..764e8d7 --- /dev/null +++ b/app/src/main/res/values-fr/strings.xml @@ -0,0 +1,74 @@ + + + + Analyseur de hauteur vocale + + + Annuler + Enregistrement supprimé + Veuillez enregistrer quelque chose en appuyant sur l'icône du microphone dans le coin supérieur droit. + + + Nouvel enregistrement + Enregistrement + Enregistrer + Arrêter + Texte + Graphique en temps réel + + + Vue d'ensemble + Hauteur dans le temps + Détails + Min Moy: %1$sHz, Max Moy: %2$sHz, Moy: %3$sHz + Moyenne + Moyenne minimale + Moyenne maximale + Gamme masculine + Gamme féminine + Gamme Androgyne + Votre gamme + Votre gamme sonne surtout + masculine + féminine + entre + inconnu + Maximum + Minimum + Moyenne maximale + Moyenne minimale + + + A propos + A propos de Analyseur de hauteur vocale + Programmation + L'Analyseur de hauteur vocale utilise les bibliothèques suivantes : + Contributeurs + Traduction + Anglais + Allemand + Portugais + Italien + Français + Le texte provient de »Le Portrait de Dorian Gray« par Oscar Wilde + + + Hey ! + Pour bien l'analyser, nous avons besoin d'environ une minute d'enregistrement audio de votre voix. À cette fin, nous vous fournirons un texte d'une longueur approximative à ce délai. Bien sûr, vous êtes libre de dire autre chose aussi, tant que c'est dans votre voix naturelle. + Pour produire des résultats d'analyse significatifs, il est préférable d'utiliser un casque ou un autre microphone externe. + Lorsque vous avez terminé, appuyez sur »Arrêter« pour afficher vos résultats. Sur la page de résultats, vous trouverez un graphique montrant les gammes >mâles< et >femelles< typiques (en violet), ainsi que les vôtres (en gris). Vous remarquerez que les gammes >mâle< et >femelle< se chevauchent un peu, indiquant une gamme qui peut être perçue comme étant l'un ou l'autre sexe. + Suivant + + + Le microphone n'est pas encore pris en charge. Les développeurs ont été informés. + Microphone non pris en charge + + + Pour enregistrer votre voix, vous devez autoriser l'accès au microphone de cet appareil. + Paramètres + Accès au microphone requis + + + Hauteur + Progrès général + diff --git a/app/src/main/res/values-it/strings.xml b/app/src/main/res/values-it/strings.xml index bf2c7da..3f7c59d 100644 --- a/app/src/main/res/values-it/strings.xml +++ b/app/src/main/res/values-it/strings.xml @@ -58,6 +58,7 @@ Sei pregato di registrare qualcosa premendo l\'icona del microfono sull\'angolo Italiano Portoghese Tedesco + Francese Traduzione Annullare Inglese diff --git a/app/src/main/res/values-pt/strings.xml b/app/src/main/res/values-pt/strings.xml index c6b3388..c20b15c 100644 --- a/app/src/main/res/values-pt/strings.xml +++ b/app/src/main/res/values-pt/strings.xml @@ -58,6 +58,7 @@ Por favor grave algo pressionando o ícone de microfone no canto superior direit Português Italiano Alemão + Francês Tradução Desfazer Inglês diff --git a/app/src/main/res/values/strings.xml b/app/src/main/res/values/strings.xml index 687de63..90f05f8 100644 --- a/app/src/main/res/values/strings.xml +++ b/app/src/main/res/values/strings.xml @@ -66,6 +66,7 @@ German Portuguese Italian + French Aurora Viana All texts from »The Picture of Dorian Gray« by Oscar Wilde GitHub From 3c636bc520dbbf42eb11f69de41965a550c0de60 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Lilith Wittmann Date: Sat, 13 Jan 2018 13:17:27 +0100 Subject: [PATCH 2/5] create a privacy policy for android store resubmission --- privacy_policy.md | 5 +++++ 1 file changed, 5 insertions(+) create mode 100644 privacy_policy.md diff --git a/privacy_policy.md b/privacy_policy.md new file mode 100644 index 0000000..a282851 --- /dev/null +++ b/privacy_policy.md @@ -0,0 +1,5 @@ +Datenschutzerklärung für die App Voice Pitch Analyer + +Alle in der Applikation erfassten Daten werden nur lokal auf dem Gerät gespeichert. Eine Ausnahme bilden hierbei Statistische Daten sowie etwaige auftretende Probleme mit der Applikation. Diese Daten welche pseudonymisiert an den Dienstleister fabric übermittelt und nur zur Behebung von Bugs in der App verwendet + +Falls weitere Fragen zur erfassung, verarbeitung oder etwaiger Löschung von Daten bestehen sollten wende Dich bitte an Lilith Wittmann (mail@lilithwittmann.de). From 3072379b8438e59362b47087e6b48b709e385ac8 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: wryk Date: Mon, 12 Mar 2018 15:00:53 +0100 Subject: [PATCH 3/5] fr strings update according to @Korf74 review --- app/src/main/res/values-fr/strings.xml | 2 +- 1 file changed, 1 insertion(+), 1 deletion(-) diff --git a/app/src/main/res/values-fr/strings.xml b/app/src/main/res/values-fr/strings.xml index 764e8d7..de3fbaf 100644 --- a/app/src/main/res/values-fr/strings.xml +++ b/app/src/main/res/values-fr/strings.xml @@ -56,7 +56,7 @@ Hey ! Pour bien l'analyser, nous avons besoin d'environ une minute d'enregistrement audio de votre voix. À cette fin, nous vous fournirons un texte d'une longueur approximative à ce délai. Bien sûr, vous êtes libre de dire autre chose aussi, tant que c'est dans votre voix naturelle. Pour produire des résultats d'analyse significatifs, il est préférable d'utiliser un casque ou un autre microphone externe. - Lorsque vous avez terminé, appuyez sur »Arrêter« pour afficher vos résultats. Sur la page de résultats, vous trouverez un graphique montrant les gammes >mâles< et >femelles< typiques (en violet), ainsi que les vôtres (en gris). Vous remarquerez que les gammes >mâle< et >femelle< se chevauchent un peu, indiquant une gamme qui peut être perçue comme étant l'un ou l'autre sexe. + Lorsque vous avez terminé, appuyez sur »Arrêter« pour afficher vos résultats. Sur la page de résultats, vous trouverez un graphique montrant les gammes >masculines< et >féminines< typiques (en violet), ainsi que les vôtres (en gris). Vous remarquerez que les gammes >masculines< et >féminines< se chevauchent un peu, indiquant une gamme qui peut être perçue comme étant l'un ou l'autre sexe. Suivant From fa471a6f9982108213bbcba3227e711fb18e2175 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: wryk Date: Mon, 12 Mar 2018 15:23:57 +0100 Subject: [PATCH 4/5] add fr to `supportedLanguages` list --- .../java/de/lilithwittmann/voicepitchanalyzer/models/Texts.java | 2 +- 1 file changed, 1 insertion(+), 1 deletion(-) diff --git a/app/src/main/java/de/lilithwittmann/voicepitchanalyzer/models/Texts.java b/app/src/main/java/de/lilithwittmann/voicepitchanalyzer/models/Texts.java index 2e50e15..bdc0826 100644 --- a/app/src/main/java/de/lilithwittmann/voicepitchanalyzer/models/Texts.java +++ b/app/src/main/java/de/lilithwittmann/voicepitchanalyzer/models/Texts.java @@ -45,7 +45,7 @@ public Integer countTexts(String lang) { private String jsonFolder = "res/raw/"; private String jsonData = null; - private List supportedLanguages = new ArrayList() {{add("de"); add("en"); add("it"); add("pt");}}; + private List supportedLanguages = new ArrayList() {{add("de"); add("en"); add("it"); add("pt"); add("fr");}}; String getJsonData(String country) { if (this.jsonData != null) { From c09ddcc2274c7765a1458875a39e9a13d4d22008 Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Lilith Wittmann Date: Sun, 18 Mar 2018 10:29:13 +0100 Subject: [PATCH 5/5] feat(translation): add text of dorian gray for the french translation --- app/src/main/res/raw/fr.json | 1 + 1 file changed, 1 insertion(+) create mode 100644 app/src/main/res/raw/fr.json diff --git a/app/src/main/res/raw/fr.json b/app/src/main/res/raw/fr.json new file mode 100644 index 0000000..9877b85 --- /dev/null +++ b/app/src/main/res/raw/fr.json @@ -0,0 +1 @@ +{"texts": {"fr": [" Chapitre 1 L\u2019atelier \u00e9tait plein de l\u2019odeur puissante des roses, et quand une l\u00e9g\u00e8re brise d\u2019\u00e9t\u00e9 souffla parmi les arbres du jardin, il vint par la porte ouverte, la senteur lourde des lilas et le parfum plus subtil des \u00e9glantiers. D\u2019un coin du divan fait de sacs persans sur lequel il \u00e9tait \u00e9tendu, fumant, selon sa coutume, d\u2019innombrables cigarettes, lord Henry Wotton pouvait tout juste apercevoir le rayonnement des douces fleurs couleur de miel d\u2019un aubour dont les tremblantes branches semblaient \u00e0 peine pouvoir supporter le poids d\u2019une aussi flamboyante splendeur ; et de temps \u00e0 autre, les ombres fantastiques des oiseaux fuyants passaient sur les longs rideaux de tussor tendus devant la large fen\u00eatre, produisant une sorte d\u2019effet japonais momentan\u00e9, le faisant penser \u00e0 ces peintres de Tokyo \u00e0 la figure de jade pallide, qui, par le moyen d\u2019un art n\u00e9cessairement immobile, tentent d\u2019exprimer le sens de la vitesse et du mouvement. Le murmure monotone des abeilles cherchant leur chemin dans les longues herbes non fauch\u00e9es ou voltigeant autour des poudreuses baies dor\u00e9es d\u2019un ch\u00e8vrefeuille isol\u00e9, faisait plus oppressant encore ce grand calme.", "Le sourd grondement de Londres semblait comme la note bourdonnante d\u2019un orgue \u00e9loign\u00e9. Au milieu de la chambre sur un chevalet droit, s\u2019\u00e9rigeait le portrait grandeur naturelle d\u2019un jeune homme d\u2019une extraordinaire beaut\u00e9, et en face, \u00e9tait assis, un peu plus loin, le peintre lui-m\u00eame, Basil Hallward, dont la disparition soudaine quelques ann\u00e9es auparavant, avait caus\u00e9 un grand \u00e9moi public et donn\u00e9 naissance \u00e0 tant de conjectures. Comme le peintre regardait la gracieuse et charmante figure que son art avait si subtilement reproduite, un sourire de plaisir passa sur sa face et parut s\u2019y attarder. Mais il tressaillit soudain, et fermant les yeux, mit les doigts sur ses paupi\u00e8res comme s\u2019il e\u00fbt voulu emprisonner dans son cerveau quelque \u00e9trange r\u00eave dont il e\u00fbt craint de se r\u00e9veiller. \u2013 Ceci est votre meilleure \u0153uvre, Basil, la meilleure chose que vous ayez jamais faite, dit lord Henry languissamment. Il faut l\u2019envoyer l\u2019ann\u00e9e prochaine \u00e0 l\u2019exposition Grosvenor. L\u2019Acad\u00e9mie est trop grande et trop vulgaire.", "Chaque fois que j\u2019y suis all\u00e9, il y avait l\u00e0 tant de monde qu\u2019il m\u2019a \u00e9t\u00e9 impossible de voir les tableaux, ce qui \u00e9tait \u00e9pouvantable, ou tant de tableaux que je n\u2019ai pu y voir le monde, ce qui \u00e9tait encore plus horrible. Grosvenor est encore le seul endroit convenable\u2026 \u2013 Je ne crois pas que j\u2019enverrai ceci quelque part, r\u00e9pondit le peintre en rejetant la t\u00eate de cette singuli\u00e8re fa\u00e7on qui faisait se moquer de lui ses amis d\u2019Oxford. Non, je n\u2019enverrai ceci nulle part. Lord Henry leva les yeux, le regardant avec \u00e9tonnement \u00e0 travers les minces spirales de fum\u00e9e bleue qui s\u2019entrela\u00e7aient fantaisistement au bout de sa cigarette opiac\u00e9e. \u2013 Vous n\u2019enverrez cela nulle part ? Et pourquoi mon cher ami ? Quelle raison donnez-vous ? Quels singuliers bonshommes vous \u00eates, vous autres peintres ? Vous remuez le monde pour acqu\u00e9rir de la r\u00e9putation ; aussit\u00f4t que vous l\u2019avez, vous semblez vouloir vous en d\u00e9barrasser. C\u2019est ridicule de votre part, car s\u2019il n\u2019y a qu\u2019une chose au monde pire que la renomm\u00e9e, c\u2019est de n\u2019en pas avoir.", "Un portrait comme celui-ci vous mettrait au-dessus de tous les jeunes gens de l\u2019Angleterre, et rendrait les vieux jaloux, si les vieux pouvaient encore ressentir quelque \u00e9motion. \u2013 Je sais que vous rirez de moi, r\u00e9pliqua-t-il, mais je ne puis r\u00e9ellement l\u2019exposer. J\u2019ai mis trop de moi-m\u00eame l\u00e0-dedans. Lord Henry s\u2019\u00e9tendit sur le divan en riant\u2026 \u2013 Je savais que vous ririez, mais c\u2019est tout \u00e0 fait la m\u00eame chose. \u2013 Trop de vous-m\u00eame !\u2026 Sur ma parole, Basil, je ne vous savais pas si vain ; je ne vois vraiment pas de ressemblance entre vous, avec votre rude et forte figure, votre chevelure noire comme du charbon et ce jeune Adonis qui a l\u2019air fait d\u2019ivoire et de feuilles de roses. Car, mon cher, c\u2019est Narcisse lui-m\u00eame, tandis que vous !\u2026 Il est \u00e9vident que votre face respire l\u2019intelligence et le reste\u2026 Mais la beaut\u00e9, la r\u00e9elle beaut\u00e9 finit o\u00f9 commence l\u2019expression intellectuelle. L\u2019intellectualit\u00e9 est en elle-m\u00eame un mode d\u2019exag\u00e9ration, et d\u00e9truit l\u2019harmonie de n\u2019importe quelle face.", "Au moment o\u00f9 l\u2019on s\u2019assoit pour penser, on devient tout nez, ou tout front, ou quelque chose d\u2019horrible. Voyez les hommes ayant r\u00e9ussi dans une profession savante, combien ils sont parfaitement hideux ! Except\u00e9, naturellement, dans l\u2019\u00c9glise. Mais dans l\u2019\u00c9glise, ils ne pensent point. Un \u00e9v\u00eaque dit \u00e0 l\u2019\u00e2ge de quatre-vingts ans ce qu\u2019on lui apprit \u00e0 dire \u00e0 dix-huit et la cons\u00e9quence naturelle en est qu\u2019il a toujours l\u2019air charmant. Votre myst\u00e9rieux jeune ami dont vous ne m\u2019avez jamais dit le nom, mais dont le portrait me fascine r\u00e9ellement, n\u2019a jamais pens\u00e9. Je suis s\u00fbr de cela. C\u2019est une admirable cr\u00e9ature sans cervelle qui pourrait toujours ici nous remplacer en hiver les fleurs absentes, et nous rafra\u00eechir l\u2019intelligence en \u00e9t\u00e9. Ne vous flattez pas, Basil : vous ne lui ressemblez pas le moins du monde. \u2013 Vous ne me comprenez point, Harry, r\u00e9pondit l\u2019artiste. Je sais bien que je ne lui ressemble pas ; je le sais parfaitement bien.", "Je serais m\u00eame f\u00e2ch\u00e9 de lui ressembler. Vous levez les \u00e9paules ?\u2026 Je vous dis la v\u00e9rit\u00e9. Une fatalit\u00e9 p\u00e8se sur les distinctions physiques et intellectuelles, cette sorte de fatalit\u00e9 qui suit \u00e0 la piste \u00e0 travers l\u2019histoire les faux pas des rois. Il vaut mieux ne pas \u00eatre diff\u00e9rent de ses contemporains. Les laids et les sots sont les mieux partag\u00e9s sous ce rapport dans ce monde. Ils peuvent s\u2019asseoir \u00e0 leur aise et b\u00e2iller au spectacle. S\u2019ils ne savent rien de la victoire, la connaissance de la d\u00e9faite leur est \u00e9pargn\u00e9e. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans \u00eatre troubl\u00e9s, indiff\u00e9rents et tranquilles. Ils n\u2019importunent personne, ni ne sont importun\u00e9s. Mais vous, avec votre rang et votre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu\u2019il est, mon art aussi imparfait qu\u2019il puisse \u00eatre, Dorian Gray avec sa beaut\u00e9, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donn\u00e9, nous souffrirons terriblement\u2026 \u2013 Dorian Gray ? Est-ce son nom, demanda lord Henry, en allant vers Basil Hallward. \u2013 Oui, c\u2019est son nom.", "Je n\u2019avais pas l\u2019intention de vous le dire. \u2013 Et pourquoi ? \u2013 Oh ! je ne puis vous l\u2019expliquer. Quand j\u2019aime quelqu\u2019un intens\u00e9ment, je ne dis son nom \u00e0 personne. C\u2019est presque une trahison. J\u2019ai appris \u00e0 aimer le secret. Il me semble que c\u2019est la seule chose qui puisse nous faire la vie moderne myst\u00e9rieuse ou merveilleuse. La plus commune des choses nous para\u00eet exquise si quelqu\u2019un nous la cache. Quand je quitte cette ville, je ne dis \u00e0 personne o\u00f9 je vais : en le faisant, je perdrais tout mon plaisir. C\u2019est une mauvaise habitude, je l\u2019avoue, mais en quelque sorte, elle apporte dans la vie une part de romanesque\u2026 Je suis s\u00fbr que vous devez me croire fou \u00e0 m\u2019entendre parler ainsi ?\u2026 \u2013 Pas du tout, r\u00e9pondit lord Henry, pas du tout, mon cher Basil. Vous semblez oublier que je suis mari\u00e9 et que le seul charme du mariage est qu\u2019il fait une vie de d\u00e9ception absolument n\u00e9cessaire aux deux parties.", "Je ne sais jamais o\u00f9 est ma femme, et ma femme ne sait jamais ce que je fais. Quand nous nous rencontrons \u2013 et nous nous rencontrons, de temps \u00e0 autre, quand nous d\u00eenons ensemble dehors, ou que nous allons chez le duc \u2013 nous nous contons les plus absurdes histoires de l\u2019air le plus s\u00e9rieux du monde. Dans cet ordre d\u2019id\u00e9es, ma femme m\u2019est sup\u00e9rieure. Elle n\u2019est jamais embarrass\u00e9e pour les dates, et je le suis toujours ; quand elle s\u2019en rend compte, elle ne me fait point de sc\u00e8ne ; parfois je d\u00e9sirerais qu\u2019elle m\u2019en f\u00eet ; mais elle se contente de me rire au nez. \u2013 Je n\u2019aime pas cette fa\u00e7on de parler de votre vie conjugale, Harry, dit Basil Hallward en allant vers la porte conduisant au jardin. Je vous crois un tr\u00e8s bon mari honteux de ses propres vertus. Vous \u00eates un \u00eatre vraiment extraordinaire. Vous ne dites jamais une chose morale, et jamais vous ne faites une chose mauvaise.", "Votre cynisme est simplement une pose. \u2013 \u00catre naturel est aussi une pose, et la plus irritante que je connaisse, s\u2019exclama en riant lord Henry. Les deux jeunes gens s\u2019en all\u00e8rent ensemble dans le jardin et s\u2019assirent sur un long si\u00e8ge de bambou pos\u00e9 \u00e0 l\u2019ombre d\u2019un buisson de lauriers. Le soleil glissait sur les feuilles polies ; de blanches marguerites tremblaient sur le gazon. Apr\u00e8s un silence, lord Henry tira sa montre. \u2013 Je dois m\u2019en aller, Basil, murmura-t-il, mais avant de partir, j\u2019aimerais avoir une r\u00e9ponse \u00e0 la question que je vous ai pos\u00e9e tout \u00e0 l\u2019heure. \u2013 Quelle question ? dit le peintre, restant les yeux fix\u00e9s \u00e0 terre. \u2013 Vous la savez\u2026 \u2013 Mais non, Harry. \u2013 Bien, je vais vous la redire. J\u2019ai besoin que vous m\u2019expliquiez pourquoi vous ne voulez pas exposer le portrait de Dorian Gray. Je d\u00e9sire en conna\u00eetre la vraie raison. \u2013 Je vous l\u2019ai dite. \u2013 Non pas. Vous m\u2019avez dit que c\u2019\u00e9tait parce qu\u2019il y avait beaucoup trop de vous-m\u00eame dans ce portrait.", "Cela est enfantin\u2026 \u2013 Harry, dit Basil Hallward, le regardant droit dans les yeux, tout portrait peint compr\u00e9hensivement est un portrait de l\u2019artiste, non du mod\u00e8le. Le mod\u00e8le est purement l\u2019accident, l\u2019occasion. Ce n\u2019est pas lui qui est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 par le peintre ; c\u2019est plut\u00f4t le peintre qui, sur la toile color\u00e9e, se r\u00e9v\u00e8le lui-m\u00eame. La raison pour laquelle je n\u2019exhiberai pas ce portrait consiste dans la terreur que j\u2019ai de montrer par lui le secret de mon \u00e2me ! Lord Henry se mit \u00e0 rire\u2026 \u2013 Et quel est-il ? \u2013 Je vous le dirai, r\u00e9pondit Hallward, la figure assombrie. \u2013 Je suis tout oreilles, Basil, continua son compagnon. \u2013 Oh ! c\u2019est vraiment peu de chose, Harry, repartit le peintre et je crois bien que vous ne le comprendrez point. Peut-\u00eatre \u00e0 peine le croirez-vous\u2026 Lord Henry sourit ; se baissant, il cueillit dans le gazon une marguerite aux p\u00e9tales ros\u00e9s et l\u2019examinant : \u2013 Je suis tout \u00e0 fait s\u00fbr que je comprendrai cela, dit-il, en regardant attentivement le petit disque dor\u00e9, aux p\u00e9tales blancs, et quant \u00e0 croire aux choses, je les crois toutes, pourvu qu\u2019elles soient incroyables. Le vent d\u00e9tacha quelques fleurs des arbustes et les lourdes grappes de lilas se balanc\u00e8rent dans l\u2019air languide.", "Une cigale stridula pr\u00e8s du mur, et, comme un fil bleu, passa une longue et mince libellule dont on entendit fr\u00e9mir les brunes ailes de gaze. Lord Henry restait silencieux comme s\u2019il avait voulu percevoir les battements du c\u0153ur de Basil Hallward, se demandant ce qui allait se passer. \u2013 Voici l\u2019histoire, dit le peintre apr\u00e8s un temps. Il y a deux mois, j\u2019allais en soir\u00e9e chez Lady Brandon. Vous savez que nous autres, pauvres artistes, nous avons \u00e0 nous montrer dans le monde de temps \u00e0 autre, juste assez pour prouver que nous ne sommes pas des sauvages. Avec un habit et une cravate blanche, tout le monde, m\u00eame un agent de change, peut en arriver \u00e0 avoir la r\u00e9putation d\u2019un \u00eatre civilis\u00e9. J\u2019\u00e9tais donc dans le salon depuis une dizaine de minutes, causant avec des douairi\u00e8res lourdement par\u00e9es ou de fastidieux acad\u00e9miciens, quand soudain je per\u00e7us obscur\u00e9ment que quelqu\u2019un m\u2019observait. Je me tournai \u00e0 demi et pour la premi\u00e8re loi, je vis Dorian Gray.", "Nos yeux se rencontr\u00e8rent et je me sentis p\u00e2lir. Une singuli\u00e8re terreur me poignit\u2026 Je compris que j\u2019\u00e9tais en face de quelqu\u2019un dont la simple personnalit\u00e9 \u00e9tait si fascinante que, si je me laissais faire, elle m\u2019absorberait en entier, moi, ma nature, mon \u00e2me et mon talent m\u00eame. Je ne veux aucune ing\u00e9rence ext\u00e9rieure dans mon existence. Vous savez, Harry, combien ma vie est ind\u00e9pendante. J\u2019ai toujours \u00e9t\u00e9 mon ma\u00eetre, je l\u2019avais, tout au moins toujours \u00e9t\u00e9, jusqu\u2019au jour de ma rencontre avec Dorian Gray. Alors\u2026 mais je ne sais comment vous expliquer ceci\u2026 Quelque chose semblait me dire que ma vie allait traverser une crise terrible. J\u2019eus l\u2019\u00e9trange sensation que le destin me r\u00e9servait d\u2019exquises joies et des chagrins exquis. Je m\u2019effrayai et me disposai \u00e0 quitter le salon. Ce n\u2019est pas ma conscience qui me faisait agir ainsi, il y avait une sorte de l\u00e2chet\u00e9 dans mon action. Je ne vis point d\u2019autre issue pour m\u2019\u00e9chapper. \u2013 La conscience et la l\u00e2chet\u00e9 sont r\u00e9ellement les m\u00eames choses, Basil.", "La conscience est le surnom de la fermet\u00e9. C\u2019est tout. \u2013 Je ne crois pas cela, Harry, et je pense que vous ne le croyez pas non plus. Cependant, quel qu\u2019en fut alors le motif \u2013 c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre l\u2019orgueil, car je suis tr\u00e8s orgueilleux \u2013 je me pr\u00e9cipitai vers la porte. L\u00e0, naturellement, je me heurtai contre lady Brandon. \u00ab Vous n\u2019avez pas l\u2019intention de partir si vite, Mr Hallward \u00bb s\u2019\u00e9cria-t-elle\u2026 Vous connaissez le timbre aigu de sa voix ?\u2026 \u2013 Oui, elle me fait l\u2019effet d\u2019\u00eatre un paon en toutes choses, except\u00e9 en beaut\u00e9, dit lord Henry, effeuillant la marguerite de ses longs doigts nerveux\u2026 \u2013 Je ne pus me d\u00e9barrasser d\u2019elle. Elle me pr\u00e9senta \u00e0 des Altesses, et \u00e0 des personnes portant \u00c9toiles et Jarreti\u00e8res, \u00e0 des dames m\u00fbres, affubl\u00e9es de tiares gigantesques et de nez de perroquets\u2026 Elle parla de moi comme de son meilleur ami. Je l\u2019avais seulement rencontr\u00e9e une fois auparavant, mais elle s\u2019\u00e9tait mise en t\u00eate de me lancer.", "Je crois que l\u2019un de mes tableaux avait alors un grand succ\u00e8s et qu\u2019on en parlait dans les journaux de deux sous qui sont, comme vous le savez, les \u00e9tendards d\u2019immortalit\u00e9 du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Soudain, je me trouvai face \u00e0 face avec le jeune homme dont la personnalit\u00e9 m\u2019avait si singuli\u00e8rement intrigu\u00e9 ; nous nous touchions presque ; de nouveau nos regards se rencontr\u00e8rent. Ce fut ind\u00e9pendant de ma volont\u00e9, mais je demandai \u00e0 Lady Brandon de nous pr\u00e9senter l\u2019un \u00e0 l\u2019autre. Peut-\u00eatre apr\u00e8s tout, n\u2019\u00e9tait-ce pas si t\u00e9m\u00e9raire, mais simplement in\u00e9vitable. Il est certain que nous nous serions parl\u00e9 sans pr\u00e9sentation pr\u00e9alable ; j\u2019en suis s\u00fbr pour ma part, et Dorian plus tard me dit la m\u00eame chose ; il avait senti, lui aussi, que nous \u00e9tions destin\u00e9s \u00e0 nous conna\u00eetre. \u2013 Et comment lady Brandon vous parla-t-elle de ce merveilleux jeune homme, demanda l\u2019ami. Je sais qu\u2019elle a la marotte de donner un pr\u00e9cis rapide de chacun de ses invit\u00e9s.", "Je me souviens qu\u2019elle me pr\u00e9senta une fois \u00e0 un apoplectique et truculent gentleman, couvert d\u2019ordres et de rubans et sur lui, me souffla \u00e0 l\u2019oreille, sur un mode tragique, les plus abasourdissants d\u00e9tails, qui durent \u00eatre per\u00e7us de chaque personne alors dans le salon. Cela me mit en fuite ; j\u2019aime conna\u00eetre les gens par moi-m\u00eame\u2026 Lady Brandon traite exactement ses invit\u00e9s comme un commissaire-priseur ses marchandises. Elle explique les manies et coutumes de chacun, mais oublie naturellement tout ce qui pourrait vous int\u00e9resser au personnage. \u2013 Pauvre lady Brandon ! Vous \u00eates dur pour elle, observa nonchalamment Hallward. \u2013 Mon cher ami, elle essaya de fonder un salon et elle ne r\u00e9ussit qu\u2019\u00e0 ouvrir un restaurant. Comment pourrais-je l\u2019admirer ?\u2026 Mais, dites-moi, que vous confia-t-elle sur Mr Dorian Gray ? \u2013 Oh ! quelque chose de tr\u00e8s vague dans ce genre : \u00ab Charmant gar\u00e7on ! Sa pauvre ch\u00e8re m\u00e8re et moi, \u00e9tions ins\u00e9parables. Tout \u00e0 fait oubli\u00e9 ce qu\u2019il fait, ou plut\u00f4t, je crains\u2026 qu\u2019il ne fasse rien !", "Ah ! si, il joue du piano\u2026 Ne serait-ce pas plut\u00f4t du violon, mon cher Mr Gray ? \u00bb Nous ne p\u00fbmes tous deux nous emp\u00eacher de rire et du coup nous dev\u00eenmes amis. \u2013 L\u2019hilarit\u00e9 n\u2019est pas du tout un mauvais commencement d\u2019amiti\u00e9, et c\u2019est loin d\u2019en \u00eatre une mauvaise fin, dit le jeune lord en cueillant une autre marguerite. Hallward secoua la t\u00eate\u2026 \u2013 Vous ne pouvez comprendre, Harry, murmura-t-il, quelle sorte d\u2019amiti\u00e9 ou quelle sorte de haine cela peut devenir, dans ce cas particulier. Vous n\u2019aimez personne, ou, si vous le pr\u00e9f\u00e9rez, personne ne vous int\u00e9resse. \u2013 Comme vous \u00eates injuste ! s\u2019\u00e9cria lord Henry, mettant en arri\u00e8re son chapeau et regardant au ciel les petits nuages, qui, comme les floches d\u2019\u00e9cheveau d\u2019une blanche soie luisante, fuyaient dans le bleu profond de turquoise de ce ciel d\u2019\u00e9t\u00e9. \u00ab Oui, horriblement injuste !\u2026 J\u2019\u00e9tablis une grande diff\u00e9rence entre les gens. Je choisis mes amis pour leur bonne mine, mes simples camarades pour leur caract\u00e8re, et mes ennemis pour leur intelligence ; un homme ne saurait trop attacher d\u2019importance au choix de ses ennemis ; je n\u2019en ai point un seul qui soit un sot ; ce sont tous hommes d\u2019une certaine puissance intellectuelle et, par cons\u00e9quent, ils m\u2019appr\u00e9cient.", "Est-ce tr\u00e8s vain de ma part d\u2019agir ainsi ! Je crois que c\u2019est plut\u00f4t\u2026 vain. \u2013 Je pense que \u00e7a l\u2019est aussi Harry. Mais m\u2019en r\u00e9f\u00e9rant \u00e0 votre mani\u00e8re de s\u00e9lection, je dois \u00eatre pour vous un simple camarade. \u2013 Mon bon et cher Basil, vous m\u2019\u00eates mieux qu\u2019un camarade\u2026 \u2013 Et moins qu\u2019un ami : Une sorte de\u2026 fr\u00e8re, je suppose ! \u2013 Un fr\u00e8re !\u2026 Je me moque pas mal des fr\u00e8res !\u2026 Mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9 ne veut pas mourir, et mes plus jeunes semblent vouloir l\u2019imiter. \u2013 Harry ! protesta Hallward sur un ton chagrin. \u2013 Mon bon, je ne suis pas tout \u00e0 fait s\u00e9rieux. Mais je ne puis m\u2019emp\u00eacher de d\u00e9tester mes parents ; je suppose que cela vient de ce que chacun de nous ne peut supporter de voir d\u2019autres personnes ayant les m\u00eames d\u00e9fauts que soi-m\u00eame. Je sympathise tout \u00e0 fait avec la d\u00e9mocratie anglaise dans sa rage contre ce qu\u2019elle appelle les vices du grand monde.", "La masse sent que l\u2019ivrognerie, la stupidit\u00e9 et l\u2019immoralit\u00e9 sont sa propri\u00e9t\u00e9, et si quelqu\u2019un d\u2019entre nous assume l\u2019un de ces d\u00e9fauts, il para\u00eet braconner sur ses chasses\u2026 Quand ce pauvre Southwark vint devant la \u00ab Cour du Divorce \u00bb l\u2019indignation de cette m\u00eame masse fut absolument magnifique, et je suis parfaitement convaincu que le dixi\u00e8me du peuple ne vit pas comme il conviendrait. \u2013 Je n\u2019approuve pas une seule des paroles que vous venez de prononcer, et, je sens, Harry, que vous ne les approuvez pas plus que moi. Lord Henry caressa sa longue barbe brune taill\u00e9e en pointe, et tapotant avec sa canne d\u2019\u00e9b\u00e8ne orn\u00e9e de glands sa bottine de cuir fin : \u2013 Comme vous \u00eates bien anglais Basil ! Voici la seconde fois que vous me faites cette observation. Si l\u2019on fait part d\u2019une id\u00e9e \u00e0 un v\u00e9ritable Anglais \u2013 ce qui est toujours une chose t\u00e9m\u00e9raire \u2013 il ne cherche jamais \u00e0 savoir si l\u2019id\u00e9e est bonne ou mauvaise ; la seule chose \u00e0 laquelle il attache quelque importance est de d\u00e9couvrir ce que l\u2019on en pense soi-m\u00eame.", "D\u2019ailleurs la valeur d\u2019une id\u00e9e n\u2019a rien \u00e0 voir avec la sinc\u00e9rit\u00e9 de l\u2019homme qui l\u2019exprime. \u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, il y a de fortes chances pour que l\u2019id\u00e9e soit int\u00e9ressante en proportion directe du caract\u00e8re insinc\u00e8re du personnage, car, dans ce cas elle ne sera color\u00e9e par aucun des besoins, des d\u00e9sirs ou des pr\u00e9jug\u00e9s de ce dernier. Cependant, je ne me propose pas d\u2019aborder les questions politiques, sociologiques ou m\u00e9taphysiques avec vous. J\u2019aime mieux les personnes que leurs principes, et j\u2019aime encore mieux les personnes sans principes que n\u2019importe quoi au monde. Parlons encore de Mr Dorian Gray. L\u2019avez-vous vu souvent ? \u2013 Tous les jours. Je ne saurais \u00eatre heureux si je ne le voyais chaque jour. Il m\u2019est absolument n\u00e9cessaire. \u2013 Vraiment curieux ! Je pensais que vous ne vous souciez d\u2019autre chose que de votre art\u2026 \u2013 Il est tout mon art, maintenant, r\u00e9pliqua le peintre, gravement ; je pense quelquefois, Harry, qu\u2019il n\u2019y a que deux \u00e8res de quelque importance dans l\u2019histoire du monde.", "La premi\u00e8re est l\u2019apparition d\u2019un nouveau moyen d\u2019art, et la seconde l\u2019av\u00e8nement d\u2019une nouvelle personnalit\u00e9 artistique. Ce que la d\u00e9couverte de la peinture fut pour les V\u00e9nitiens, la face d\u2019Antino\u00fcs pour l\u2019art grec antique, Dorian Gray me le sera quelque jour. Ce n\u2019est pas simplement parce que je le peins, que je le dessine ou que j\u2019en prends des esquisses ; j\u2019ai fait tout cela d\u2019abord. Il m\u2019est beaucoup plus qu\u2019un mod\u00e8le. Cela ne veut point dire que je sois peu satisfait de ce que j\u2019ai fait d\u2019apr\u00e8s lui ou que sa beaut\u00e9 soit telle que l\u2019Art ne la puisse rendre. Il n\u2019est rien que l\u2019Art ne puisse rendre, et je sais fort bien que l\u2019\u0153uvre que j\u2019ai faite depuis ma rencontre avec Dorian Gray est une belle \u0153uvre, la meilleure de ma vie. Mais, d\u2019une mani\u00e8re ind\u00e9cise et curieuse \u2013 je m\u2019\u00e9tonnerais que vous puissiez me comprendre \u2013 sa personne m\u2019a sugg\u00e9r\u00e9 une mani\u00e8re d\u2019art enti\u00e8rement nouvelle, un mode d\u2019expression enti\u00e8rement nouveau.", "Je vois les choses diff\u00e9remment ; je les pense diff\u00e9remment. Je puis maintenant vivre une existence qui m\u2019\u00e9tait cach\u00e9e auparavant. \u00ab Une forme r\u00eav\u00e9e en des jours de pens\u00e9e \u00bb qui a dit cela ? Je ne m\u2019en souviens plus ; mais c\u2019est exactement ce que Dorian Gray m\u2019a \u00e9t\u00e9. La simple pr\u00e9sence visible de cet adolescent \u2013 car il ne me semble gu\u00e8re qu\u2019un adolescent, bien qu\u2019il ait plus de vingt ans \u2013 la simple pr\u00e9sence visible de cet adolescent !\u2026 Ah ! je m\u2019\u00e9tonnerais que vous puissiez vous rendre compte de ce que cela signifie ! Inconsciemment, il d\u00e9finit pour moi les lignes d\u2019une \u00e9cole nouvelle, d\u2019une \u00e9cole qui unirait la passion de l\u2019esprit romantique \u00e0 la perfection de l\u2019esprit grec. L\u2019harmonie du corps et de l\u2019\u00e2me, quel r\u00eave !\u2026 Nous, dans notre aveuglement, nous avons s\u00e9par\u00e9 ces deux choses et avons invent\u00e9 un r\u00e9alisme qui est vulgaire, une id\u00e9alit\u00e9 qui est vide ! Harry ! Ah !", "si vous pouviez savoir ce que m\u2019est Dorian Gray !\u2026 Vous vous souvenez de ce paysage, pour lequel Agnew m\u2019offrit une somme si consid\u00e9rable, mais dont je ne voulus me s\u00e9parer. C\u2019est une des meilleures choses que j\u2019aie jamais faites. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, tandis que je le peignais, Dorian Gray \u00e9tait assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi. Quelque subtile influence passa de lui en moi-m\u00eame, et pour la premi\u00e8re fois de ma vie, je surpris dans le paysage ce je ne sais quoi que j\u2019avais toujours cherch\u00e9\u2026 et toujours manqu\u00e9. \u2013 Basil, cela est stup\u00e9fiant ! Il faut que je voie ce Dorian Gray !\u2026 Hallward se leva de son si\u00e8ge et marcha de long en large dans le jardin\u2026 Il revint un instant apr\u00e8s\u2026 \u2013 Harry, dit-il, Dorian Gray m\u2019est simplement un motif d\u2019art ; vous, vous ne verriez rien en lui ; moi, j\u2019y vois tout. Il n\u2019est jamais plus pr\u00e9sent dans ma pens\u00e9e que quand je ne vois rien de lui me le rappelant.", "Il est une suggestion comme je vous l\u2019ai dit, d\u2019une nouvelle mani\u00e8re. Je le trouve dans les courbes de certaines lignes, dans l\u2019adorable et le subtil de certaines nuances. C\u2019est tout. \u2013 Alors, pourquoi ne voulez-vous point exposer son portrait, demanda de nouveau lord Henry. \u2013 Parce que, sans le vouloir, j\u2019ai mis dans cela quelque expression de toute cette \u00e9trange idol\u00e2trie artistique dont je ne lui ai jamais parl\u00e9. Il n\u2019en sait rien ; il l\u2019ignorera toujours. Mais le monde peut la deviner, et je ne veux d\u00e9couvrir mon \u00e2me aux bas regards qu\u00eateurs ; mon c\u0153ur ne sera jamais mis sous un microscope\u2026 Il y a trop de moi-m\u00eame dans cette chose, Harry, trop de moi-m\u00eame !\u2026 \u2013 Les po\u00e8tes ne sont pas aussi scrupuleux que vous l\u2019\u00eates ; Ils savent combien la passion utilement divulgu\u00e9e aide \u00e0 la vente. Aujourd\u2019hui un c\u0153ur bris\u00e9 se tire \u00e0 plusieurs \u00e9ditions. \u2013 Je les hais pour cela, clama Hallward\u2026 Un artiste doit cr\u00e9er de belles choses, mais ne doit rien mettre de lui-m\u00eame en elles.", "Nous vivons dans un \u00e2ge o\u00f9 les hommes ne voient l\u2019art que sous un aspect autobiographique. Nous avons perdu le sens abstrait de la beaut\u00e9. Quelque jour je montrerai au monde ce que c\u2019est et pour cette raison le monde ne verra jamais mon portrait de Dorian Gray. \u2013 Je pense que vous avez tort, Basil, mais je ne veux pas discuter avec vous. Je ne m\u2019occupe que de la perte intellectuelle\u2026 Dites-moi, Dorian Gray vous aime-t-il ?\u2026 Le peintre sembla r\u00e9fl\u00e9chir quelques instants. \u2013 Il m\u2019aime, r\u00e9pondit-il apr\u00e8s une pause, je sais qu\u2019il m\u2019aime\u2026 Je le flatte beaucoup, cela se comprend. Je trouve un \u00e9trange plaisir \u00e0 lui dire des choses que certes je serais d\u00e9sol\u00e9 d\u2019avoir dites. D\u2019ordinaire, il est tout \u00e0 fait charmant avec moi, et nous passons des journ\u00e9es dans l\u2019atelier \u00e0 parler de mille choses. De temps \u00e0 autre, il est horriblement \u00e9tourdi et semble trouver un r\u00e9el plaisir \u00e0 me faire de la peine.", "Je sens, Harry, que j\u2019ai donn\u00e9 mon \u00e2me enti\u00e8re \u00e0 un \u00eatre qui la traite comme une fleur \u00e0 mettre \u00e0 son habit, comme un bout de ruban pour sa vanit\u00e9, comme la parure d\u2019un jour d\u2019\u00e9t\u00e9\u2026 \u2013 Les jours d\u2019\u00e9t\u00e9 sont bien longs, souffla lord Henry\u2026 Peut-\u00eatre vous fatiguerez-vous de lui plut\u00f4t qu\u2019il ne le voudra. C\u2019est une triste chose \u00e0 penser, mais on ne saurait douter que l\u2019esprit dure plus longtemps que la beaut\u00e9. Cela explique pourquoi nous prenons tant de peine \u00e0 nous instruire. Nous avons besoin, pour la lutte effrayante de la vie, de quelque chose qui demeure, et nous nous emplissons l\u2019esprit de ruines et de faits, dans l\u2019esp\u00e9rance niaise de garder notre place. L\u2019homme bien inform\u00e9 : voil\u00e0 le moderne id\u00e9al\u2026 Le cerveau de cet homme bien inform\u00e9 est une chose \u00e9tonnante. C\u2019est comme la boutique d\u2019un bric-\u00e0-brac, o\u00f9 l\u2019on trouverait des monstres et\u2026 de la poussi\u00e8re, et toute chose cot\u00e9e au-dessus de sa r\u00e9elle valeur. \u00ab Je pense que vous vous fatiguerez le premier, tout de m\u00eame\u2026 Quelque jour, vous regarderez votre ami et il vous semblera que \u00ab \u00e7a n\u2019est plus \u00e7a \u00bb ; vous n\u2019aimerez plus son teint, ou toute autre chose\u2026 Vous le lui reprocherez au fond de vous-m\u00eame et finirez par penser qu\u2019il s\u2019est mal conduit envers vous.", "Le jour suivant, vous serez parfaitement calme et indiff\u00e9rent. C\u2019est regrettable, car cela vous changera\u2026 Ce que vous m\u2019avez dit est tout \u00e0 fait un roman, un roman d\u2019art, l\u2019appellerai-je, et le d\u00e9solant de cette mani\u00e8re de roman est qu\u2019il vous laisse un souvenir peu romanesque\u2026 \u2013 Harry, ne parlez pas comme cela. Aussi longtemps que Dorian Gray existera, je serai domin\u00e9 par sa personnalit\u00e9. Vous ne pouvez sentir de la m\u00eame fa\u00e7on que moi. Vous changez trop souvent. \u2013 Eh mon cher Basil, c\u2019est justement \u00e0 cause de cela que je sens. Ceux qui sont fid\u00e8les connaissent seulement le c\u00f4t\u00e9 trivial de l\u2019amour ; c\u2019est la trahison qui en conna\u00eet les trag\u00e9dies. Et lord Henry frottant une allumette sur une jolie bo\u00eete d\u2019argent, commen\u00e7a \u00e0 fumer avec la placidit\u00e9 d\u2019une conscience tranquille et un air satisfait, comme s\u2019il avait d\u00e9fini le monde en une phrase. Un vol piaillant de passereaux s\u2019abattit dans le vert profond des lierres\u2026 Comme une troupe d\u2019hirondelles, l\u2019ombre bleue des nuages passa sur le gazon\u2026 Quel charme s\u2019\u00e9manait de ce jardin !", "Combien, pensait lord Henry, \u00e9taient d\u00e9licieuses les \u00e9motions des autres ! beaucoup plus d\u00e9licieuses que leurs id\u00e9es, lui semblait-il. Le soin de sa propre \u00e2me et les passions de ses amis, telles lui paraissaient \u00eatre les choses notables de la vie. Il se repr\u00e9sentait, en s\u2019amusant \u00e0 cette pens\u00e9e, le lunch assommant que lui avait \u00e9vit\u00e9 sa visite chez Hallward ; s\u2019il \u00e9tait all\u00e9 chez sa tante, il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 s\u00fbr d\u2019y rencontrer lord Goodbody, et la conversation enti\u00e8re aurait roul\u00e9 sur l\u2019entretien des pauvres, et la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019\u00e9tablir des maisons de secours mod\u00e8les. Il aurait entendu chaque classe pr\u00eacher l\u2019importance des diff\u00e9rentes vertus, dont, bien entendu, l\u2019exercice ne s\u2019imposait point \u00e0 elles-m\u00eames. Le riche aurait parl\u00e9 sur la n\u00e9cessit\u00e9 de l\u2019\u00e9pargne, et le fain\u00e9ant \u00e9loquemment vaticin\u00e9 sur la dignit\u00e9 du travail\u2026 Quel inappr\u00e9ciable bonheur d\u2019avoir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 tout cela ! Soudain, comme il pensait \u00e0 sa tante, une id\u00e9e lui vint. Il se tourna vers Hallward\u2026 \u2013 Mon cher ami, je me souviens. \u2013 Vous vous souvenez de quoi, Harry ? \u2013 O\u00f9 j\u2019entendis le nom de Dorian Gray. \u2013 O\u00f9 \u00e9tait-ce ?", "demanda Hallward, avec un l\u00e9ger froncement de sourcils\u2026 \u2013 Ne me regardez pas d\u2019un air si furieux, Basil\u2026 C\u2019\u00e9tait chez ma tante, Lady Agathe. Elle me dit qu\u2019elle avait fait la connaissance d\u2019un \u00ab merveilleux jeune homme qui voulait bien l\u2019accompagner dans le East End et qu\u2019il s\u2019appelait Dorian Gray \u00bb. Je puis assurer qu\u2019elle ne me parla jamais de lui comme d\u2019un beau jeune homme. Les femmes ne se rendent pas un compte exact de ce que peut \u00eatre un beau jeune homme ; les braves femmes tout au moins\u2026 Elle me dit qu\u2019il \u00e9tait tr\u00e8s s\u00e9rieux et qu\u2019il avait un bon caract\u00e8re. Je m\u2019\u00e9tais du coup repr\u00e9sent\u00e9 un individu avec des lunettes et des cheveux plats, des taches de rousseur, se dandinant sur d\u2019\u00e9normes pieds\u2026 J\u2019aurais aim\u00e9 savoir que c\u2019\u00e9tait votre ami. \u2013 Je suis heureux que vous ne l\u2019ayez point su. \u2013 Et pourquoi ? \u2013 Je ne d\u00e9sire pas que vous le connaissiez. \u2013 Vous ne d\u00e9sirez pas que je le connaisse ?\u2026 \u2013 Non\u2026 \u2013 Mr Dorian Gray est dans l\u2019atelier, monsieur, dit le majordome en entrant dans le jardin. \u2013 Vous allez bien \u00eatre forc\u00e9 de me le pr\u00e9senter, maintenant, s\u2019\u00e9cria en riant lord Henry. Le peintre se tourna vers le serviteur qui restait au soleil, les yeux clignotants : \u2013 Dites \u00e0 Mr Gray d\u2019attendre, Parker ; je suis \u00e0 lui dans un moment. L\u2019homme s\u2019inclina et retourna sur ses pas. Hallward regarda lord Henry\u2026 \u2013 Dorian Gray est mon plus cher ami, dit-il.", "C\u2019est une simple et belle nature. Votre tante a eu parfaitement raison de dire de lui ce que vous m\u2019avez rapport\u00e9\u2026 Ne me le g\u00e2tez pas ; n\u2019essayez point de l\u2019influencer ; votre influence lui serait pernicieuse. Le monde est grand et ne manque pas de gens int\u00e9ressants. Ne m\u2019enlevez pas la seule personne qui donne \u00e0 mon art le charme qu\u2019il peut poss\u00e9der ; ma vie d\u2019artiste d\u00e9pend de lui. Faites attention, Harry, je vous en conjure\u2026 Il parlait \u00e0 voix basse et les mots semblaient jaillir de ses l\u00e8vres malgr\u00e9 sa volont\u00e9\u2026 \u2013 Quelle b\u00eatise me dites-vous, dit lord Henry souriant, et prenant Hallward par le bras, il le conduisit presque malgr\u00e9 lui dans la maison. Chapitre 2 En entrant, ils aper\u00e7urent Dorian Gray. Il \u00e9tait assis au piano, leur tournant le dos, feuilletant les pages d\u2019un volume des \u00ab Sc\u00e8nes de la For\u00eat \u00bb de Schumann. \u2013 Vous allez me les pr\u00eater, Basil, cria-t-il\u2026 Il faut que je les apprenne.", "C\u2019est tout \u00e0 fait charmant. \u2013 Cela d\u00e9pend comment vous poserez aujourd\u2019hui, Dorian\u2026 \u2013 Oh ! Je suis fatigu\u00e9 de poser, et je n\u2019ai pas besoin d\u2019un portrait grandeur naturelle, riposta l\u2019adolescent en \u00e9voluant sur le tabouret du piano d\u2019une mani\u00e8re p\u00e9tulante et volontaire\u2026 Une l\u00e9g\u00e8re rougeur colora ses joues quand il aper\u00e7ut lord Henry, et il s\u2019arr\u00eata court\u2026 \u2013 Je vous demande pardon, Basil, mais je ne savais pas que vous \u00e9tiez avec quelqu\u2019un\u2026 \u2013 C\u2019est lord Henry Wotton, Dorian, un de mes vieux amis d\u2019Oxford. Je lui disais justement quel admirable mod\u00e8le vous \u00e9tiez, et vous venez de tout g\u00e2ter\u2026 \u2013 Mais mon plaisir n\u2019est pas g\u00e2t\u00e9 de vous rencontrer, Mr Gray, dit lord Henry en s\u2019avan\u00e7ant et lui tendant la main. Ma tante m\u2019a parl\u00e9 souvent de vous. Vous \u00eates un de ses favoris, et, je le crains, peut-\u00eatre aussi\u2026 une de ses victimes\u2026 \u2013 H\u00e9las ! Je suis \u00e0 pr\u00e9sent dans ses mauvais papiers, r\u00e9pliqua Dorian avec une moue dr\u00f4le de repentir.", "Mardi dernier, je lui avais promis de l\u2019accompagner \u00e0 un club de Whitechapel et j\u2019ai parfaitement oubli\u00e9 ma promesse. Nous devions jouer ensemble un duo\u2026 ; un duo, trois duos, plut\u00f4t !\u2026 Je ne sais pas ce qu\u2019elle va me dire ; je suis \u00e9pouvant\u00e9 \u00e0 la seule pens\u00e9e d\u2019aller la voir. \u2013 Oh ! Je vous raccommoderai avec ma tante. Elle vous est toute d\u00e9vou\u00e9e, et je ne crois pas qu\u2019il y ait r\u00e9ellement mati\u00e8re \u00e0 f\u00e2cherie. L\u2019auditoire comptait sur un duo ; quant ma tante Agathe se met au piano, elle fait du bruit pour deux\u2026 \u2013 C\u2019est m\u00e9chant pour elle\u2026 et pas tr\u00e8s gentil pour moi, dit Dorian en \u00e9clatant de rire\u2026 Lord Henry l\u2019observait\u2026 Certes, il \u00e9tait merveilleusement beau avec ses l\u00e8vres \u00e9carlates finement dessin\u00e9es, ses clairs yeux bleus, sa chevelure aux boucles dor\u00e9es. Tout dans sa face attirait la confiance ; on y trouvait la candeur de la jeunesse jointe \u00e0 la puret\u00e9 ardente de l\u2019adolescence.", "On sentait que le monde ne l\u2019avait pas encore souill\u00e9. Comment s\u2019\u00e9tonner que Basil Hallward l\u2019estim\u00e2t pareillement ?\u2026 \u2013 Vous \u00eates vraiment trop charmant pour vous occuper de philanthropie, Mr Gray, trop charmant\u2026 Et lord Henry, s\u2019\u00e9tendant sur le divan, ouvrit son \u00e9tui \u00e0 cigarettes. Le peintre s\u2019occupait fi\u00e9vreusement de pr\u00e9parer sa palette et ses pinceaux\u2026 Il avait l\u2019air ennuy\u00e9 ; quand il entendit la derni\u00e8re remarque de lord Henry il le fixa\u2026 Il h\u00e9sita un moment, puis se d\u00e9cidant : \u2013 Harry, dit-il, j\u2019ai besoin de finir ce portrait aujourd\u2019hui. M\u2019en voudriez-vous si je vous demandais de partir\u2026 ? Lord Henry sourit et regarda Dorian Gray. \u2013 Dois-je m\u2019en aller, Mr Gray ? interrogea-t-il. \u2013 Oh ! non, je vous en prie, lord Henry. Je vois que Basil est dans de mauvaises dispositions et je ne puis le supporter quand il fait la t\u00eate\u2026 D\u2019abord, j\u2019ai besoin de vous demander pourquoi je ne devrais pas m\u2019occuper de philanthropie. \u2013 Je ne sais ce que je dois vous r\u00e9pondre, Mr Gray.", "C\u2019est un sujet si assommant qu\u2019on ne peut en parler que s\u00e9rieusement\u2026 Mais je ne m\u2019en irai certainement pas, puisque vous me demandez de rester. Vous ne tenez pas absolument \u00e0 ce que je m\u2019en aille, Basil, n\u2019est-ce pas ? Ne m\u2019avez-vous dit souvent que vous aimiez avoir quelqu\u2019un pour bavarder avec vos mod\u00e8les ? Hallward se mordit les l\u00e8vres\u2026 \u2013 Puisque Dorian le d\u00e9sire, vous pouvez rester. Ses caprices sont des lois pour chacun, except\u00e9 pour lui. Lord Henry prit son chapeau et ses gants. \u2013 Vous \u00eates trop bon, Basil, mais je dois m\u2019en aller. J\u2019ai un rendez-vous avec quelqu\u2019un \u00e0 l\u2019\u00ab Orl\u00e9ans \u00bb \u2026 adieu, Mr Gray. Venez me voir une de ces apr\u00e8s-midi \u00e0 Curzon Street. Je suis presque toujours chez moi vers cinq heures. \u00c9crivez-moi quand vous viendrez : je serais d\u00e9sol\u00e9 de ne pas vous rencontrer. \u2013 Basil, s\u2019\u00e9cria Dorian Gray, si lord Henry Wotton s\u2019en va, je m\u2019en vais aussi. Vous n\u2019ouvrez jamais la bouche quand vous peignez et c\u2019est horriblement ennuyeux de rester plant\u00e9 sur une plate-forme et d\u2019avoir l\u2019air aimable.", "Demandez-lui de rester. J\u2019insiste pour qu\u2019il reste. \u2013 Restez donc, Harry, pour satisfaire Dorian et pour me satisfaire, dit Hallward regardant attentivement le tableau. C\u2019est vrai, d\u2019ailleurs, je ne parle jamais quand je travaille, et n\u2019\u00e9coute davantage, et je comprends que ce soit aga\u00e7ant pour mes infortun\u00e9s mod\u00e8les. Je vous prie de rester. \u2013 Mais que va penser la personne qui m\u2019attend \u00e0 l\u2019\u00ab Orl\u00e9ans \u00bb ? Le peintre se mit \u00e0 rire. \u2013 Je pense que cela s\u2019arrangera tout seul\u2026 Asseyez-vous, Harry\u2026 Et maintenant, Dorian, montez sur la plate-forme ; ne bougez pas trop et t\u00e2chez de n\u2019apporter aucune attention \u00e0 ce que vous dira lord Henry. Son influence est mauvaise pour tout le monde, sauf pour lui-m\u00eame\u2026 Dorian Gray gravit la plate-forme avec l\u2019air d\u2019un jeune martyr grec, en faisant une petite moue de m\u00e9contentement \u00e0 lord Henry qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 pris en affection ; il \u00e9tait si diff\u00e9rent de Basil, tous deux ils formaient un d\u00e9licieux contraste\u2026 et lord Henry avait une voix si belle\u2026 Au bout de quelques instants, il lui dit : \u2013 Est-ce vrai que votre influence soit aussi mauvaise que Basil veut bien le dire ? \u2013 J\u2019ignore ce que les gens entendent par une bonne influence, Mr Gray.", "Toute influence est immorale\u2026 immorale, au point de vue scientifique\u2026 \u2013 Et pourquoi ? \u2013 Parce que je consid\u00e8re qu\u2019influencer une personne, c\u2019est lui donner un peu de sa propre \u00e2me. Elle ne pense plus avec ses pens\u00e9es naturelles, elle ne br\u00fble plus avec ses passions naturelles. Ses vertus ne sont plus siennes. Ses p\u00e9ch\u00e9s, s\u2019il y a quelque chose de semblable \u00e0 des p\u00e9ch\u00e9s, sont emprunt\u00e9s. Elle devient l\u2019\u00e9cho d\u2019une musique \u00e9trang\u00e8re, l\u2019acteur d\u2019une pi\u00e8ce qui ne fut point \u00e9crite pour elle. Le but de la vie est le d\u00e9veloppement de la personnalit\u00e9. R\u00e9aliser sa propre nature : c\u2019est ce que nous t\u00e2chons tous de faire. Les hommes sont effray\u00e9s d\u2019eux-m\u00eames aujourd\u2019hui. Ils ont oubli\u00e9 le plus haut de tous les devoirs, le devoir que l\u2019on se doit \u00e0 soi-m\u00eame. Naturellement ils sont charitables. Ils nourrissent le pauvre et v\u00eatent le loqueteux ; mais ils laissent crever de faim leurs \u00e2mes et vont nus. Le courage nous a quitt\u00e9s ; peut-\u00eatre n\u2019en e\u00fbmes-nous jamais !", "La terreur de la Soci\u00e9t\u00e9, qui est la base de toute morale, la terreur de Dieu, qui est le secret de la religion : voil\u00e0 les deux choses qui nous gouvernent. Et encore\u2026 \u2013 Tournez votre t\u00eate un peu plus \u00e0 droite, Dorian, comme un bon petit gar\u00e7on, dit le peintre enfonc\u00e9 dans son \u0153uvre, venant de surprendre dans la physionomie de l\u2019adolescent un air qu\u2019il ne lui avait jamais vu. \u2013 Et encore, continua la voix musicale de lord Henry sur un mode bas, avec cette gracieuse flexion de la main qui lui \u00e9tait particuli\u00e8rement caract\u00e9ristique et qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 au coll\u00e8ge d\u2019Eton, je crois que si un homme voulait vivre sa vie pleinement et compl\u00e8tement, voulait donner une forme \u00e0 chaque sentiment, une expression \u00e0 chaque pens\u00e9e, une r\u00e9alit\u00e9 \u00e0 chaque r\u00eave, je crois que le monde subirait une telle pouss\u00e9e nouvelle de joie que nous en oublierions toutes les maladies m\u00e9di\u00e9vales pour nous en retourner vers l\u2019id\u00e9al grec, peut-\u00eatre m\u00eame \u00e0 quelque chose de plus beau, de plus riche que cet id\u00e9al !", "Mais le plus brave d\u2019entre nous est \u00e9pouvant\u00e9 de lui-m\u00eame. Le reniement de nos vies est tragiquement semblable \u00e0 la mutilation des fanatiques. Nous sommes punis pour nos refus. Chaque impulsion que nous essayons d\u2019an\u00e9antir, germe en nous et nous empoisonne. Le corps p\u00e8che d\u2019abord, et se satisfait avec son p\u00e9ch\u00e9, car l\u2019action est un mode de purification. Rien ne nous reste que le souvenir d\u2019un plaisir ou la volupt\u00e9 d\u2019un regret. Le seul moyen de se d\u00e9barrasser d\u2019une tentation est d\u2019y c\u00e9der. Essayez de lui r\u00e9sister, et votre \u00e2me aspire maladivement aux choses qu\u2019elle s\u2019est d\u00e9fendues ; avec, en plus, le d\u00e9sir pour ce que des lois monstrueuses ont fait ill\u00e9gal et monstrueux. \u00ab Ceci a \u00e9t\u00e9 dit que les grands \u00e9v\u00e9nements du monde prennent place dans la cervelle. C\u2019est dans la cervelle, et l\u00e0, seulement, que prennent aussi place les grands p\u00e9ch\u00e9s du monde. Vous, Mr Gray, vous-m\u00eame avec votre jeunesse rose-rouge, et votre enfance rose-blanche, vous avez eu des passions qui vous ont effray\u00e9, des pens\u00e9es qui vous rempli de terreur, des jours de r\u00eave et des nuits de r\u00eave dont le simple rappel colorerait de honte vos joues\u2026 \u2013 Arr\u00eatez, dit Dorian Gray h\u00e9sitant, arr\u00eatez !", "vous m\u2019embarrassez. Je ne sais que vous r\u00e9pondre. J\u2019ai une r\u00e9ponse \u00e0 vous faire que je ne puis trouver. Ne parlez pas ! Laissez-moi penser ! Par gr\u00e2ce ! Laissez-moi essayer de penser ! Pendant presque dix minutes, il demeura sans faire un mouvement, les l\u00e8vres entr\u2019ouvertes et les yeux \u00e9trangement brillants. Il semblait avoir obscur\u00e9ment conscience que le travaillaient des influences tout \u00e0 fait nouvelles, mais elles lui paraissaient venir enti\u00e8rement de lui-m\u00eame. Les quelques mots que l\u2019ami de Basil lui avait dits \u2013 mots dits sans doute par hasard et charg\u00e9s de paradoxes voulus \u2013 avaient touch\u00e9 quelque corde secr\u00e8te qui n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 touch\u00e9e auparavant mais qu\u2019il sentait maintenant palpitante et vibrante en lui. La musique l\u2019avait ainsi remu\u00e9 d\u00e9j\u00e0 ; elle l\u2019avait troubl\u00e9 bien des fois. Ce n\u2019est pas un nouveau monde, mais bien plut\u00f4t un nouveau chaos qu\u2019elle cr\u00e9e en nous\u2026 Les mots ! Les simples mots ! Combien ils sont terribles ! Combien limpides, \u00e9clatants ou cruels !", "On voudrait leur \u00e9chapper. Quelle subtile magie est donc en eux ?\u2026 On dirait qu\u2019ils donnent une forme plastique aux choses informes, et qu\u2019ils ont une musique propre \u00e0 eux-m\u00eames aussi douce que celle du luth ou du violon ! Les simples mots ! Est-il quelque chose de plus r\u00e9el que les mots ? Oui, il y avait eu des choses dans son enfance qu\u2019il n\u2019avait point comprises ; il les comprenait maintenant. La vie lui apparut soudain ardemment color\u00e9e. Il pensa qu\u2019il avait jusqu\u2019alors march\u00e9 \u00e0 travers les flammes ! Pourquoi ne s\u2019\u00e9tait-il jamais dout\u00e9 de cela ? Lord Henry le guettait, son myst\u00e9rieux sourire aux l\u00e8vres. Il connaissait le moment psychologique du silence\u2026 Il se sentait vivement int\u00e9ress\u00e9. Il s\u2019\u00e9tonnait de l\u2019impression subite que ses paroles avaient produite ; se souvenant d\u2019un livre qu\u2019il avait lu quand il avait seize ans et qui lui avait r\u00e9v\u00e9l\u00e9 ce qu\u2019il avait toujours ignor\u00e9, il s\u2019\u00e9merveilla de voir Dorian Gray passer par une semblable exp\u00e9rience.", "Il avait simplement lanc\u00e9 une fl\u00e8che en l\u2019air. Avait-elle touch\u00e9 le but ?\u2026 Ce gar\u00e7on \u00e9tait vraiment int\u00e9ressant. Hallward peignait avec cette remarquable s\u00fbret\u00e9 de main, qui le caract\u00e9risait ; il poss\u00e9dait cette \u00e9l\u00e9gance, cette d\u00e9licatesse parfaite qui, en art, proviennent toujours de la vraie force. Il ne faisait pas attention au long silence planant dans l\u2019atelier. \u2013 Basil, je suis fatigu\u00e9 de poser, cria tout \u00e0 coup Dorian Gray. J\u2019ai besoin de sortir et d\u2019aller dans le jardin. L\u2019air ici est suffocant\u2026 \u2013 Mon cher ami, j\u2019en suis d\u00e9sol\u00e9. Mais quand je peins, je ne pense \u00e0 rien autre chose. Vous n\u2019avez jamais mieux pos\u00e9. Vous \u00e9tiez parfaitement immobile, et j\u2019ai saisi l\u2019effet que je cherchais : les l\u00e8vres demi-ouvertes et l\u2019\u00e9clair des yeux\u2026 Je ne sais pas ce que Harry a pu vous dire, mais c\u2019est \u00e0 lui certainement que vous devez cette merveilleuse expression. Je suppose qu\u2019il vous a compliment\u00e9. Il ne faut pas croire un mot de ce qu\u2019il dit. \u2013 Il ne m\u2019a certainement pas compliment\u00e9.", "Peut-\u00eatre est-ce la raison pour laquelle je ne veux rien croire de ce qu\u2019il m\u2019a racont\u00e9. \u2013 Bah !\u2026 Vous savez bien que vous croyez tout ce que je vous ai dit, riposta Lord Henry, le regardant avec ses yeux langoureux et r\u00eaveurs. Je vous accompagnerai au jardin. Il fait une chaleur impossible dans cet atelier\u2026 Basil, faites-nous donc servir quelque chose de glac\u00e9, une boisson quelconque aux fraises. \u2013 Comme il vous conviendra, Harry\u2026 Sonnez Parker ; quand il viendra, je lui dirai ce que vous d\u00e9sirez\u2026 J\u2019ai encore \u00e0 travailler le fond du portrait, je vous rejoindrai bient\u00f4t. Ne me gardez pas Dorian trop longtemps. Je n\u2019ai jamais \u00e9t\u00e9 pareillement dispos\u00e9 \u00e0 peindre. Ce sera s\u00fbrement mon chef-d\u2019\u0153uvre\u2026 et ce l\u2019est d\u00e9j\u00e0. Lord Henry, en p\u00e9n\u00e9trant dans le jardin, trouva Dorian Gray la face ensevelie dans un frais bouquet de lilas en aspirant ardemment le parfum comme un vin pr\u00e9cieux\u2026 Il s\u2019approcha de lui et mit la main sur son \u00e9paule\u2026 \u2013 Tr\u00e8s bien, lui dit-il ; rien ne peut mieux gu\u00e9rir l\u2019\u00e2me que les sens, comme rien ne saurait mieux que l\u2019\u00e2me gu\u00e9rir les sens. L\u2019adolescent tressaillit et se retourna\u2026 Il \u00e9tait t\u00eate nue, et les feuilles avaient d\u00e9rang\u00e9 ses boucles rebelles, emm\u00eal\u00e9 leurs fils dor\u00e9s.", "Dans ses yeux nageait comme de la crainte, cette crainte que l\u2019on trouve dans les yeux des gens \u00e9veill\u00e9s en sursaut\u2026 Ses narines finement dessin\u00e9es palpitaient, et quelque trouble cach\u00e9 aviva le carmin de ses l\u00e8vres frissonnantes. \u2013 Oui, continua lord Henry, c\u2019est un des grands secrets de la vie, gu\u00e9rir l\u2019\u00e2me au moyen des sens, et les sens au moyen de l\u2019\u00e2me. Vous \u00eates une admirable cr\u00e9ature. Vous savez plus que vous ne pensez savoir, tout ainsi que vous pensez conna\u00eetre moins que vous ne connaissez. Dorian Gray prit un air chagrin et tourna la t\u00eate. Certes, il ne pouvait s\u2019emp\u00eacher d\u2019aimer le beau et gracieux jeune homme qu\u2019il avait en face de lui. Sa figure oliv\u00e2tre et romanesque, \u00e0 l\u2019expression fatigu\u00e9e, l\u2019int\u00e9ressait. Il y avait quelque chose d\u2019absolument fascinant dans sa voix languide et basse. Ses mains m\u00eames, ses mains fra\u00eeches et blanches, pareilles \u00e0 des fleurs, poss\u00e9daient un charme curieux. Ainsi que sa voix elles semblaient musicales, elles semblaient avoir un langage \u00e0 elles.", "Il lui faisait peur, et il \u00e9tait honteux d\u2019avoir peur\u2026 Il avait fallu que cet \u00e9tranger vint pour le r\u00e9v\u00e9ler \u00e0 lui-m\u00eame. Depuis des mois, il connaissait Basil Hallward et son amiti\u00e9 ne l\u2019avait pas chang\u00e9 ; quelqu\u2019un avait pass\u00e9 dans son existence qui lui avait d\u00e9couvert le myst\u00e8re de la vie. Qu\u2019y avait-il donc qui l\u2019effrayait ainsi. Il n\u2019\u00e9tait ni une petite fille, ni un coll\u00e9gien ; c\u2019\u00e9tait ridicule, vraiment\u2026 \u2013 Allons nous asseoir \u00e0 l\u2019ombre, dit lord Henry. Parker nous a servi \u00e0 boire, et si vous restez plus longtemps au soleil vous pourriez vous ab\u00eemer le teint et Basil ne voudrait plus vous peindre. Ne risquez pas d\u2019attraper un coup de soleil, ce ne serait pas le moment. \u2013 Qu\u2019est-ce que cela peut faire, s\u2019\u00e9cria Dorian Gray en riant comme il s\u2019asseyait au fond du jardin. \u2013 C\u2019est pour vous de toute importance, Mr Gray. \u2013 Tiens, et pourquoi ? \u2013 Parce que vous poss\u00e9dez une admirable jeunesse et que la jeunesse est la seule chose d\u00e9sirable. \u2013 Je ne m\u2019en soucie pas. \u2013 Vous ne vous en souciez pas\u2026 maintenant.", "Un jour viendra, quand vous serez vieux, rid\u00e9, laid, quand la pens\u00e9e aura marqu\u00e9 votre front de sa griffe, et la passion fl\u00e9tri vos l\u00e8vres de stigmates hideux, un jour viendra, dis-je, o\u00f9 vous vous en soucierez am\u00e8rement. O\u00f9 que vous alliez actuellement, vous charmez. En sera-t-il toujours ainsi ? Vous avez une figure adorablement belle, Mr Gray\u2026 Ne vous f\u00e2chez point, vous l\u2019avez\u2026 Et la Beaut\u00e9 est une des formes du G\u00e9nie, la plus haute m\u00eame, car elle n\u2019a pas besoin d\u2019\u00eatre expliqu\u00e9e ; c\u2019est un des faits absolus du monde, comme le soleil, le printemps, ou le reflet dans les eaux sombres de cette coquille d\u2019argent que nous appelons la lune ; cela ne peut \u00eatre discut\u00e9 ; c\u2019est une souverainet\u00e9 de droit divin, elle fait des princes de ceux qui la poss\u00e8dent\u2026 vous souriez ?\u2026 Ah ! vous ne sourirez plus quand vous l\u2019aurez perdue\u2026 On dit parfois que la beaut\u00e9 n\u2019est que superficielle, cela peut \u00eatre, mais tout au moins elle est moins superficielle que la Pens\u00e9e.", "Pour moi, la Beaut\u00e9 est la merveille des merveilles. Il n\u2019y a que les gens born\u00e9s qui ne jugent pas sur l\u2019apparence. Le vrai myst\u00e8re du monde est le visible, non l\u2019invisible\u2026 Oui, Mr Gray, les Dieux vous furent bons. Mais ce que les Dieux donnent, ils le reprennent vite. Vous n\u2019avez que peu d\u2019ann\u00e9es \u00e0 vivre r\u00e9ellement, parfaitement, pleinement ; votre beaut\u00e9 s\u2019\u00e9vanouira avec votre jeunesse, et vous d\u00e9couvrirez tout \u00e0 coup qu\u2019il n\u2019est plus de triomphes pour vous et qu\u2019il vous faudra vivre d\u00e9sormais sur ces menus triomphes que la m\u00e9moire du pass\u00e9 rendra plus amers que des d\u00e9faites. Chaque mois v\u00e9cu vous approche de quelque chose de terrible. Le temps est jaloux de vous, et guerroie contre vos lys et vos roses. \u00ab Vous bl\u00eamirez, vos joues se creuseront et vos regards se faneront. Vous souffrirez horriblement\u2026 Ah ! r\u00e9alisez votre jeunesse pendant que vous l\u2019avez !\u2026 \u00ab Ne gaspillez pas l\u2019or de vos jours, en \u00e9coutant les sots essayant d\u2019arr\u00eater l\u2019in\u00e9luctable d\u00e9faite et gardez-vous de l\u2019ignorant, du commun et du vulgaire\u2026 C\u2019est le but maladif, l\u2019id\u00e9al faux de notre \u00e2ge.", "Vivez ! vivez la merveilleuse vie qui est en vous ! N\u2019en laissez rien perdre ! Cherchez de nouvelles sensations, toujours ! Que rien ne vous effraie\u2026 Un nouvel H\u00e9donisme, voil\u00e0 ce que le si\u00e8cle demande. Vous pouvez en \u00eatre le tangible symbole. Il n\u2019est rien avec votre personnalit\u00e9 que vous ne puissiez faire. Le monde vous appartient pour un temps ! \u00ab Alors que je vous rencontrai, je vis que vous n\u2019aviez point conscience de ce que vous \u00e9tiez, de ce que vous pouviez \u00eatre\u2026 Il y avait en vous quelque chose de si particuli\u00e8rement attirant que je sentis qu\u2019il me fallait vous r\u00e9v\u00e9ler \u00e0 vous-m\u00eame, dans la crainte tragique de vous voir vous g\u00e2cher\u2026 car votre jeunesse a si peu de temps \u00e0 vivre\u2026 si peu !\u2026 Les fleurs se dess\u00e8chent, mais elles refleurissent\u2026 Cet aubour sera aussi florissant au mois de juin de l\u2019ann\u00e9e prochaine qu\u2019il l\u2019est \u00e0 pr\u00e9sent. Dans un mois, cette cl\u00e9matite portera des fleurs pourpr\u00e9es, et d\u2019ann\u00e9e en ann\u00e9e, ses fleurs de pourpre illumineront le vert de ses feuilles\u2026 Mais nous, nous ne revivrons jamais notre jeunesse.", "Le pouls de la joie qui bat en nous \u00e0 vingt ans, va s\u2019affaiblissant, nos membres se fatiguent et s\u2019alourdissent nos sens !\u2026 Tous, nous deviendrons d\u2019odieux polichinelles, hant\u00e9s par la m\u00e9moire de ce dont nous f\u00fbmes effray\u00e9s, par les exquises tentations que nous n\u2019avons pas eu le courage de satisfaire\u2026 Jeunesse ! Jeunesse ! Rien n\u2019est au monde que la jeunesse !\u2026 Les yeux grands ouverts, Dorian Gray \u00e9coutait, s\u2019\u00e9merveillant\u2026 La branche de lilas tomba de sa main \u00e0 terre. Une abeille se pr\u00e9cipita, tourna autour un moment, bourdonnante, et ce fut un frisson g\u00e9n\u00e9ral des globes \u00e9toil\u00e9s des mignonnes fleurs. Il regardait cela avec cet \u00e9trange int\u00e9r\u00eat que nous prenons aux choses menues quand nous sommes pr\u00e9occup\u00e9s de probl\u00e8mes qui nous effraient, quand nous sommes ennuy\u00e9s par une nouvelle sensation pour laquelle nous ne pouvons trouver d\u2019expression, ou terrifi\u00e9s par une obs\u00e9dante pens\u00e9e \u00e0 qui nous nous sentons forc\u00e9s de c\u00e9der\u2026 Bient\u00f4t l\u2019abeille prit son vol. Il l\u2019aper\u00e7ut se posant sur le calice tachet\u00e9 d\u2019un convolvulus tyrien.", "La fleur s\u2019inclina et se balan\u00e7a dans le vide, doucement\u2026 Soudain, le peintre apparut \u00e0 la porte de l\u2019atelier et leur fit des signes r\u00e9it\u00e9r\u00e9s\u2026 Ils se tourn\u00e8rent l\u2019un vers l\u2019autre en souriant\u2026 \u2013 Je vous attends. Rentrez donc. La lumi\u00e8re est tr\u00e8s bonne en ce moment et vous pouvez apporter vos boissons. Ils se lev\u00e8rent et paresseusement, march\u00e8rent le long du mur. Deux papillons verts et blancs voltigeaient devant eux, et dans un poirier situ\u00e9 au coin du mur, une grive se mit \u00e0 chanter. \u2013 Vous \u00eates content, Mr Gray, de m\u2019avoir rencontr\u00e9 ?\u2026 demanda lord Henry le regardant. \u2013 Oui, j\u2019en suis content, maintenant ; j\u2019imagine que je le serai toujours !\u2026 \u2013 Toujours !\u2026 C\u2019est un mot terrible qui me fait fr\u00e9mir quand je l\u2019entends : les femmes l\u2019emploient tellement. Elles ab\u00eement tous les romans en essayant de les faire s\u2019\u00e9terniser. C\u2019est un mot sans signification, d\u00e9sormais. La seule diff\u00e9rence qui existe entre un caprice et une \u00e9ternelle passion est que le caprice\u2026 dure plus longtemps\u2026 Comme ils entraient dans l\u2019atelier, Dorian Gray mit sa main sur le bras de lord Harry : \u2013 Dans ce cas, que notre amiti\u00e9 ne soit qu\u2019un caprice, murmura-t-il, rougissant de sa propre audace\u2026 Il monta sur la plate-forme et reprit sa pose\u2026 Lord Harry s\u2019\u00e9tait \u00e9tendu dans un large fauteuil d\u2019osier et l\u2019observait\u2026 Le va et vient du pinceau sur la toile et les all\u00e9es et venues de Hallward se reculant pour juger de l\u2019effet, brisaient seuls le silence\u2026 Dans les rayons obliques venant de la porte entr\u2019ouverte, une poussi\u00e8re dor\u00e9e dansait.", "La senteur lourde des roses semblait peser sur toute chose. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, Hallward s\u2019arr\u00eata de travailler, en regardant alternativement longtemps Dorian Gray et le portrait, mordillant le bout de l\u2019un de ses gros pinceaux, les sourcils crisp\u00e9s\u2026 \u2013 Fini ! cria-t-il, et se baissant, il \u00e9crivit son nom en hautes lettres de vermillon sur le coin gauche de la toile. Lord Henry vint regarder le tableau. C\u2019\u00e9tait une admirable \u0153uvre d\u2019art d\u2019une ressemblance merveilleuse. \u2013 Mon cher ami, permettez-moi de vous f\u00e9liciter chaudement, dit-il. C\u2019est le plus beau portrait des temps modernes. Mr Gray, venez-vous regarder. L\u2019adolescent tressaillit comme \u00e9veill\u00e9 de quelque r\u00eave. \u2013 Est-ce r\u00e9ellement fini ? murmura-t-il en descendant de la plate-forme. \u2013 Tout \u00e0 fait fini, dit le peintre. Et vous avez aujourd\u2019hui pos\u00e9 comme un ange. Je vous suis on ne peut plus oblig\u00e9. \u2013 Cela m\u2019est enti\u00e8rement d\u00fb, reprit lord Henry. N\u2019est-ce pas, Mr Gray ? Dorian ne r\u00e9pondit pas ; il arriva nonchalamment vers son portrait et se tourna vers lui\u2026 Quand il l\u2019aper\u00e7ut, il sursauta et ses joues rougirent un moment de plaisir.", "Un \u00e9clair de joie passa dans ses yeux, car il se reconnut pour la premi\u00e8re fois. Il demeura quelque temps immobile, admirant, se doutant que Hallward lui parlait, sans comprendre la signification de ses paroles. Le sens de sa propre beaut\u00e9 surgit en lui comme une r\u00e9v\u00e9lation. Il ne l\u2019avait jusqu\u2019alors jamais per\u00e7u. Les compliments de Basil Hallward lui avait sembl\u00e9 \u00eatre simplement des exag\u00e9rations charmantes d\u2019amiti\u00e9. Il les avait \u00e9cout\u00e9s en riant, et vite oubli\u00e9s\u2026 son caract\u00e8re n\u2019avait point \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9 par eux. Lord Henry Wotton \u00e9tait venu avec son \u00e9trange pan\u00e9gyrique de la jeunesse, l\u2019avertissement terrible de sa bri\u00e8vet\u00e9. Il en avait \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 \u00e0 point nomm\u00e9, et \u00e0 pr\u00e9sent, en face de l\u2019ombre de sa propre beaut\u00e9, il en sentait la pleine r\u00e9alit\u00e9 s\u2019\u00e9pandre en lui. Oui, un jour viendrait o\u00f9 sa face serait rid\u00e9e et pliss\u00e9e, ses yeux creus\u00e9s et sans couleur, la gr\u00e2ce de sa figure bris\u00e9e et d\u00e9form\u00e9e. L\u2019\u00e9carlate de ses l\u00e8vres passerait, comme se ternirait l\u2019or de sa chevelure.", "La vie qui devait fa\u00e7onner son \u00e2me ab\u00eemerait son corps ; il deviendrait horrible, hideux, baroque\u2026 Comme il pensait \u00e0 tout cela, une sensation aigu\u00eb de douleur le traversa comme une dague, et fit frissonner chacune des d\u00e9licates fibres de son \u00eatre\u2026 L\u2019am\u00e9thyste de ses yeux se fon\u00e7a ; un brouillard de larmes les obscurcit\u2026 Il sentit qu\u2019une main de glace se posait sur son c\u0153ur\u2026 \u2013 Aimez-vous cela, cria enfin Hallward, quelque peu \u00e9tonn\u00e9 du silence de l\u2019adolescent, qu\u2019il ne comprenait pas\u2026 \u2013 Naturellement, il l\u2019aime, dit lord Henry. Pourquoi ne l\u2019aimerait-il pas. C\u2019est une des plus nobles choses de l\u2019art contemporain. Je vous donnerai ce que vous voudrez pour cela. Il faut que je l\u2019aie !\u2026 \u2013 Ce n\u2019est pas ma propri\u00e9t\u00e9, Harry. \u2013 \u00c0 qui est-ce donc alors ? \u2013 \u00c0 Dorian, pardieu ! r\u00e9pondit le peintre. \u2013 Il est bien heureux\u2026 \u2013 Quelle chose profond\u00e9ment triste, murmurait Dorian, les yeux encore fix\u00e9s sur son portrait. Oh !", "oui, profond\u00e9ment triste !\u2026 Je deviendrai vieux, horrible, affreux !\u2026 Mais cette peinture restera toujours jeune. Elle ne sera jamais plus vieille que ce jour m\u00eame de juin\u2026 Ah ! si cela pouvait changer ; si c\u2019\u00e9tait moi qui toujours devais rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !\u2026 Pour cela, pour cela je donnerais tout !\u2026 Il n\u2019est rien dans le monde que je ne donnerais\u2026 Mon \u00e2me, m\u00eame !\u2026 \u2013 Vous trouveriez difficilement un pareil arrangement, cria lord Henry, en \u00e9clatant de rire\u2026 \u2013 Eh ! eh ! je m\u2019y opposerais d\u2019ailleurs, dit le peintre. Dorian Gray se tourna vers lui. \u2013 Je le crois, Basil\u2026 Vous aimez votre art mieux que vos amis. Je ne vous suis ni plus ni moins qu\u2019une de vos figures de bronze vert. \u00c0 peine autant, plut\u00f4t\u2026 Le peintre le regarda avec \u00e9tonnement. Il \u00e9tait si peu habitu\u00e9 \u00e0 entendre Dorian s\u2019exprimer ainsi. Qu\u2019\u00e9tait il donc arriv\u00e9 ? C\u2019est vrai qu\u2019il semblait d\u00e9sol\u00e9 ; sa face \u00e9tait toute rouge et ses joues allum\u00e9es. \u2013 Oui, continua-t-il.", "Je vous suis moins que votre Herm\u00e8s d\u2019ivoire ou que votre Faune d\u2019argent. Vous les aimerez toujours, eux. Combien de temps m\u2019aimerez-vous ? Jusqu\u2019\u00e0 ma premi\u00e8re ride, sans doute\u2026 Je sais maintenant que quand on perd ses charmes, quels qu\u2019ils puissent \u00eatre, on perd tout. Votre \u0153uvre m\u2019a appris cela ! Oui, lord Henry Wotton a raison tout \u00e0 fait. La jeunesse est la seule chose qui vaille. Quand je m\u2019apercevrai que je vieillis, je me tuerai ! Hallward p\u00e2lit et prit sa main. \u2013 Dorian ! Dorian, cria-t-il, ne parlez pas ainsi ! Je n\u2019eus jamais un ami tel que vous et jamais je n\u2019en aurai un autre ! Vous ne pouvez \u00eatre jaloux des choses mat\u00e9rielles, n\u2019est-ce pas ? N\u2019\u00eates-vous pas plus beau qu\u2019aucune d\u2019elles ? \u2013 Je suis jaloux de toute chose dont la beaut\u00e9 ne meurt pas. Je suis jaloux de mon portrait !\u2026 Pourquoi gardera-t-il ce que moi je perdrai. Chaque moment qui passe me prend quelque chose, et embellit ceci.", "Oh ! si cela pouvait changer ! Si ce portrait pouvait vieillir ! Si je pouvais rester tel que je suis !\u2026 Pourquoi avez-vous peint cela ? Quelle ironie, un jour ! Quelle terrible ironie ! Des larmes br\u00fblantes emplissaient ses yeux\u2026 Il se tordait les mains. Soudain il se pr\u00e9cipita sur le divan et ensevelit sa face dans les coussins, \u00e0 genoux comme s\u2019il priait\u2026 \u2013 Voil\u00e0 votre \u0153uvre, Harry, dit le peintre am\u00e8rement. Lord Henry leva les \u00e9paules. \u2013 Voil\u00e0 le vrai Dorian Gray vous voulez dire !\u2026 \u2013 Ce n\u2019est pas\u2026 \u2013 Si ce n\u2019est pas, comment cela me regarde-t-il alors ?\u2026 \u2013 Vous auriez d\u00fb vous en aller quand je vous le demandais, souffla-t-il. \u2013 Je suis rest\u00e9 parce que vous me l\u2019avez demand\u00e9, riposta lord Henry. \u2013 Harry, je ne veux pas me quereller maintenant avec mes deux meilleurs amis, mais par votre faute \u00e0 tous les deux, vous me faites d\u00e9tester ce que j\u2019ai jamais fait de mieux et je vais l\u2019an\u00e9antir.", "Qu\u2019est-ce apr\u00e8s tout qu\u2019une toile et des couleurs ? Je ne veux point que ceci puisse ab\u00eemer nos trois vies. Dorian Gray leva sa t\u00eate dor\u00e9e de l\u2019amas des coussins et, sa face p\u00e2le baign\u00e9e de larmes, il regarda le peintre marchant vers une table situ\u00e9e sous les grands rideaux de la fen\u00eatre. Qu\u2019allait-il faire ? Ses doigts, parmi le fouillis des tubes d\u2019\u00e9tain et des pinceaux secs, cherchaient quelque chose\u2026 Cette lame mince d\u2019acier flexible, le couteau \u00e0 palette\u2026 Il l\u2019avait trouv\u00e9e ! Il allait an\u00e9antir la toile\u2026 Suffoquant de sanglots, le jeune homme bondit du divan, et se pr\u00e9cipitant vers Hallward, arracha le couteau de sa main, et le lan\u00e7a \u00e0 l\u2019autre bout de l\u2019atelier. \u2013 Basil, je vous en prie !\u2026 Ce serait un meurtre ! \u2013 Je suis charm\u00e9 de vous voir appr\u00e9cier enfin mon \u0153uvre, dit le peintre froidement, en reprenant son calme. Je n\u2019aurais jamais attendu cela de vous\u2026 \u2013 L\u2019appr\u00e9cier ?\u2026 Je l\u2019adore, Basil.", "Je sens que c\u2019est un peu de moi-m\u00eame. \u2013 Alors bien ! Aussit\u00f4t que \u00ab vous \u00bb serez sec, \u00ab vous \u00bb serez verni, encadr\u00e9, et exp\u00e9di\u00e9 chez \u00ab vous \u00bb. Alors, vous ferez ce que vous jugerez bon de \u00ab vous-m\u00eame \u00bb. Il traversa la chambre et sonna pour le th\u00e9. \u2013 Vous voulez du th\u00e9, Dorian ? Et vous aussi, Harry ? ou bien pr\u00e9sentez-vous quelque objection \u00e0 ces plaisirs simples. \u2013 J\u2019adore les plaisirs simples, dit lord Henry. Ce sont les derniers refuges des \u00eatres complexes. Mais je n\u2019aime pas les\u2026 sc\u00e8nes, except\u00e9 sur les planches. Quels dr\u00f4les de corps vous \u00eates, tous deux ! Je m\u2019\u00e9tonne qu\u2019on ait d\u00e9fini l\u2019homme un animal raisonnable ; pour pr\u00e9matur\u00e9e, cette d\u00e9finition l\u2019est. L\u2019homme est bien des choses, mais il n\u2019est pas raisonnable\u2026 Je suis charm\u00e9 qu\u2019il ne le soit pas apr\u00e8s tout\u2026 Je d\u00e9sire surtout que vous ne vous querelliez pas \u00e0 propos de ce portrait ; tenez Basil, vous auriez mieux fait de me l\u2019abandonner.", "Ce m\u00e9chant gar\u00e7on n\u2019en a pas aussi r\u00e9ellement besoin que moi\u2026 \u2013 Si vous le donniez \u00e0 un autre qu\u2019\u00e0 moi, Basil, je ne vous le pardonnerais jamais, s\u2019\u00e9cria Dorian Gray ; et je ne permets \u00e0 personne de m\u2019appeler un m\u00e9chant gar\u00e7on\u2026 \u2013 Vous savez que ce tableau vous appartient, Dorian. Je vous le donnai avant qu\u2019il ne f\u00fbt fait. \u2013 Et vous savez aussi que vous avez \u00e9t\u00e9 un petit peu m\u00e9chant, Mr Gray, et que vous ne pouvez vous r\u00e9volter quand on vous fait souvenir que vous \u00eates extr\u00eamement jeune. \u2013 Je me serais carr\u00e9ment r\u00e9volt\u00e9 ce matin, lord Henry. \u2013 Ah ! ce matin !\u2026 Vous avez v\u00e9cu depuis\u2026 On frappa \u00e0 la porte, et le majordome entra portant un service \u00e0 th\u00e9 qu\u2019il disposa sur une petite table japonaise. Il y eut un bruit de tasses et de soucoupes et la chanson d\u2019une bouillotte cannel\u00e9e de G\u00e9orgie\u2026 Deux plats chinois en forme de globe furent apport\u00e9s par un valet.", "Dorian Gray se leva et servit le th\u00e9. Les deux hommes s\u2019achemin\u00e8rent paresseusement vers la table, et examin\u00e8rent ce qui \u00e9tait sous les couvercles des plats. \u2013 Allons au th\u00e9\u00e2tre ce soir, dit lord Henry. Il doit y avoir du nouveau quelque part. \u2013 J\u2019ai promis de d\u00eener chez White, mais comme c\u2019est un vieil ami, je puis lui envoyer un t\u00e9l\u00e9gramme pour lui dire que je suis indispos\u00e9, ou que je suis emp\u00each\u00e9 de venir par suite d\u2019un engagement post\u00e9rieur. Je pense que cela serait plut\u00f4t une jolie excuse ; elle aurait tout le charme de la candeur. \u2013 C\u2019est assommant de passer un habit, ajouta Hallward ; et quand on l\u2019a mis, on est parfaitement horrible. \u2013 Oui, r\u00e9pondit lord Henry, r\u00eaveusement, le costume du XIXe si\u00e8cle est d\u00e9testable. C\u2019est sombre, d\u00e9primant\u2026 Le p\u00e9ch\u00e9 est r\u00e9ellement le seul \u00e9l\u00e9ment de quelque couleur dans la vie moderne. \u2013 Vous ne devriez pas dire de telles choses devant Dorian, Henry. \u2013 Devant quel Dorian ?\u2026 Celui qui nous verse du th\u00e9 ou celui du portrait ?\u2026 \u2013 Devant les deux. \u2013 J\u2019aimerais aller au th\u00e9\u00e2tre avec vous, lord Henry, dit le jeune homme. \u2013 Eh bien, venez, et vous aussi, n\u2019est-ce pas, Basil. \u2013 Je ne puis pas, vraiment\u2026 Je pr\u00e9f\u00e8re rester, j\u2019ai un tas de choses \u00e0 faire. \u2013 Bien donc ; vous et moi, Mr Gray, nous sortirons ensemble. \u2013 Je le d\u00e9sire beaucoup\u2026 Le peintre se mordit les l\u00e8vres et, la tasse \u00e0 la main, il se dirigea vers le portrait. \u2013 Je resterai avec le r\u00e9el Dorian Gray, dit-il tristement. \u2013 Est-ce l\u00e0 le r\u00e9el Dorian Gray, cria l\u2019original du portrait, s\u2019avan\u00e7ant vers lui.", "Suis-je r\u00e9ellement comme cela ? \u2013 Oui, vous \u00eates comme cela. \u2013 C\u2019est vraiment merveilleux, Basil. \u2013 Au moins, vous l\u2019\u00eates en apparence\u2026 Mais cela ne changera jamais, ajouta Hallward\u2026 C\u2019est quelque chose. \u2013 Voici bien des affaires \u00e0 propos de fid\u00e9lit\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria lord Henry. M\u00eame en amour, c\u2019est purement une question de temp\u00e9rament, cela n\u2019a rien \u00e0 faire avec notre propre volont\u00e9. Les jeunes gens veulent \u00eatre fid\u00e8les et ne le sont point ; les vieux veulent \u00eatre infid\u00e8les et ne le peuvent ; voil\u00e0 tout ce qu\u2019on en sait. \u2013 N\u2019allez pas au th\u00e9\u00e2tre ce soir, Dorian, dit Hallward\u2026 Restez d\u00eener avec moi. \u2013 Je ne le puis, Basil. \u2013 Pourquoi ? \u2013 Parce que j\u2019ai promis \u00e0 lord Henry Wotton d\u2019aller avec lui. \u2013 Il ne vous en voudra pas beaucoup de manquer \u00e0 votre parole ; il manque assez souvent \u00e0 la sienne. Je vous demande de n\u2019y pas aller. Dorian Gray se mit \u00e0 rire en secouant la t\u00eate\u2026 \u2013 Je vous en conjure\u2026 Le jeune homme h\u00e9sitait, et jeta un regard vers lord Henry qui les guettait de la table o\u00f9 il prenait le th\u00e9, avec un sourire amus\u00e9. \u2013 Je veux sortir, Basil, d\u00e9cida-t-il. \u2013 Tr\u00e8s bien, r\u00e9partit Hallward, et il alla remettre sa tasse sur le plateau.", "Il est tard, et comme vous devez vous habiller, vous feriez bien de ne pas perdre de temps. Au revoir, Harry. Au revoir, Dorian. Venez me voir bient\u00f4t, demain si possible. \u2013 Certainement\u2026 \u2013 Vous n\u2019oublierez pas\u2026 \u2013 Naturellement\u2026 \u2013 Et\u2026 Harry ? \u2013 Moi non plus, Basil. \u2013 Souvenez-vous de ce que je vous ai demand\u00e9, quand nous \u00e9tions dans le jardin ce matin\u2026 \u2013 Je l\u2019ai oubli\u00e9\u2026 \u2013 Je compte sur vous. \u2013 Je voudrais bien pouvoir compter sur moi-m\u00eame, dit en riant lord Henry\u2026 Venez, Mr Gray, mon cabriolet est en bas et je vous d\u00e9poserai chez vous. Adieu, Basil ! Merci pour votre charmante apr\u00e8s-midi. Comme la porte se fermait derri\u00e8re eux, le peintre s\u2019\u00e9croula sur un sofa, et une expression de douleur se peignit sur sa face. Chapitre 3 Le lendemain, \u00e0 midi et demi, lord Henry Wotton se dirigeait de Curzon Street vers Albany pour aller voir son oncle, lord Fermor, un vieux gar\u00e7on bon vivant, quoique de rudes mani\u00e8res, qualifi\u00e9 d\u2019\u00e9go\u00efste par les \u00e9trangers qui n\u2019en pouvaient rien tirer, mais consid\u00e9r\u00e9 comme g\u00e9n\u00e9reux par la Soci\u00e9t\u00e9, car il nourrissait ceux qui savaient l\u2019amuser.", "Son p\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 notre ambassadeur \u00e0 Madrid, au temps o\u00f9 la reine Isabelle \u00e9tait jeune et Prim inconnu. Mais il avait quitt\u00e9 la diplomatie par un caprice, dans un moment de contrari\u00e9t\u00e9 venu de ce qu\u2019on ne lui offrit point l\u2019ambassade de Paris, poste pour lequel il se consid\u00e9rait comme particuli\u00e8rement d\u00e9sign\u00e9 en raison de sa naissance, de son indolence, du bon anglais de ses d\u00e9p\u00eaches et de sa passion peu ordinaire pour le plaisir. Le fils, qui avait \u00e9t\u00e9 le secr\u00e9taire de son p\u00e8re, avait d\u00e9missionn\u00e9 en m\u00eame temps que celui-ci, un peu l\u00e9g\u00e8rement avait-on pens\u00e9 alors, et quelques mois apr\u00e8s \u00eatre devenu chef de sa maison il se mettait s\u00e9rieusement \u00e0 l\u2019\u00e9tude de l\u2019art tr\u00e8s aristocratique de ne faire absolument rien. Il poss\u00e9dait deux grandes maisons en ville, mais pr\u00e9f\u00e9rait vivre \u00e0 l\u2019h\u00f4tel pour avoir moins d\u2019embarras, et prenait la plupart de ses repas au club. Il s\u2019occupait de l\u2019exploitation de ses mines de charbon des comt\u00e9s du centre, mais il s\u2019excusait de cette teinte d\u2019industrialisme en disant que le fait de poss\u00e9der du charbon avait pour avantage de permettre \u00e0 un gentleman de br\u00fbler d\u00e9cemment du bois dans sa propre chemin\u00e9e.", "En politique, il \u00e9tait Tory, except\u00e9 lorsque les Tories \u00e9taient au pouvoir ; \u00e0 ces moments-l\u00e0, il ne manquait jamais de les accuser d\u2019\u00eatre un \u00ab tas de radicaux \u00bb. Il \u00e9tait un h\u00e9ros pour son domestique qui le tyrannisait, et la terreur de ses amis qu\u2019il tyrannisait \u00e0 son tour. L\u2019Angleterre seule avait pu produire un tel homme, et il disait toujours que le pays \u00ab allait aux chiens \u00bb. Ses principes \u00e9taient d\u00e9mod\u00e9s, mais il y avait beaucoup \u00e0 dire en faveur de ses pr\u00e9jug\u00e9s. Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle, assis, habill\u00e9 d\u2019un \u00e9pais veston de chasse, fumant un cigare et grommelant sur un num\u00e9ro du Times. \u2013 Eh bien ! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous am\u00e8ne de si bonne heure ? Je croyais que vous autres dandies n\u2019\u00e9tiez jamais lev\u00e9s avant deux heures, et visibles avant cinq. \u2013 Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j\u2019ai besoin de vous demander quelque chose. \u2013 De l\u2019argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la grimace.", "Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s\u2019agit. Les jeunes gens, aujourd\u2019hui, s\u2019imaginent que l\u2019argent est tout. \u2013 Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus ; et quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n\u2019ai pas besoin d\u2019argent. Il n\u2019y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Le cr\u00e9dit est le capital d\u2019un jeune homme et on en vit d\u2019une fa\u00e7on charmante. De plus, j\u2019ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils ne m\u2019inqui\u00e8tent jamais. J\u2019ai besoin d\u2019un renseignement, non pas d\u2019un renseignement utile bien s\u00fbr, mais d\u2019un renseignement inutile. \u2013 Bien ! je puis vous dire tout ce que contient un Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd\u2019hui tous ces gens-l\u00e0 n\u2019\u00e9crivent que des b\u00eatises. Quand j\u2019\u00e9tais diplomate, les choses allaient bien mieux. Mais j\u2019ai entendu dire qu\u2019on les choisissait aujourd\u2019hui apr\u00e8s des examens. Que voulez-vous ? Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre.", "Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et s\u2019il n\u2019est pas un gentleman, tout ce qu\u2019il apprendra sera mauvais pour lui ! \u2013 Mr Dorian Gray n\u2019appartient pas au Livre-Bleu, oncle Georges, dit lord Henry, languide. \u2013 Mr Dorian Gray ? Qui est-ce ? demanda lord Fermor en fron\u00e7ant ses sourcils blancs et broussailleux. \u2013 Voil\u00e0 ce que je viens apprendre, oncle Georges. Ou plut\u00f4t, je sais qui il est. C\u2019est le dernier petit-fils de lord Kelso. Sa m\u00e8re \u00e9tait une Devereux, Lady Margaret Devereux ; je voudrais que vous me parliez de sa m\u00e8re. Comment \u00e9tait elle ? \u00e0 qui fut-elle mari\u00e9e ? Vous avez connu presque tout le monde dans votre temps, aussi pourriez-vous l\u2019avoir connue. Je m\u2019int\u00e9resse beaucoup \u00e0 Mr Gray en ce moment. Je viens seulement de faire sa connaissance. \u2013 Le petit-fils de Kelso ! r\u00e9p\u00e9ta le vieux gentleman. Le petit-fils de Kelso\u2026 bien s\u00fbr\u2026 j\u2019ai connu intimement sa m\u00e8re. Je crois bien que j\u2019\u00e9tais \u00e0 son bapt\u00eame.", "C\u2019\u00e9tait une extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux. Elle affola tous les hommes en se sauvant avec un jeune gar\u00e7on sans le sou, un rien du tout, monsieur, subalterne dans un r\u00e9giment d\u2019infanterie ou quelque chose de semblable. Certainement, je me rappelle la chose comme si elle \u00e9tait arriv\u00e9e hier. Le pauvre diable fut tu\u00e9 en duel \u00e0 Spa quelques mois apr\u00e8s leur mariage. Il y eut une vilaine histoire l\u00e0-dessus. On dit que Kelso soudoya un bas aventurier, quelque brute belge, pour insulter son beau-fils en public, il le paya, monsieur, oui il le paya pour faire cela et le mis\u00e9rable embrocha son homme comme un simple pigeon. L\u2019affaire fut \u00e9touff\u00e9e, mais, ma foi, Kelso mangeait sa c\u00f4telette tout seul au club quelque temps apr\u00e8s. Il reprit sa fille avec lui, m\u2019a-t-on dit, elle ne lui adressa jamais la parole. Oh oui ! ce fut une vilaine affaire. La fille mourut dans l\u2019espace d\u2019une ann\u00e9e. Ainsi donc, elle a laiss\u00e9 un fils ?", "J\u2019avais oubli\u00e9 cela. Quelle esp\u00e8ce de gar\u00e7on est-ce ? S\u2019il ressemble \u00e0 sa m\u00e8re ce doit \u00eatre un bien beau gars. \u2013 Il est tr\u00e8s beau, affirma lord Henry. \u2013 J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il tombera dans de bonnes mains, continua le vieux gentleman. Il doit avoir une jolie somme qui l\u2019attend, si Kelso a bien fait les choses \u00e0 son \u00e9gard. Sa m\u00e8re avait aussi de la fortune. Toutes les propri\u00e9t\u00e9s de Selby lui sont revenues, par son grand-p\u00e8re. Celui-ci ha\u00efssait Kelso, le jugeant un horrible Harpagon. Et il l\u2019\u00e9tait bien ! Il vint une fois \u00e0 Madrid lorsque j\u2019y \u00e9tais\u2026 Ma foi ! j\u2019en fus honteux. La reine me demandait quel \u00e9tait ce gentilhomme Anglais qui se querellait sans cesse avec les cochers pour les payer. Ce fut toute une histoire. Un mois durant je n\u2019osais me montrer \u00e0 la Cour. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il a mieux trait\u00e9 son petit-fils que ces dr\u00f4les. \u2013 Je ne sais, r\u00e9pondit lord Henry. Je suppose que le jeune homme sera tr\u00e8s bien.", "Il n\u2019est pas majeur. Je sais qu\u2019il poss\u00e8de Selby. Il me l\u2019a dit. Et\u2026 sa m\u00e8re \u00e9tait vraiment belle ! \u2013 Margaret Devereux \u00e9tait une des plus adorables cr\u00e9atures que j\u2019aie vues, Harry. Je n\u2019ai jamais compris comment elle a pu agir comme elle l\u2019a fait. Elle aurait pu \u00e9pouser n\u2019importe qui, Carlington en \u00e9tait fou : elle \u00e9tait romanesque, sans doute. Toutes les femmes de cette famille le furent. Les hommes \u00e9taient bien peu de chose, mais les femmes, merveilleuses ! \u2013 Carlington se tra\u00eenait \u00e0 ses genoux ; il me l\u2019a dit lui-m\u00eame. Elle lui rit au nez, et cependant, pas une fille de Londres qui ne cour\u00fbt apr\u00e8s lui. Et \u00e0 propos, Harry, pendant que nous causons de mariages ridicules, quelle est donc cette farce que m\u2019a cont\u00e9e votre p\u00e8re au sujet de Dartmoor qui veut \u00e9pouser une Am\u00e9ricaine. Il n\u2019y a donc plus de jeunes Anglaises assez bonnes pour lui ? \u2013 C\u2019est assez \u00e9l\u00e9gant en ce moment d\u2019\u00e9pouser des Am\u00e9ricaines, oncle Georges. \u2013 Je soutiendrai les Anglaises contre le monde entier !", "Harry, fit lord Fermor en frappant du point sur la table. \u2013 Les paris sont pour les Am\u00e9ricaines. \u2013 Elles n\u2019ont point de r\u00e9sistance m\u2019a-t-on dit, grommela l\u2019oncle. \u2013 Une longue course les \u00e9puise, mais elles sont sup\u00e9rieures au steeple-chase. Elles prennent les choses au vol ; je crois que Dartmoor n\u2019a gu\u00e8re de chances. \u2013 Quel est son monde ? r\u00e9partit le vieux gentleman, a-t-elle beaucoup d\u2019argent ! Lord Henry secoua la t\u00eate. \u2013 Les Am\u00e9ricaines sont aussi habiles \u00e0 cacher leurs parents que les Anglais \u00e0 dissimuler leur pass\u00e9, dit-il en se levant pour partir. \u2013 Ce sont des marchands de cochons, je suppose ? \u2013 Je l\u2019esp\u00e8re, oncle Georges, pour le bonheur de Dartmoor. J\u2019ai entendu dire que vendre des cochons \u00e9tait en Am\u00e9rique, la profession la plus lucrative, apr\u00e8s la politique. \u2013 Est-elle jolie ? \u2013 Elle se conduit comme si elle l\u2019\u00e9tait. Beaucoup d\u2019Am\u00e9ricaines agissent de la sorte. C\u2019est le secret de leurs charmes. \u2013 Pourquoi ces Am\u00e9ricaines ne restent-elles pas dans leurs pays.", "Elles nous chantent sans cesse que c\u2019est un paradis pour les femmes. \u2013 Et c\u2019est vrai, mais c\u2019est la raison pour laquelle, comme \u00c8ve, elles sont si empress\u00e9es d\u2019en sortir, dit lord Henry. Au revoir, oncle Georges, je serais en retard pour d\u00e9jeuner si je tardais plus longtemps ; merci pour vos bons renseignements. J\u2019aime toujours \u00e0 conna\u00eetre tout ce qui concerne mes nouveaux amis, mais je ne demande rien sur les anciens. \u2013 O\u00f9 d\u00e9jeunez-vous Harry ? \u2013 Chez tante Agathe. Je me suis invit\u00e9 avec Mr Gray, c\u2019est son dernier prot\u00e9g\u00e9. \u2013 Bah ! dites donc \u00e0 votre tante Agathe, Harry, de ne plus m\u2019assommer avec ses \u0153uvres de charit\u00e9. J\u2019en suis exc\u00e9d\u00e9. La bonne femme croit-elle donc que je n\u2019aie rien de mieux \u00e0 faire que de signer des ch\u00e8ques en faveur de ses vilains dr\u00f4les. \u2013 Tr\u00e8s bien, oncle Georges, je le lui dirai, mais cela n\u2019aura aucun effet. Les philanthropes ont perdu toute notion d\u2019humanit\u00e9.", "C\u2019est leur caract\u00e8re distinctif. Le vieux gentleman murmura une vague approbation et sonna son domestique. Lord Henry prit par l\u2019arcade basse de Burlington Street et se dirigea dans la direction de Berkeley square. Telle \u00e9tait en effet, l\u2019histoire des parents de Dorian Gray. Ainsi cr\u00fbment racont\u00e9e, elle avait tout \u00e0 fait boulevers\u00e9 lord Henry comme un \u00e9trange quoique moderne roman. Une tr\u00e8s belle femme risquant tout pour une folle passion. Quelques semaines d\u2019un bonheur solitaire, tout \u00e0 coup bris\u00e9 par un crime hideux et perfide. Des mois d\u2019agonie muette, et enfin un enfant n\u00e9 dans les larmes. La m\u00e8re enlev\u00e9e par la mort et l\u2019enfant abandonn\u00e9 tout seul \u00e0 la tyrannie d\u2019un vieillard sans c\u0153ur. Oui, c\u2019\u00e9tait un bien curieux fond de tableau. Il encadrait le jeune homme, le faisant plus int\u00e9ressant, meilleur qu\u2019il n\u2019\u00e9tait r\u00e9ellement. Derri\u00e8re tout ce qui est exquis, on trouve ainsi quelque chose de tragique. La terre est en travail pour donner naissance \u00e0 la plus humble fleur\u2026 Comme il avait \u00e9t\u00e9 charmant au d\u00eener de la veille, lorsqu\u2019avec ses beaux yeux et ses l\u00e8vres fr\u00e9missantes de plaisir et de crainte, il s\u2019\u00e9tait assis en face de lui au club, les bougies pourpr\u00e9es mettant une roseur sur son beau visage ravi.", "Lui parler \u00e9tait comme si l\u2019on e\u00fbt jou\u00e9 sur un violon exquis. Il r\u00e9pondait \u00e0 tout, vibrait \u00e0 chaque trait\u2026 Il y avait quelque chose de terriblement s\u00e9ducteur dans l\u2019action de cette influence ; aucun exercice qui y fut comparable. Projeter son \u00e2me dans une forme gracieuse, l\u2019y laisser un instant reposer et entendre ensuite ses id\u00e9es r\u00e9p\u00e9t\u00e9es comme par un \u00e9cho, avec en plus toute la musique de la passion et de la jeunesse, transporter son temp\u00e9rament dans un autre, ainsi qu\u2019un fluide subtil ou un \u00e9trange parfum : c\u2019\u00e9tait l\u00e0, une v\u00e9ritable jouissance, peut \u00eatre la plus parfaite de nos jouissances dans un temps aussi born\u00e9 et aussi vulgaire que le n\u00f4tre, dans un temps grossi\u00e8rement charnel en ses plaisirs, commun et bas en ses aspirations\u2026 C\u2019est qu\u2019il \u00e9tait un merveilleux \u00e9chantillon d\u2019humanit\u00e9, cet adolescent que par un si \u00e9trange hasard, il avait rencontr\u00e9 dans l\u2019atelier de Basil ; on en pouvait faire un absolu type de beaut\u00e9.", "Il incarnait la gr\u00e2ce, et la blanche puret\u00e9 de l\u2019adolescence, et toute la splendeur que nous ont conserv\u00e9e les marbres grecs. Il n\u2019est rien qu\u2019on n\u2019en e\u00fbt pu tirer. Il e\u00fbt pu \u00eatre un Titan aussi bien qu\u2019un joujou. Quel malheur qu\u2019une telle beaut\u00e9 f\u00fbt destin\u00e9e \u00e0 se faner ! Et Basil, comme il \u00e9tait int\u00e9ressant, au point de vue du psychologue ! Un art nouveau, une fa\u00e7on in\u00e9dite de regarder l\u2019existence sugg\u00e9r\u00e9e par la simple pr\u00e9sence d\u2019un \u00eatre inconscient de tout cela ; c\u2019\u00e9tait l\u2019esprit silencieux qui vit au fond des bois et court dans les plaines, se montrant tout \u00e0 coup, Dryade non apeur\u00e9e, parce qu\u2019en l\u2019\u00e2me qui le recherchait avait \u00e9t\u00e9 \u00e9voqu\u00e9e la merveilleuse vision par laquelle sont seules r\u00e9v\u00e9l\u00e9es les choses merveilleuses ; les simples apparences des choses se magnifiant jusqu\u2019au symbole, comme si elles n\u2019\u00e9taient que l\u2019ombre d\u2019autres formes plus parfaites qu\u2019elles rendraient palpables et visibles\u2026 Comme tout cela \u00e9tait \u00e9trange ! Il se rappelait quelque chose d\u2019analogue dans l\u2019histoire.", "N\u2019\u00e9tait-ce pas Platon, cet artiste en pens\u00e9es, qui l\u2019avait le premier analys\u00e9 ? N\u2019\u00e9tait-ce pas Buonarotti qui l\u2019avait cisel\u00e9 dans le marbre polychrome d\u2019une s\u00e9rie de sonnets ? Mais dans notre si\u00e8cle, cela \u00e9tait extraordinaire\u2026 Oui, il essaierait d\u2019\u00eatre \u00e0 Dorian Gray, ce que, sans le savoir, l\u2019adolescent \u00e9tait au peintre qui avait trac\u00e9 son splendide portrait. Il essaierait de le dominer, il l\u2019avait m\u00eame d\u00e9j\u00e0 fait. Il ferait sien cet \u00eatre merveilleux. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce fils de l\u2019Amour et de la Mort. Soudain il s\u2019arr\u00eata, et regarda les fa\u00e7ades. Il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il avait d\u00e9pass\u00e9 la maison de sa tante, et souriant en lui-m\u00eame, il revint sur ses pas. En entrant dans le vestibule assombri, le majordome lui dit qu\u2019on \u00e9tait \u00e0 table. Il donna son chapeau et sa canne au valet de pied et p\u00e9n\u00e9tra dans la salle \u00e0 manger. \u2013 En retard, comme d\u2019habitude, Harry ! lui cria sa tante en secouant la t\u00eate. Il inventa une excuse quelconque, et s\u2019\u00e9tant assis sur la chaise rest\u00e9e vide aupr\u00e8s d\u2019elle, il regarda les convives.", "Dorian, au bout de la table, s\u2019inclina vers lui timidement, une roseur de plaisir aux joues. En face \u00e9tait la duchesse de Harley, femme d\u2019un naturel admirable et d\u2019un excellent caract\u00e8re, aim\u00e9e de tous ceux qui la connaissaient, ayant ces proportions amples et architecturales que nos historiens contemporains appellent ob\u00e9sit\u00e9, lorsqu\u2019il ne s\u2019agit pas d\u2019une duchesse. Elle avait \u00e0 sa droite, sir Thomas Burdon, membre radical du Parlement, qui cherchait sa voie dans la vie publique, et dans la vie priv\u00e9e s\u2019inqui\u00e9tait des meilleures cuisines, d\u00eenant avec les Tories et opinant avec les Lib\u00e9raux, selon une r\u00e8gle tr\u00e8s sage et tr\u00e8s connue. La place de gauche \u00e9tait occup\u00e9e par Mr Erskine de Treadley, un vieux gentilhomme de beaucoup de charme et tr\u00e8s cultiv\u00e9 qui avait pris toutefois une f\u00e2cheuse habitude de silence, ayant, ainsi qu\u2019il le disait un jour \u00e0 lady Agathe, dit tout ce qu\u2019il avait \u00e0 dire avant l\u2019\u00e2ge de trente ans. La voisine de lord Henry \u00e9tait Mme Vandeleur, une des vieilles amies de sa tante, une sainte parmi les femmes, mais si terriblement fagot\u00e9e qu\u2019elle faisait penser \u00e0 un livre de pri\u00e8res mal reli\u00e9.", "Heureusement pour lui elle avait de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 lord Faudel, m\u00e9diocrit\u00e9 intelligente et entre deux \u00e2ges, aussi chauve qu\u2019un expos\u00e9 minist\u00e9riel \u00e0 la Chambre les Communes, avec qui elle conversait de cette fa\u00e7on intens\u00e9ment s\u00e9rieuse qui est, il l\u2019avait souvent remarqu\u00e9, l\u2019impardonnable erreur o\u00f9 tombent les gens excellents et \u00e0 laquelle aucun d\u2019eux ne peut \u00e9chapper. \u2013 Nous parlions de ce jeune Dartmoor, lord Henry, s\u2019\u00e9cria la duchesse, lui faisant gaiement des signes par-dessus la table. Pensez-vous qu\u2019il \u00e9pousera r\u00e9ellement cette s\u00e9duisante jeune personne ? \u2013 Je pense qu\u2019elle a bien l\u2019intention de le lui proposer, Duchesse. \u2013 Quelle horreur ! s\u2019exclama lady Agathe, mais quelqu\u2019un interviendra. \u2013 Je sais de bonne source que son p\u00e8re tient un magasin de nouveaut\u00e9s en Am\u00e9rique, dit sir Thomas Burdon avec d\u00e9dain. \u2013 Mon oncle les croyait marchand de cochons, sir Thomas. \u2013 Des nouveaut\u00e9s ! Qu\u2019est-ce que c\u2019est que les nouveaut\u00e9s am\u00e9ricaines ? demanda la duchesse, avec un geste d\u2019\u00e9tonnement de sa grosse main lev\u00e9e. \u2013 Des romans am\u00e9ricains !", "r\u00e9pondit lord Henry en prenant un peu de caille. La duchesse parut embarrass\u00e9e. \u2013 Ne faites pas attention \u00e0 lui, ma ch\u00e8re, murmura lady Agathe, il ne sait jamais ce qu\u2019il dit. \u2013 Quand l\u2019Am\u00e9rique f\u00fbt d\u00e9couverte\u2026 , dit le radical, et il commen\u00e7a une fastidieuse dissertation. Comme tous ceux qui essayent d\u2019\u00e9puiser un sujet, il \u00e9puisait ses auditeurs. La duchesse soupira et profita de son droit d\u2019interrompre. \u2013 Pl\u00fbt \u00e0 Dieu qu\u2019on ne l\u2019eut jamais d\u00e9couverte ! s\u2019exclama-t-elle ; vraiment nos filles n\u2019ont pas de chances aujourd\u2019hui, c\u2019est tout \u00e0 fait injuste ! \u2013 Peut-\u00eatre apr\u00e8s tout, l\u2019Am\u00e9rique n\u2019a-t-elle jamais \u00e9t\u00e9 d\u00e9couverte, dit Mr Erskine. Pour ma part, je dirai volontiers qu\u2019elle est \u00e0 peine connue. \u2013 Oh ! nous avons cependant, vu des sp\u00e9cimens de ses habitantes, r\u00e9pondit la duchesse d\u2019un ton vague. Je dois confesser que la plupart sont tr\u00e8s jolies. Et leurs toilettes aussi. Elles s\u2019habillent toutes \u00e0 Paris. Je voudrais pouvoir en faire autant. \u2013 On dit que lorsque les bons Am\u00e9ricains meurent, ils vont \u00e0 Paris, chuchota sir Thomas, qui avait une ample r\u00e9serve de mots hors d\u2019usage. \u2013 Vraiment !", "et o\u00f9 vont les mauvais Am\u00e9ricains qui meurent ? demanda la duchesse. \u2013 Ils vont en Am\u00e9rique, dit lord Henry. Sir Thomas se renfrogna. \u2013 J\u2019ai peur que votre neveu ne soit pr\u00e9venu contre ce grand pays, dit-il \u00e0 lady Agathe, je l\u2019ai parcouru dans des trains fournis par les gouvernants qui, en pareil cas, sont extr\u00eamement civils, je vous assure que c\u2019est un enseignement que cette visite. \u2013 Mais faut-il donc que nous visitions Chicago pour notre \u00e9ducation, demanda plaintivement Mr Erskine\u2026 J\u2019augure peu du voyage. Sir Thomas leva les mains. \u2013 Mr Erskine de Treadley se soucie peu du monde. Nous autres, hommes pratiques, nous aimons \u00e0 voir les choses par nous-m\u00eames, au lieu de lire ce qu\u2019on en rapporte. Les Am\u00e9ricains sont un peuple extr\u00eamement int\u00e9ressant. Ils sont tout \u00e0 fait raisonnables. Je crois que c\u2019est la leur caract\u00e8re distinctif. Oui, Mr Erskine, un peuple absolument raisonnable, je vous assure qu\u2019il n\u2019y a pas de niaiseries chez les Am\u00e9ricains. \u2013 Quelle horreur !", "s\u2019\u00e9cria lord Henry, je peux admettre la force brutale, mais la raison brutale est insupportable. Il y a quelque chose d\u2019injuste dans son empire. Cela confond l\u2019intelligence. \u2013 Je ne vous comprends pas, dit sir Thomas, le visage empourpr\u00e9. \u2013 Moi, je comprends, murmura Mr Erskine avec un sourire. \u2013 Les paradoxes vont bien\u2026 remarqua le baronet. \u2013 \u00c9tait-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C\u2019est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la v\u00e9rit\u00e9. Pour \u00e9prouver la r\u00e9alit\u00e9 il faut la voir sur la corde raide. Quand les v\u00e9rit\u00e9s deviennent des acrobates nous pouvons les juger. \u2013 Mon Dieu ! dit lady Agathe, comme vous parlez, vous autres hommes !\u2026 Je suis s\u00fbre que je ne pourrai jamais vous comprendre. Oh ! Harry, je suis tout \u00e0 fait f\u00e2ch\u00e9e contre vous. Pourquoi essayez-vous de persuader \u00e0 notre charmant Mr Dorian Gray d\u2019abandonner l\u2019East End. Je vous assure qu\u2019il y serait appr\u00e9ci\u00e9. On aimerait beaucoup son talent. \u2013 Je veux qu\u2019il joue pour moi seul, s\u2019\u00e9cria lord Henry souriant, et regardant vers le bas de la table il saisit un coup d\u2019\u0153il brillant qui lui r\u00e9pondait. \u2013 Mais ils sont si malheureux \u00e0 Whitechapel, continua Lady Agathe. \u2013 Je puis sympathiser avec n\u2019importe quoi, except\u00e9 avec la souffrance, dit lord Henry en haussant les \u00e9paules.", "Je ne puis sympathiser avec cela. C\u2019est trop laid, trop horrible, trop affligeant. Il y a quelque chose de terriblement maladif dans la piti\u00e9 moderne. On peut s\u2019\u00e9mouvoir des couleurs, de la beaut\u00e9, de la joie de vivre. Moins on parle des plaies sociales, mieux cela vaut. \u2013 Cependant, l\u2019East End soul\u00e8ve un important probl\u00e8me, dit gravement sir Thomas avec un hochement de t\u00eate. \u2013 Tout \u00e0 fait, r\u00e9pondit le jeune lord. C\u2019est le probl\u00e8me de l\u2019esclavage et nous essayons de le r\u00e9soudre en amusant les esclaves. Le politicien le regarda avec anxi\u00e9t\u00e9. \u2013 Quels changements proposez-vous, alors ? demanda-t-il. Lord Henry se mit \u00e0 rire. \u2013 Je ne d\u00e9sire rien changer en Angleterre except\u00e9 la temp\u00e9rature, r\u00e9pondit-il, je suis parfaitement satisfait de la contemplation philosophique. Mais comme le dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle va \u00e0 la banqueroute, avec sa d\u00e9pense exag\u00e9r\u00e9e de sympathie, je proposerais d\u2019en appeler \u00e0 la science pour nous remettre dans le droit chemin. Le m\u00e9rite des \u00e9motions est de nous \u00e9garer, et le m\u00e9rite de la science est de n\u2019\u00eatre pas \u00e9mouvant. \u2013Mais nous avons de telles responsabilit\u00e9s, hasarda timidement Mme Vandeleur. \u2013 Terriblement graves !", "r\u00e9p\u00e9ta lady Agathe. Lord Henry regarda Mr Erskine. \u2013 L\u2019humanit\u00e9 se prend beaucoup trop au s\u00e9rieux ; c\u2019est le p\u00e9ch\u00e9 originel du monde. Si les hommes des cavernes avaient su rire, l\u2019Histoire serait bien diff\u00e9rente. \u2013 Vous \u00eates vraiment consolant, murmura la duchesse, je me sentais toujours un peu coupable lorsque je venais voir votre ch\u00e8re tante, car je ne trouve aucun int\u00e9r\u00eat dans l\u2019East End. D\u00e9sormais je serai capable de la regarder en face sans rougir. \u2013 Rougir est tr\u00e8s bien port\u00e9, duchesse, remarqua lord Henry. \u2013 Seulement lorsqu\u2019on est jeune, r\u00e9pondit-elle, mais quand une vieille lemme comme moi rougit, c\u2019est bien mauvais signe. Ah ! Lord Henry, je voudrais bien que vous m\u2019appreniez \u00e0 redevenir jeune ! Il r\u00e9fl\u00e9chit un moment. \u2013 Pouvez-vous vous rappeler un gros p\u00e9ch\u00e9 que vous auriez commis dans vos premi\u00e8res ann\u00e9es, demanda-t-il, la regardant par-dessus la table. \u2013 D\u2019un grand nombre, je le crains, s\u2019\u00e9cria-t-elle. \u2013Eh bien ! commettez-les encore, dit-il gravement. Pour redevenir jeune on n\u2019a gu\u00e8re qu\u2019\u00e0 recommencer ses folies. \u2013 C\u2019est une d\u00e9licieuse th\u00e9orie.", "Il faudra que je la mette en pratique. \u2013 Une dangereuse th\u00e9orie pronon\u00e7a sir Thomas, les l\u00e8vres pinc\u00e9es. Lady Agathe secoua la t\u00eate, mais ne put arriver \u00e0 para\u00eetre amus\u00e9e. Mr Erskine \u00e9coutait. \u2013 Oui ! continua lord Henry, c\u2019est un des grands secrets de la vie. Aujourd\u2019hui beaucoup de gens meurent d\u2019un bon sens terre \u00e0 terre et s\u2019aper\u00e7oivent trop tard que les seules choses qu\u2019ils regrettent sont leurs propres erreurs. Un rire courut autour de la table\u2026 Il jouait avec l\u2019id\u00e9e, la lan\u00e7ait, la transformait, la laissait \u00e9chapper pour la rattraper au vol ; il l\u2019irisait de son imagination, l\u2019ailant de paradoxes. L\u2019\u00e9loge de la folie s\u2019\u00e9leva jusqu\u2019\u00e0 la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, v\u00eatue de fantaisie, la robe tach\u00e9e de vin et enguirland\u00e9e de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Sil\u00e8ne pour sa sobri\u00e9t\u00e9. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effray\u00e9es.", "Ses pieds blancs foulaient l\u2019\u00e9norme pressoir o\u00f9 le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se r\u00e9pandant comme une lave \u00e9cumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray \u00e9taient fix\u00e9s sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un \u00eatre qu\u2019il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et pr\u00eater plus de couleurs encore \u00e0 son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspir\u00e9. Il ravit ses auditeurs \u00e0 eux-m\u00eames ; ils \u00e9cout\u00e8rent jusqu\u2019au bout ce joyeux air de fl\u00fbte. Dorian Gray ne l\u2019avait pas quitt\u00e9 des yeux, comme sous le charme, les sourires se succ\u00e9daient sur ses l\u00e8vres et l\u2019\u00e9tonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres. Enfin, la r\u00e9alit\u00e9 en livr\u00e9e moderne fit son entr\u00e9e dans la salle \u00e0 manger, sous la forme d\u2019un domestique qui vint annoncer \u00e0 la duchesse que sa voiture l\u2019attendait. Elle se tordit les bras dans un d\u00e9sespoir comique. \u2013 Que c\u2019est ennuyeux !", "s\u2019\u00e9cria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller \u00e0 un absurde meeting, qu\u2019il doit pr\u00e9sider aux Willis\u2019s Rooms. Si je suis en retard il sera s\u00fbrement furieux, et je ne puis avoir une sc\u00e8ne avec ce chapeau. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pi\u00e8ces. Non, il faut que je parte, ch\u00e8re Agathe. Au revoir, lord Henry, vous \u00eates tout \u00e0 fait d\u00e9licieux et terriblement d\u00e9moralisant. Je ne sais que dire de vos id\u00e9es. Il faut que vous veniez d\u00eener chez nous. Mardi par exemple, \u00eates-vous libre mardi ? \u2013 Pour vous j\u2019abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une r\u00e9v\u00e9rence. \u2013 Ah ! c\u2019est charmant, mais tr\u00e8s mal de votre part, donc, pensez \u00e0 venir ! et elle sortit majestueusement suivie de Lady Agathe et des autres dames. Quand lord Henry se fut rassis, Mr Erskine tourna autour de la table et prenant pr\u00e8s de lui une chaise, lui mit la main sur le bras. \u2013 Vous parlez comme un livre, dit-il, pourquoi n\u2019en \u00e9crivez-vous pas ? \u2013 J\u2019aime trop \u00e0 lire ceux des autres pour songer \u00e0 en \u00e9crire moi-m\u00eame, monsieur Erskine.", "J\u2019aimerais \u00e0 \u00e9crire un roman, en effet, mais un roman qui serait aussi adorable qu\u2019un tapis de Perse et aussi irr\u00e9el. Malheureusement, il n\u2019y a pas en Angleterre de public litt\u00e9raire except\u00e9 pour les journaux, les bibles et les encyclop\u00e9dies ; moins que tous les peuples du monde, les Anglais ont le sens de la beaut\u00e9 litt\u00e9raire. \u2013 J\u2019ai peur que vous n\u2019ayez raison, r\u00e9pondit Mr Erskine ; j\u2019ai eu moi-m\u00eame une ambition litt\u00e9raire, mais je l\u2019ai abandonn\u00e9e il y a longtemps. Et maintenant, mon cher et jeune ami, si vous me permettez de vous appeler ainsi, puis-je vous demander si vous pensiez r\u00e9ellement tout ce que vous nous avez dit en d\u00e9jeunant. \u2013 J\u2019ai compl\u00e8tement oubli\u00e9 ce que j\u2019ai dit, repartit lord Henry en souriant. \u00c9tait-ce tout \u00e0 fait mal ? \u2013 Tr\u00e8s mal, certainement ; je vous consid\u00e8re comme extr\u00eamement dangereux, et si quelque chose arrivait \u00e0 notre bonne duchesse, nous vous regarderions tous comme primordialement responsable. Oui, j\u2019aimerais \u00e0 causer de la vie avec vous.", "La g\u00e9n\u00e9ration \u00e0 laquelle j\u2019appartiens est ennuyeuse. Quelque jour que vous serez fatigu\u00e9 de la vie de Londres, venez donc \u00e0 Treadley, vous m\u2019exposerez votre philosophie du plaisir en buvant d\u2019un admirable Bourgogne que j\u2019ai le bonheur de poss\u00e9der. \u2013 J\u2019en serai charm\u00e9 ; une visite \u00e0 Treadley est une grande faveur. L\u2019h\u00f4te en est parfait et la biblioth\u00e8que aussi parfaite. \u2013 Vous compl\u00e9terez l\u2019ensemble, r\u00e9pondit le vieux gentleman avec un salut courtois. Et maintenant il faut que je prenne cong\u00e9 de votre excellente tante. Je suis attendu \u00e0 l\u2019Athen\u00e6um. C\u2019est l\u2019heure o\u00f9 nous y dormons. \u2013 Vous tous, Mr Erskine ? \u2013 Quarante d\u2019entre nous dans quarante fauteuils. Nous travaillons \u00e0 une acad\u00e9mie litt\u00e9raire anglaise. Lord Henry sourit et se leva. \u2013 Je vais au Parc, dit-il. Comme il sortait, Dorian Gray lui toucha le bras. \u2013 Laissez-moi aller avec vous, murmura-t-il. \u2013 Mais je pensais que vous aviez promis \u00e0 Basil Hallward d\u2019aller le voir. \u2013 Je voudrais d\u2019abord aller avec vous ; oui, je sens qu\u2019il faut que j\u2019aille avec vous.", "Voulez-vous ?\u2026 Et promettez-moi de me parler tout le temps. Personne ne parle aussi merveilleusement que vous. \u2013 Ah ! j\u2019ai bien assez parl\u00e9 aujourd\u2019hui, dit lord Henry en souriant. Tout ce que je d\u00e9sire maintenant, c\u2019est d\u2019observer. Vous pouvez venir avec moi, nous observerons, ensemble, si vous le d\u00e9sirez. Chapitre 4 Une apr\u00e8s-midi, un mois apr\u00e8s, Dorian Gray \u00e9tait allong\u00e9 en un luxueux fauteuil, dans la petite biblioth\u00e8que de la maison de lord Henry \u00e0 Mayfair. C\u2019\u00e9tait, en son genre, un charmant r\u00e9duit, avec ses hauts lambris de ch\u00eane oliv\u00e2tre, sa frise et son plafond cr\u00e8me rehauss\u00e9 de moulure, et son tapis de Perse couleur brique aux longues franges de soie. Sur une mignonne table de bois satin\u00e9, une statuette de Clodion \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019un exemplaire des \u00ab Cent Nouvelles \u00bb reli\u00e9 pour Marguerite de Valois par Clovis \u00c8ve, et sem\u00e9 des p\u00e2querettes d\u2019or que cette reine avait choisies pour embl\u00e8me. Dans de grands vases bleus de Chine, des tulipes panach\u00e9es \u00e9taient rang\u00e9es sur le manteau de la chemin\u00e9e.", "La vive lumi\u00e8re abricot d\u2019un jour d\u2019\u00e9t\u00e9 londonien entrait \u00e0 flots \u00e0 travers les petits losanges de plombs des fen\u00eatres. Lord Henry n\u2019\u00e9tait pas encore rentr\u00e9. Il \u00e9tait toujours en retard par principe, son opinion \u00e9tant que la ponctualit\u00e9 \u00e9tait un vol sur le temps. Aussi l\u2019adolescent semblait-il maussade, feuilletant d\u2019un doigt nonchalant une \u00e9dition illustr\u00e9e de Manon Lescaut qu\u2019il avait trouv\u00e9e sur un des rayons de la biblioth\u00e8que. Le tic-tac monotone de l\u2019horloge Louis XIV l\u2019aga\u00e7ait. Une fois ou deux il avait voulu partir\u2026 Enfin il per\u00e7ut un bruit de pas dehors et la porte s\u2019ouvrit. \u2013 Comme vous \u00eates en retard, Harry, murmura-t-il. \u2013 J\u2019ai peur que ce ne soit point Harry, Mr Gray, r\u00e9pondit une voix claire. Il leva vivement les yeux et se dressa\u2026 \u2013 Je vous demande pardon. Je croyais\u2026 \u2013 Vous pensiez que c\u2019\u00e9tait mon mari. Ce n\u2019est que sa femme. Il faut que je me pr\u00e9sente moi-m\u00eame. Je vous connais fort bien par vos photographies.", "Je pense que mon mari en a au moins dix-sept. \u2013 Non, pas dix-sept, lady Henry ? \u2013 Bon, dix-huit alors. Et je vous ai vu avec lui \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra la nuit derni\u00e8re. Elle riait nerveusement en lui parlant et le regardait de ses yeux de myosotis. C\u2019\u00e9tait une curieuse femme dont les toilettes semblaient toujours con\u00e7ues dans un acc\u00e8s de rage et mises dans une temp\u00eate. Elle \u00e9tait toujours en intrigue avec quelqu\u2019un et, comme son amour n\u2019\u00e9tait jamais pay\u00e9 de retour, elle avait gard\u00e9 toutes ses illusions. Elle essayait d\u2019\u00eatre pittoresque, mais ne r\u00e9ussissait qu\u2019\u00e0 \u00eatre d\u00e9sordonn\u00e9e. Elle s\u2019appelait Victoria et avait la manie inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e d\u2019aller \u00e0 l\u2019\u00e9glise. \u2013 C\u2019\u00e9tait \u00e0 Lohengrin, lady Henry, je crois ? \u2013 Oui, c\u2019\u00e9tait \u00e0 ce cher Lohengrin. J\u2019aime Wagner mieux que personne. Cela est si bruyant qu\u2019on peut causer tout le temps sans \u00eatre entendu. C\u2019est un grand avantage. Ne trouvez-vous pas, Mr Gray ?\u2026 Le m\u00eame rire nerveux et saccad\u00e9 tomba de ses l\u00e8vres fines, et elle se mit \u00e0 jouer avec un long coupe-papier d\u2019\u00e9caille. Dorian sourit en secouant la t\u00eate. \u2013 Je crains de n\u2019\u00eatre pas de cet avis, lady Henry, je ne parle jamais pendant la musique, du moins pendant la bonne musique.", "Si l\u2019on en entend de mauvaise, c\u2019est un devoir de la couvrir par le bruit d\u2019une conversation. \u2013 Ah ! voil\u00e0 une id\u00e9e d\u2019Harry, n\u2019est-ce pas, Mr Gray. J\u2019apprends toujours ses opinions par ses amis, c\u2019est m\u00eame le seul moyen que j\u2019aie de les conna\u00eetre. Mais ne croyez pas que je n\u2019aime pas la bonne musique. Je l\u2019adore ; mais elle me fait peur. Elle me rend par trop romanesque. J\u2019ai un culte pour les pianistes simplement. J\u2019en adorais deux \u00e0 la fois, ainsi que me le disait Harry. Je ne sais ce qu\u2019ils \u00e9taient. Peut-\u00eatre des \u00e9trangers. Ils le sont tous, et m\u00eame ceux qui sont n\u00e9s en Angleterre le deviennent bient\u00f4t, n\u2019est-il pas vrai ? C\u2019est tr\u00e8s habile de leur part et c\u2019est un hommage rendu \u00e0 l\u2019art de le rendre cosmopolite. Mais vous n\u2019\u00eates jamais venu \u00e0 mes r\u00e9unions, Mr Gray. Il faudra venir. Je ne puis point offrir d\u2019orchid\u00e9es, mais je n\u2019\u00e9pargne aucune d\u00e9pense pour avoir des \u00e9trangers.", "Ils vous font une chambr\u00e9e si pittoresque\u2026 Voici Harry ! Harry, je venais pour vous demander quelque chose, je ne sais plus quoi, et j\u2019ai trouv\u00e9 ici Mr Gray. Nous avons ou une amusante conversation sur la musique. Nous avons tout \u00e0 fait les m\u00eames id\u00e9es. Non ! je crois nos id\u00e9es tout \u00e0 fait diff\u00e9rentes, mais il a \u00e9t\u00e9 vraiment aimable. Je suis tr\u00e8s heureux de l\u2019avoir vu. \u2013 Je suis ravi, ma ch\u00e9rie, tout \u00e0 fait ravi, dit lord Henry \u00e9levant ses sourcils noirs et arqu\u00e9s et les regardant tous deux avec un sourire amus\u00e9. Je suis vraiment f\u00e2ch\u00e9 d\u2019\u00eatre si en retard, Dorian ; j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 Wardour Street chercher un morceau de vieux brocard et j\u2019ai d\u00fb marchander des heures ; aujourd\u2019hui, chacun sait le prix de toutes choses, et nul ne conna\u00eet la valeur de quoi que ce soit. \u2013 Je vais \u00eatre oblig\u00e9 de partir, s\u2019exclama lady Henry, rompant le silence d\u2019un intempestif \u00e9clat de rire.", "J\u2019ai promis \u00e0 la Duchesse de l\u2019accompagner en voiture. Au revoir, Mr Gray, au revoir Harry. Vous d\u00eenez dehors, je suppose ? Moi aussi. Peut-\u00eatre vous retrouverai-je chez Lady Thornbury. \u2013 Je le crois, ma ch\u00e8re amie, dit lord Henry en fermant la porte derri\u00e8re elle. Semblable \u00e0 un oiseau de paradis qui aurait pass\u00e9 la nuit dehors sous la pluie, elle s\u2019envola, laissant une subtile odeur de frangipane. Alors, il alluma une cigarette et se jeta sur le canap\u00e9. \u2013 N\u2019\u00e9pousez jamais une femme aux cheveux paille, Dorian, dit-il apr\u00e8s quelques bouff\u00e9es. \u2013 Pourquoi, Harry ? \u2013 Parce qu\u2019elles sont trop sentimentales. \u2013 Mais j\u2019aime les personnes sentimentales. \u2013 Ne vous mariez jamais, Dorian. Les hommes se marient par fatigue, les femmes par curiosit\u00e9 : tous sont d\u00e9sappoint\u00e9s. \u2013 Je ne crois pas que je sois en train de me marier, Harry. Je suis trop amoureux. Voil\u00e0 un de vos aphorismes, je le mets en pratique, comme tout ce que vous dites. \u2013 De qui \u00eates-vous amoureux ?", "demanda lord Henry apr\u00e8s une pause. \u2013 D\u2019une actrice, dit Dorian Gray rougissant. Lord Henry leva les \u00e9paules : \u2013 C\u2019est un d\u00e9but plut\u00f4t commun. \u2013 Vous ne diriez pas cela si vous l\u2019aviez vue, Harry. \u2013 Qui est-ce ? \u2013 Elle s\u2019appelle Sibyl Vane. \u2013 Je n\u2019en ai jamais entendu parler. \u2013 Ni personne. Mais on parlera d\u2019elle un jour. Elle est g\u00e9niale. \u2013 Mon cher enfant, aucune femme n\u2019est g\u00e9niale. Les femmes sont un sexe d\u00e9coratif. Elles n\u2019ont jamais rien \u00e0 dire, mais elles le disent d\u2019une fa\u00e7on charmante. Les femmes repr\u00e9sentent le triomphe de la mati\u00e8re sur l\u2019intelligence, de m\u00eame que les hommes repr\u00e9sentent le triomphe de l\u2019intelligence sur les m\u0153urs. \u2013 Harry, pouvez-vous dire ? \u2013 Mon cher Dorian, cela est absolument vrai. J\u2019analyse la femme en ce moment, aussi dois-je la conna\u00eetre. Le sujet est moins abstrait que je ne croyais. Je trouve en somme qu\u2019il n\u2019y a que deux sortes de femmes, les naturelles, et les fard\u00e9es.", "Les femmes naturelles sont tr\u00e8s utiles ; si vous voulez acqu\u00e9rir une r\u00e9putation de respectabilit\u00e9, vous n\u2019avez gu\u00e8re qu\u2019\u00e0 les conduire souper. Les autres femmes sont tout \u00e0 fait agr\u00e9ables. Elles commettent une faute, toutefois. Elles se fardent pour essayer de se rajeunir. Nos grand-m\u00e8res se fardaient pour para\u00eetre plus brillantes. Le \u00ab Rouge \u00bb et l\u2019Esprit allaient ensemble. Tout cela est fini. Tant qu\u2019une femme peut para\u00eetre dix ans plus jeune que sa propre fille, elle est parfaitement satisfaite. Quant \u00e0 la conversation, il n\u2019y a que cinq femmes dans Londres qui vaillent la peine qu\u2019on leur parle, et deux d\u2019entre elles ne peuvent \u00eatre re\u00e7ues dans une soci\u00e9t\u00e9 qui se respecte. \u00c0 propos, parlez-moi de votre g\u00e9nie. Depuis quand la connaissez-vous ? \u2013 Ah ! Harry, vos id\u00e9es me terrifient. \u2013 Ne faites pas attention. Depuis quand la connaissez-vous ? \u2013 Depuis trois semaines. \u2013 Et comment l\u2019avez-vous rencontr\u00e9e ? \u2013 Je vous le dirai, Harry ; mais il ne faut pas vous moquer de moi\u2026 Apr\u00e8s tout, cela ne serait jamais arriv\u00e9, si je ne vous avais rencontr\u00e9.", "Vous m\u2019aviez rempli d\u2019un ardent d\u00e9sir de tout savoir de la vie. Pendant des jours apr\u00e8s notre rencontre quelque chose de nouveau semblait battre dans mes veines. Lorsque je fl\u00e2nais dans Hyde Park ou que je descendais Piccadilly, je regardais tous les passants, imaginant avec une curiosit\u00e9 folle quelle sorte d\u2019existence ils pouvaient mener. Quelques-uns me fascinaient. D\u2019autres me remplissaient de terreur. Il y avait comme un exquis poison dans l\u2019air. J\u2019avais la passion de ces sensations\u2026 Eh bien, un soir, vers sept heures, je r\u00e9solus de sortir en qu\u00eate de quelque aventure. Je sentais que notre gris et monstrueux Londres, avec ses millions d\u2019habitants, ses sordides p\u00e9cheurs et ses p\u00e9ch\u00e9s splendides, comme vous disiez, devait avoir pour moi quelque chose en r\u00e9serve. J\u2019imaginais mille choses. Le simple danger me donnait une sorte de joie. Je me rappelais tout ce que vous m\u2019aviez dit durant cette merveilleuse soir\u00e9e o\u00f9 nous d\u00een\u00e2mes ensemble pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 propos de la recherche de la Beaut\u00e9 qui est le vrai secret de l\u2019existence.", "Je ne sais trop ce que j\u2019attendais, mais je me dirigeai vers l\u2019Est et me perdis bient\u00f4t dans un labyrinthe de ruelles noires et farouches et de squares aux gazons pel\u00e9s. Vers huit heures et demie, je passai devant un absurde petit th\u00e9\u00e2tre tout flamboyant de ses rampes de gaz et de ses affiches multicolores. Un hideux juif portant le plus \u00e9tonnant gilet que j\u2019aie vu de ma vie, se tenait \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, fumant un ignoble cigare. Il avait des boucles graisseuses et un \u00e9norme diamant brillait sur le plastron tach\u00e9 de sa chemise. \u00ab Voulez-vous une loge, mylord ? me dit-il d\u00e8s qu\u2019il m\u2019aper\u00e7ut en \u00f4tant son chapeau avec une servilit\u00e9 importante. Il y avait quelque chose en lui, Harry, qui m\u2019amusa. C\u2019\u00e9tait un vrai monstre. Vous rirez de moi, je le sais, mais en v\u00e9rit\u00e9 j\u2019entrai et je payai cette loge une guin\u00e9e. Aujourd\u2019hui, je ne pourrais dire comment cela se fit, et pourtant si ce n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9, mon cher Harry, si ce n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9, j\u2019aurais manqu\u00e9 le plus magnifique roman de toute ma vie\u2026 Je vois que vous riez.", "C\u2019est mal \u00e0 vous. \u2013 Je ne ris pas, Dorian ; tout au moins je ne ris pas de vous, mais il ne faut pas dire : le plus magnifique roman de toute votre vie. Il faut dire le premier roman de votre vie. Vous serez toujours aim\u00e9, et vous serez toujours amoureux. Une grande passion est le lot de ceux qui n\u2019ont rien \u00e0 faire. C\u2019est la seule utilit\u00e9 des classes d\u00e9s\u0153uvr\u00e9es dans un pays. N\u2019ayez crainte. Des joies exquises vous attendent. Ceci n\u2019en est que le commencement. \u2013 Me croyez-vous d\u2019une nature si futile, s\u2019\u00e9cria Dorian Gray, maussade. \u2013 Non, je la crois profonde. \u2013 Que voulez-vous dire ? \u2013 Mon cher enfant, ceux qui n\u2019aiment qu\u2019une fois dans leur vie sont les v\u00e9ritables futiles. Ce qu\u2019ils appellent leur loyaut\u00e9 et leur fid\u00e9lit\u00e9, je l\u2019appelle ou le sommeil de l\u2019habitude ou leur d\u00e9faut d\u2019imagination. La fid\u00e9lit\u00e9 est \u00e0 la vie sentimentale ce que la stabilit\u00e9 est \u00e0 la vie intellectuelle, simplement un aveu d\u2019impuissance.", "La fid\u00e9lit\u00e9 ! je l\u2019analyserai un jour. La passion de la propri\u00e9t\u00e9 est en elle. Il y a bien des choses que nous abandonnerions si nous n\u2019avions peur que d\u2019autres puissent les ramasser. Mais je ne veux pas vous interrompre. Continuez votre r\u00e9cit. \u2013 Bien. Je me trouvais donc assis dans une affreuse petite loge, face \u00e0 face avec un tr\u00e8s vulgaire rideau d\u2019entracte. Je me mis \u00e0 contempler la salle. C\u2019\u00e9tait une clinquante d\u00e9coration de cornes d\u2019abondance et d\u2019amours ; on eut dit une pi\u00e8ce mont\u00e9e pour un mariage de troisi\u00e8me classe. Les galeries et le parterre \u00e9taient tout \u00e0 fait bond\u00e9s de spectateurs, mais les deux rangs de fauteuils sales \u00e9taient absolument vides et il y avait tout juste une personne dans ce que je supposais qu\u2019ils devaient appeler le balcon. Des femmes circulaient avec des oranges et de la bi\u00e8re au gingembre ; il se faisait une terrible consommation de noix. \u2013 \u00c7a devait \u00eatre comme aux jours glorieux du drame anglais. \u2013 Tout \u00e0 fait, j\u2019imagine, et fort d\u00e9courageant.", "Je commen\u00e7ais \u00e0 me demander ce que je pourrais bien faire, lorsque je jetai les yeux sur le programme. Que pensez-vous qu\u2019on jou\u00e2t, Harry ? \u2013 Je suppose \u00ab L\u2019idiot, ou le muet innocent \u00bb. Nos p\u00e8res aimaient assez ces sortes de pi\u00e8ces. Plus je vis, Dorian, plus je sens vivement que ce qui \u00e9tait bon pour nos p\u00e8res, n\u2019est pas bon pour nous. En art, comme en politique, les grands-p\u00e8res ont toujours tort. \u2013 Ce spectacle \u00e9tait assez bon pour nous, Harry. C\u2019\u00e9tait \u00ab Rom\u00e9o et Juliette \u00bb ; Je dois avouer que je fus un peu contrari\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e de voir jouer Shakespeare dans un pareil bouiboui. Cependant, j\u2019\u00e9tais en quelque sorte intrigu\u00e9. \u00c0 tout hasard je me d\u00e9cidai \u00e0 attendre le premier acte. Il y avait un maudit orchestre, dirig\u00e9 par un jeune H\u00e9breu assis devant un piano en ruines qui me donnait l\u2019envie de m\u2019en aller, mais le rideau se leva, la pi\u00e8ce commen\u00e7a. Rom\u00e9o \u00e9tait un gros gentleman assez \u00e2g\u00e9, avec des sourcils noircis au bouchon, une voix rauque de trag\u00e9die et une figure comme un baril \u00e0 bi\u00e8re.", "Mercutio \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s aussi laid. Il jouait comme ces com\u00e9diens de bas \u00e9tage qui ajoutent leurs insanit\u00e9s \u00e0 leurs r\u00f4les et semblait \u00eatre dans les termes les plus amicaux avec le parterre. Ils \u00e9taient tous deux aussi grotesques que les d\u00e9cors ; on eut pu se croire dans une baraque foraine. Mais Juliette ! Harry, imaginez une jeune fille de dix-sept ans \u00e0 peine, avec une figure comme une fleur, une petite t\u00eate grecque avec des nattes roul\u00e9es ch\u00e2tain fonc\u00e9, des yeux de passion aux profondeurs violettes et des l\u00e8vres comme des p\u00e9tales de rose. C\u2019\u00e9tait la plus adorable cr\u00e9ature que j\u2019aie vue de ma vie. Vous m\u2019avez dit une fois que le path\u00e9tique vous laissait insensible. Mais cette beaut\u00e9, cette simple, beaut\u00e9 eut rempli vos yeux de larmes. Je vous assure. Harry, je ne pus \u00e0 peine voir cette jeune fille qu\u2019\u00e0 travers la bu\u00e9e de larmes qui me monta aux paupi\u00e8res. Et sa voix ! jamais je n\u2019ai entendu une pareille voix.", "Elle parlait tr\u00e8s bas tout d\u2019abord, avec des notes profondes et m\u00e9lodieuses : comme si sa parole ne devait tomber que dans une oreille, puis ce fut un peu plus haut et le son ressemblait \u00e0 celui d\u2019une fl\u00fbte ou d\u2019un hautbois lointain. Dans la sc\u00e8ne du jardin, il avait la tremblante extase que l\u2019on per\u00e7oit avant l\u2019aube lorsque chantent les rossignols. Il y avait des moments, un peu apr\u00e8s, o\u00f9 cette voix empruntait la passion sauvage des violons. Vous savez combien une voix peut \u00e9mouvoir. Votre voix et celle de Sibyl Vane sont deux musiques que je n\u2019oublierai jamais. Quand je ferme les yeux, je les entends, et chacune d\u2019elle dit une chose diff\u00e9rente. Je ne sais laquelle suivre. Pourquoi ne l\u2019aimerai-je pas, Harry ? Je l\u2019aime. Elle est tout pour moi dans la vie. Tous les soirs je vais la voir jouer. Un jour elle est Rosalinde et le jour suivant, Imog\u00e8ne. Je l\u2019ai vue mourir dans l\u2019horreur sombre d\u2019un tombeau italien, aspirant le poison aux l\u00e8vres de son amant.", "Je l\u2019ai suivie, errant dans la for\u00eat d\u2019Ardennes, d\u00e9guis\u00e9e en joli gar\u00e7on, v\u00eatue du pourpoint et des chausses, coiff\u00e9e d\u2019un mignon chaperon. Elle \u00e9tait folle et se trouvait en face d\u2019un roi coupable \u00e0 qui elle donnait \u00e0 porter de la rue et faisait prendre des herbes am\u00e8res. Elle \u00e9tait innocente et les mains noires de la jalousie \u00e9treignaient sa gorge fr\u00eale comme un roseau. Je l\u2019ai vue dans tous les temps et dans tous les costumes. Les femmes ordinaires ne frappent point nos imaginations. Elles sont limit\u00e9es \u00e0 leur \u00e9poque. Aucune magie ne peut jamais les transfigurer. On conna\u00eet leur c\u0153ur comme on conna\u00eet leurs chapeaux. On peut toujours les p\u00e9n\u00e9trer. Il n\u2019y a de myst\u00e8re dans aucune d\u2019elles. Elles conduisent dans le parc le matin et babillent aux th\u00e9s de l\u2019apr\u00e8s-midi. Elles ont leurs sourires st\u00e9r\u00e9otyp\u00e9s et leurs mani\u00e8res \u00e0 la mode. Elles sont parfaitement limpides. Mais une actrice ! Combien diff\u00e9rente est une actrice ! Harry !", "pourquoi ne m\u2019avez-vous pas dit que le seul \u00eatre digne d\u2019amour est une actrice. \u2013 Parce que j\u2019en ai tant aim\u00e9, Dorian. \u2013 Oh oui. d\u2019affreuses cr\u00e9atures avec des cheveux teints et des figures peintes. \u2013 Ne m\u00e9prisez pas les cheveux teints et les figures peintes ; cela \u00e0 quelquefois un charme extraordinaire, dit lord Henry. \u2013 Je voudrais maintenant ne vous avoir point parl\u00e9 de Sibyl Vane. \u2013 Vous n\u2019auriez pu faire autrement, Dorian. Toute votre vie, d\u00e9sormais, vous me direz ce que vous ferez. \u2013 Oui, Harry, je crois que cela est vrai. Je ne puis m\u2019emp\u00eacher de tout vous dire. Vous avez sur moi une singuli\u00e8re influence. Si jamais je commettais un crime j\u2019accourrais vous le confesser. Vous me comprendriez. \u2013 Les gens comme vous, fatidiques rayons de soleil de l\u2019existence, ne commettent point de crimes, Dorian. Mais je vous suis tout de m\u00eame tr\u00e8s oblig\u00e9 du compliment. Et maintenant, dites-moi \u2013 passez-moi les allumettes comme un gentil gar\u00e7on\u2026 merci \u2013 o\u00f9 en sont vos relations avec Sibyl Vane. Dorian Gray bondit sur ses pieds, les joues empourpr\u00e9es, l\u2019\u0153il en feu : \u2013 Harry !", "Sibyl Vane est sacr\u00e9e. \u2013 Il n\u2019y a que les choses sacr\u00e9es qui m\u00e9ritent d\u2019\u00eatre recherch\u00e9es, Dorian, dit lord Harry d\u2019une voix \u00e9trangement p\u00e9n\u00e9trante. Mais pourquoi vous inqui\u00e9ter ? Je suppose qu\u2019elle sera \u00e0 vous quelque jour. Quand on est amoureux, on s\u2019abuse d\u2019abord soi-m\u00eame et on finit toujours par abuser les autres. C\u2019est ce que le monde appelle un roman. Vous la connaissez, en tout cas, j\u2019imagine ? \u2013 Certes, je la connais. D\u00e8s la premi\u00e8re soir\u00e9e que je fus \u00e0 ce th\u00e9\u00e2tre, le vilain juif vint tourner autour de ma loge \u00e0 la fin du spectacle et m\u2019offrit de me conduire derri\u00e8re la toile pour me pr\u00e9senter \u00e0 elle. Je m\u2019emportai contre lui, et lui dit que Juliette \u00e9tait morte depuis des si\u00e8cles et que son corps reposait dons un tombeau de marbre \u00e0 V\u00e9rone. Je compris \u00e0 son regard de morne stupeur qu\u2019il eut l\u2019impression que j\u2019avais bu trop de Champagne ou d\u2019autre chose. \u2013 Je n\u2019en suis pas surpris. \u2013 Alors il me demanda si j\u2019\u00e9crivais dans quelque feuille.", "Je lui r\u00e9pondis que je n\u2019en lisais jamais aucune. Il en parut terriblement d\u00e9sappoint\u00e9, puis il me confia que tous les critiques dramatiques \u00e9taient ligu\u00e9s contre lui et qu\u2019ils \u00e9taient tous \u00e0 vendre. \u2013 Je ne puis rien dire du premier point, mais pour le second, \u00e0 en juger par les apparences, ils ne doivent pas co\u00fbter bien cher. \u2013 Oui, mais il paraissait croire qu\u2019ils \u00e9taient au-dessus de ses moyens, dit Dorian en riant. \u00c0 ce moment, on \u00e9teignit les lumi\u00e8res du th\u00e9\u00e2tre et je dus me retirer. Il voulut me faire go\u00fbter des cigares qu\u2019il recommandait fortement ; je d\u00e9clinais l\u2019offre. Le lendemain soir, naturellement, je revins. D\u00e8s qu\u2019il me vit, il me fit une profonde r\u00e9v\u00e9rence et m\u2019assura que j\u2019\u00e9tais un magnifique protecteur des arts. C\u2019\u00e9tait une redoutable brute, bien qu\u2019il e\u00fbt une passion extraordinaire pour Shakespeare. Il me dit une fois, avec orgueil, que ses cinq banqueroutes \u00e9taient enti\u00e8rement dues au \u00ab Barde \u00bb comme il l\u2019appelait avec insistance.", "Il semblait y voir un titre de gloire. \u2013 C\u2019en \u00e9tait un, mon cher Dorian, un v\u00e9ritable. Beaucoup de gens font faillite pour avoir trop os\u00e9 dans cette \u00e8re de prose. Se ruiner pour la po\u00e9sie est un honneur. Mais quand avez-vous parl\u00e9 pour la premi\u00e8re fois \u00e0 Miss Sibyl Vane ? \u2013 Le troisi\u00e8me soir. Elle avait jou\u00e9 Rosalinde. Je ne pouvais m\u2019y d\u00e9cider. Je lui avais jet\u00e9 des fleurs et elle m\u2019avait regard\u00e9, du moins je me le figurais. Le vieux juif insistait. Il se montra r\u00e9solu \u00e0 me conduire sur le th\u00e9\u00e2tre, si bien que je consentis. C\u2019est curieux, n\u2019est-ce pas, ce d\u00e9sir de ne pas faire sa connaissance ? \u2013 Non, je ne trouve pas. \u2013 Mon cher Harry, pourquoi donc ? \u2013 Je vous le dirai une autre fois. Pour le moment je voudrais savoir ce qu\u2019il advint de la petite ? \u2013 Sibyl ? Oh ! elle \u00e9tait si timide, si charmante. Elle est comme une enfant ; ses yeux s\u2019ouvraient tout grands d\u2019\u00e9tonnement lorsque je lui parlais de son talent ; elle semble tout \u00e0 fait inconsciente de son pouvoir.", "Je crois que nous \u00e9tions un peu \u00e9nerv\u00e9s. Le vieux juif grima\u00e7ait dans le couloir du foyer poussi\u00e9reux, p\u00e9rorant sur notre compte, tandis que nous restions \u00e0 nous regarder comme des enfants. Il s\u2019obstinait \u00e0 m\u2019appeler \u00ab my lord \u00bb et je fus oblig\u00e9 d\u2019assurer \u00e0 Sibyl que je n\u2019\u00e9tais rien de tel. Elle me dit simplement : \u00ab Vous avez bien plut\u00f4t l\u2019air d\u2019un prince, je veux vous appeler le prince Charmant. \u00bb \u2013 Ma parole, Dorian, miss Sibyl sait tourner un compliment ! \u2013 Vous ne la comprenez pas, Harry. Elle me consid\u00e9rait comme un h\u00e9ros de th\u00e9\u00e2tre. Elle ne sait rien de la vie. Elle vit avec sa m\u00e8re, une vieille femme fl\u00e9trie qui jouait le premier soir Lady Capulet dans une sorte de peignoir rouge magenta, et semblait avoir connu des jours meilleurs. \u2013 Je connais cet air-l\u00e0. Il me d\u00e9courage, murmura lord Harry, en examinant ses bagues. \u2013 Le juif voulait me raconter son histoire, mais je lui dis qu\u2019elle ne m\u2019int\u00e9ressait pas. \u2013 Vous avez eu raison.", "Il y a quelque chose d\u2019infiniment mesquin dans les trag\u00e9dies des autres. \u2013 Sibyl est le seul \u00eatre qui m\u2019int\u00e9resse. Que m\u2019importe d\u2019o\u00f9 elle vient ? De sa petite t\u00eate \u00e0 son pied mignon, elle est divine, absolument. Chaque soir de ma vie, je vais la voir jouer et chaque soir elle est plus merveilleuse. \u2013 Voil\u00e0 pourquoi, sans doute, vous ne d\u00eenez plus jamais avec moi. Je pensais bien que vous aviez quelque roman en train ; je ne me trompais pas, mais \u00e7a n\u2019est pas tout \u00e0 fait ce que j\u2019attendais. \u2013 Mon cher Harry, nous d\u00e9jeunons ou nous soupons tous les jours ensemble, et j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra avec vous plusieurs fois, dit Dorian ouvrant ses yeux bleus \u00e9tonn\u00e9s. \u2013 Vous venez toujours si horriblement tard. \u2013 Mais je ne puis m\u2019emp\u00eacher d\u2019aller voir jouer Sibyl, s\u2019\u00e9cria-t-il, m\u00eame pour un seul acte. J\u2019ai faim de sa pr\u00e9sence ; et quand je songe \u00e0 l\u2019\u00e2me merveilleuse qui se cache dans ce petit corps d\u2019ivoire, je suis rempli d\u2019angoisse ! \u2013 Vous pouvez d\u00eener avec moi ce soir, Dorian, n\u2019est-ce pas ? Il secoua la t\u00eate. \u2013 Ce soir elle est Imog\u00e8ne, r\u00e9pondit-il, et demain elle sera Juliette. \u2013 Quand est-elle Sibyl Vane ? \u2013 Jamais. \u2013 Je vous en f\u00e9licite. \u2013 Comme vous \u00eates m\u00e9chant !", "Elle est toutes les grandes h\u00e9ro\u00efnes du monde en une seule personne. Elle est plus qu\u2019une individualit\u00e9. Vous riez, je vous ai dit qu\u2019elle avait du g\u00e9nie. Je l\u2019aime ; il faut que je me fasse aimer d\u2019elle. Vous qui connaissez tous les secrets de la vie, dites-moi comment faire pour que Sibyl Vane m\u2019aime ! Je veux rendre Rom\u00e9o jaloux ! Je veux que tous les amants de jadis nous entendent rire et en deviennent tristes ! Je veux qu\u2019un souffle de notre passion ranime leurs cendres, le r\u00e9veille dans leur peine ! Mon Dieu ! Harry, comme je l\u2019adore ! Il allait et venait dans la pi\u00e8ce en marchant ; des taches rouges de fi\u00e8vre enflammaient ses joues. Il \u00e9tait terriblement surexcit\u00e9. Lord Henry le regardait avec un subtil sentiment du plaisir. Comme il \u00e9tait diff\u00e9rent, maintenant, du jeune gar\u00e7on timide, apeur\u00e9, qu\u2019il avait rencontr\u00e9 dans l\u2019atelier de Basil Hallward. Son naturel s\u2019\u00e9tait d\u00e9velopp\u00e9 comme une fleur, \u00e9panoui en ombelles d\u2019\u00e9carlate.", "Son \u00e2me \u00e9tait sortie de sa retraite cach\u00e9e, et le d\u00e9sir l\u2019avait rencontr\u00e9e. \u2013 Et que vous proposez-vous de faire, dit lord Henry, enfin. \u2013 Je voudrais que vous et Basil veniez avec moi la voir jouer un de ces soirs. Je n\u2019ai pas le plus l\u00e9ger doute du r\u00e9sultat. Vous reconna\u00eetrez certainement son talent. Alors nous la retirerons des mains du juif. Elle est engag\u00e9e avec lui pour trois ans, au moins pour deux ans et huit mois \u00e0 pr\u00e9sent. J\u2019aurai quelque chose a payer, sans doute. Quand cela sera fait, je prendrai un th\u00e9\u00e2tre du West-End et je la produirai convenablement. Elle rendra le monde aussi fou que moi. \u2013 Cela serait impossible, mon cher enfant. \u2013 Oui, elle le fera. Elle n\u2019a pas que du talent, que l\u2019instinct consomm\u00e9 de l\u2019art, elle a aussi une vraie personnalit\u00e9 et vous m\u2019avez dit souvent que c\u2019\u00e9taient les personnalit\u00e9s et non les talents qui remuaient leur \u00e9poque. \u2013 Bien, quand irons-nous ? \u2013 Voyons, nous sommes mardi aujourd\u2019hui.", "Demain ! Elle joue Juliette demain. \u2013 Tr\u00e8s bien, au Bristol \u00e0 huit heures. J\u2019am\u00e8nerai Basil. \u2013 Non, pas huit heures, Harry, s\u2019il vous pla\u00eet. Six heures et demie. Il faut que nous soyons l\u00e0 avant le lever du rideau. Nous devons la voir dans le premier acte, quand elle rencontre Rom\u00e9o. \u2013 Six heures et demie ! En voil\u00e0 une heure ! Ce sera comme pour un th\u00e9 ou une lecture de roman anglais. Mettons sept heures. Aucun gentleman ne d\u00eene avant sept heures. Verrez-vous Basil ou dois-je lui \u00e9crire ? \u2013 Cher Basil ! je ne l\u2019ai pas vu depuis une semaine. C\u2019est vraiment mal \u00e0 moi, car il m\u2019a envoy\u00e9 mon portrait dans un merveilleux cadre, sp\u00e9cialement dessin\u00e9 par lui, et quoique je sois un peu jaloux de la peinture qui est d\u2019un mois plus jeune que moi, je dois reconna\u00eetre que je m\u2019en d\u00e9lecte. Peut-\u00eatre vaudrait-il mieux que vous lui \u00e9criviez, je ne voudrais pas le voir seul.", "Il me dit des choses qui m\u2019ennuient, il me donne de bons conseils. Lord Henry sourit : \u2013 On aime beaucoup \u00e0 se d\u00e9barrasser de ce dont on a le plus besoin. C\u2019est ce que j\u2019appelle l\u2019ab\u00eeme de la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. \u2013 Oh ! Basil est le meilleur de mes camarades, mais il me semble un peu philistin. Depuis que je vous connais, Harry, j\u2019ai d\u00e9couvert cela. \u2013 Basil, mon cher enfant, met tout ce qu\u2019il y a de charmant en lui, dans ses \u0153uvres. La cons\u00e9quence en est qu\u2019il ne garde pour sa vie que ses pr\u00e9jug\u00e9s, ses principes et son sens commun. Les seuls artistes que j\u2019aie connus et qui \u00e9taient personnellement d\u00e9licieux \u00e9taient de mauvais artistes. Les vrais artistes n\u2019existent que dans ce qu\u2019ils font et ne pr\u00e9sentent par suite aucun int\u00e9r\u00eat en eux-m\u00eames. Un grand po\u00e8te, un vrai grand po\u00e8te, est le plus prosa\u00efque des \u00eatres. Mais les po\u00e8tes inf\u00e9rieurs sont les plus charmeurs des hommes. Plus ils riment mal, plus ils sont pittoresques.", "Le simple fait d\u2019avoir publi\u00e9 un livre de sonnets de second ordre, rend un homme parfaitement irr\u00e9sistible. Il vit le po\u00e8me qu\u2019il ne peut \u00e9crire ; les autres \u00e9crivent le po\u00e8me qu\u2019ils n\u2019osent r\u00e9aliser. \u2013 Je crois que c\u2019est vraiment ainsi, Harry ? dit Dorian Gray parfumant son mouchoir \u00e0 un gros flacon au bouchon d\u2019or qui se trouvait sur la table. Cela doit \u00eatre puisque vous le dites. Et maintenant je m\u2019en vais. Imog\u00e8ne m\u2019attend, n\u2019oubliez pas pour demain\u2026 Au revoir. D\u00e8s qu\u2019il fut parti, les lourdes paupi\u00e8res de lord Henry se baiss\u00e8rent et il se mit il r\u00e9fl\u00e9chir. Certes, peu d\u2019\u00eatres l\u2019avaient jamais int\u00e9ress\u00e9 au m\u00eame point que Dorian Gray et m\u00eame la passion de l\u2019adolescent pour quelque autre lui causait une affre l\u00e9g\u00e8re d\u2019ennui ou de jalousie. Il en \u00e9tait content. Il se devenait \u00e0 lui-m\u00eame ainsi un plus int\u00e9ressant sujet d\u2019\u00e9tudes. Il avait toujours \u00e9t\u00e9 domin\u00e9 par le go\u00fbt des sciences, mais les sujets ordinaires des sciences naturelles lui avaient paru vulgaires et sans int\u00e9r\u00eat.", "De sorte qu\u2019il avait commenc\u00e9 \u00e0 s\u2019analyser lui-m\u00eame et finissait par analyser les autres. La vie humaine, voil\u00e0 ce qui paraissait la seule chose digne d\u2019investigation. Nulle autre chose par comparaison, n\u2019avait la moindre valeur. C\u2019\u00e9tait vrai que quiconque regardait la vie et son \u00e9trange creuset de douleurs et de joies, ne pouvait supporter sur sa face le masque de verre du chimiste, ni emp\u00eacher les vapeurs sulfureuses de troubler son cerveau et d\u2019embuer son imagination de monstrueuses fantaisies et de r\u00eaves difformes. Il y avait des poisons si subtils que pour conna\u00eetre leurs propri\u00e9t\u00e9s, il fallait les \u00e9prouver soi-m\u00eame. Il y avait des maladies si \u00e9tranges qu\u2019il fallait les avoir support\u00e9es pour en arriver \u00e0 comprendre leur nature. Et alors, quelle r\u00e9compense ! Combien merveilleux devenait le monde entier ! Noter l\u2019\u00e2pre et \u00e9trange logique des passions, la vie d\u2019\u00e9motions et de couleurs de l\u2019intelligence, observer o\u00f9 elles se rencontrent et o\u00f9 elles se s\u00e9parent, comment elles vinrent \u00e0 l\u2019unisson et comment elles discordent, il y avait \u00e0 cela une v\u00e9ritable jouissance !", "Qu\u2019en importait le prix ? On ne pouvait jamais payer trop cher de telles sensations. Il avait conscience \u2013 et cette pens\u00e9e faisait \u00e9tinceler de plaisir ses yeux d\u2019agate brune \u2013 que c\u2019\u00e9tait \u00e0 cause de certains mots de lui, des mots musicaux, dits sur un ton musical que l\u2019\u00e2me de Dorian Gray s\u2019\u00e9tait tourn\u00e9e vers cette blanche jeune fille et \u00e9tait tomb\u00e9e en adoration devant elle. L\u2019adolescent \u00e9tait en quelque sorte sa propre cr\u00e9ation. Il l\u2019avait fait s\u2019ouvrir pr\u00e9matur\u00e9ment \u00e0 la vie. Cela \u00e9tait bien quelque chose. Les gens ordinaires attendent que la vie leur d\u00e9couvre elle-m\u00eame ses secrets, mais au petit nombre, \u00e0 l\u2019\u00e9lite, ses myst\u00e8res \u00e9taient r\u00e9v\u00e9l\u00e9s avant que le voile en f\u00fbt arrach\u00e9. Quelquefois c\u2019\u00e9tait un effet de l\u2019art, et particuli\u00e8rement de la litt\u00e9rature qui s\u2019adresse directement aux passions et \u00e0 l\u2019intelligence. Mais de temps en temps, une personnalit\u00e9 complexe prenait la place de l\u2019art, devenait vraiment ainsi en son genre une v\u00e9ritable \u0153uvre d\u2019art, la vie ayant ses chefs-d\u2019\u0153uvre, tout comme la po\u00e9sie, la sculpture ou la peinture. Oui, l\u2019adolescent \u00e9tait pr\u00e9coce.", "Il moissonnait au printemps. La pouss\u00e9e de la passion et de la jeunesse \u00e9tait en lui, mais il devenait peu \u00e0 peu conscient de lui-m\u00eame. C\u2019\u00e9tait une joie de l\u2019observer. Avec sa belle figure et sa belle \u00e2me, il devait faire r\u00eaver. Pourquoi s\u2019inqui\u00e9ter de la fa\u00e7on dont cela finirait, ou si cela, m\u00eame devait avoir une fin !\u2026 Il \u00e9tait comme une de ses gracieuses figures d\u2019un spectacle, dont les joies nous sont \u00e9trang\u00e8res, mais dont les chagrin nous \u00e9veillent au sentiment de la beaut\u00e9, et dont les blessures sont comme des roses rouges. L\u2019\u00e2me et le corps, le corps et l\u2019\u00e2me, quels myst\u00e8res ! Il y a de l\u2019animalit\u00e9 dans l\u2019\u00e2me, et le corps a ses moments de spiritualit\u00e9. Les sens peuvent s\u2019affiner et l\u2019intelligence se d\u00e9grader. Qui pourrait dire o\u00f9 cessent les impulsions de la chair et o\u00f9 commencent les suggestions psychiques. Combien sont born\u00e9es les arbitraires d\u00e9finitions des psychologues ! Et quelle difficult\u00e9 de d\u00e9cider entre les pr\u00e9tentions des diverses \u00e9coles !", "L\u2019\u00e2me \u00e9tait-elle une ombre recluse dans la maison du p\u00e9ch\u00e9 ! Ou bien le corps ne faisait-il r\u00e9ellement qu\u2019un avec l\u2019\u00e2me, comme le pensait Giordano Bruno. La s\u00e9paration de l\u2019esprit et de la mati\u00e8re \u00e9tait un myst\u00e8re et c\u2019\u00e9tait un myst\u00e8re aussi que l\u2019union de la mati\u00e8re et de l\u2019esprit. Il se demandait comment nous tentions de faire de la psychologie une science si absolue qu\u2019elle p\u00fbt nous r\u00e9v\u00e9ler les moindres ressorts de la vie\u2026 \u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, nous nous trompons constamment nous-m\u00eames et nous comprenons rarement les autres. L\u2019exp\u00e9rience n\u2019a pas de valeur \u00e9thique. C\u2019est seulement le nom que les hommes donnent \u00e0 leurs erreurs. Les moralistes l\u2019ont regard\u00e9e d\u2019ordinaire comme une mani\u00e8re d\u2019avertissement, ont r\u00e9clam\u00e9 pour elle une efficacit\u00e9 \u00e9thique dans la formation des caract\u00e8res, l\u2019ont vant\u00e9e comme quelque chose qui nous apprenait ce qu\u2019il fallait suivre, et nous montrait ce que nous devions \u00e9viter. Mais il n\u2019y a aucun pouvoir actif dans l\u2019exp\u00e9rience. Elle est aussi peu de chose comme mobile que la conscience elle-m\u00eame.", "Tout ce qui est vraiment d\u00e9montr\u00e9, c\u2019est que notre avenir pourra \u00eatre ce que fut notre pass\u00e9 et que le p\u00e9ch\u00e9 o\u00f9 nous sommes tomb\u00e9s une fois avec d\u00e9go\u00fbt, nous le commettrons encore bien des fois, et avec plaisir. Il demeurait \u00e9vident pour lui que la m\u00e9thode exp\u00e9rimentale \u00e9tait la seule par laquelle on put arriver \u00e0 quelque analyse scientifique des passions ; et Dorian Gray \u00e9tait certainement un sujet fait pour lui et qui semblait promettre de riches et fructueux r\u00e9sultats. Sa passion soudaine pour Sibyl Vane n\u2019\u00e9tait pas un ph\u00e9nom\u00e8ne psychologique de mince int\u00e9r\u00eat. Sans doute la curiosit\u00e9 y entrait pour une grande part, la curiosit\u00e9 et le d\u00e9sir d\u2019acqu\u00e9rir une nouvelle exp\u00e9rience ; cependant ce n\u2019\u00e9tait pas une passion simple mais plut\u00f4t une complexe. Ce qu\u2019elle contenait de pur instinct sensuel de pubert\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 transform\u00e9 par le travail de l\u2019imagination, et chang\u00e9 en quelque chose qui semblait \u00e0 l\u2019adolescent \u00e9tranger aux sens et n\u2019en \u00e9tait pour cela que plus dangereux.", "Les passions sur l\u2019origine desquelles nous nous trompons, nous tyrannisent plus fortement que toutes les autres. Nos plus faibles mobiles sont ceux de la nature desquels nous sommes conscients. Il arrive souvent que lorsque nous pensons faire une exp\u00e9rience sur les autres, nous en faisons une sur nous-m\u00eames. Pendant que Lord Henry, assis, r\u00eavait sur ces choses, on frappa \u00e0 la porte et son domestique entra et lui rappela qu\u2019il \u00e9tait temps de s\u2019habiller pour d\u00eener. Il se leva et jeta un coup d\u2019\u0153il dans la rue. Le soleil couchant enflammait de pourpre et d\u2019or les fen\u00eatres hautes des maisons d\u2019en face. Les carreaux \u00e9tincelaient comme des plaques de m\u00e9tal ardent. Au-dessus, le ciel semblait une rose fan\u00e9e. Il pensa \u00e0 la vitalit\u00e9 imp\u00e9tueuse de son jeune ami et se demanda comment tout cela finirait. Lorsqu\u2019il rentra chez lui, vers minuit et demie, il trouva un t\u00e9l\u00e9gramme sur sa table. Il l\u2019ouvrit et s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il \u00e9tait de Dorian Gray. Il lui faisait savoir qu\u2019il avait promis le mariage \u00e0 Sibyl Vane. Chapitre 5 \u2013 M\u00e8re, m\u00e8re, que je suis contente !", "soupirait la jeune fille, ensevelissant sa figure dans le tablier de la vieille femme aux traits fatigu\u00e9s et fl\u00e9tris qui, le dos tourn\u00e9 \u00e0 la claire lumi\u00e8re des fen\u00eatres, \u00e9tait assise dans l\u2019unique fauteuil du petit salon pauvre. Je suis si contente ! r\u00e9p\u00e9tait-elle, il faut que vous soyez contente aussi ! Mme Vane tressaillit et posa ses mains maigres et blanchies au bismuth sur la t\u00eate de sa fille. \u2013 Contente ! r\u00e9p\u00e9ta-t-elle, je ne suis contente, Sibyl, que lorsque je vous vois jouer. Vous ne devez pas penser \u00e0 autre chose. Mr Isaacs a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s bon pour nous et nous lui devons de l\u2019argent. La jeune fille leva une t\u00eate boudeuse. \u2013 De l\u2019argent ! m\u00e8re, s\u2019\u00e9cria-t-elle, qu\u2019est-ce que \u00e7a veut dire ? L\u2019amour vaut mieux que l\u2019argent. \u2013 Mr Isaacs nous a avanc\u00e9 cinquante livres pour payer nos dettes et pour acheter un costume convenable \u00e0 James. Vous ne devez pas oublier cela, Sibyl. Cinquante livres font une grosse somme.", "Mr Isaacs a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s aimable. \u2013 Ce n\u2019est pas un gentleman, m\u00e8re, et je d\u00e9teste la mani\u00e8re dont il me parle, dit la jeune fille, se levant et se dirigeant vers la fen\u00eatre. \u2013 Je ne sais pas comment nous nous en serions tir\u00e9s sans lui, r\u00e9pliqua la vieille femme en g\u00e9missant. Sibyl Vane secoua la t\u00eate et se mit \u00e0 rire. \u2013 Nous n\u2019aurons plus besoin de lui d\u00e9sormais, m\u00e8re. Le Prince Charmant s\u2019occupe de nous. Elle s\u2019arr\u00eata ; une rougeur secoua son sang et enflamma ses joues. Une respiration haletante entr\u2019ouvrit les p\u00e9tales de ses l\u00e8vres tremblantes. Un vent chaud de passion sembla l\u2019envelopper et agiter les plis gracieux de sa robe. \u2013 Je l\u2019aime ! dit-elle simplement. \u2013 Folle enfant ! folle enfant ! fut la r\u00e9ponse accentu\u00e9e d\u2019un geste grotesque des doigts recourb\u00e9s et charg\u00e9s de faux bijoux de la vieille. L\u2019enfant rit encore. La joie d\u2019un oiseau en cage \u00e9tait dans sa voix. Ses yeux saisissaient la m\u00e9lodie et la r\u00e9percutaient par leur \u00e9clat ; puis ils se fermaient un instant comme pour garder leur secret.", "Quand ils s\u2019ouvrirent de nouveau, la brume d\u2019un r\u00eave avait pass\u00e9 sur eux. La Sagesse aux l\u00e8vres minces lui parlait dans le vieux fauteuil, lui soufflant cette prudence inscrite au livre de couardise sous le nom de sens commun. Elle n\u2019\u00e9coutait pas. Elle \u00e9tait libre dans la prison de sa passion. Son prince, le Prince Charmant \u00e9tait avec elle. Elle avait recouru \u00e0 la M\u00e9moire pour le reconstituer. Elle avait envoy\u00e9 son \u00e2me \u00e0 sa recherche et il \u00e9tait venu. Ses baisers br\u00fblaient ses l\u00e8vres. Ses paupi\u00e8res \u00e9taient chaudes de son souffle. Alors la Sagesse changea de m\u00e9thode et parla d\u2019enqu\u00eate et d\u2019espionnage. Le jeune homme pouvait \u00eatre riche, et dans ce cas on pourrait songer au mariage. Contre la coquille de son oreille se mouraient les vagues de la ruse humaine. Les traits astucieux la criblaient. Elle s\u2019aper\u00e7ut que les l\u00e8vres fines remuaient, et elle sourit\u2026 Soudain elle \u00e9prouva le besoin de parler. Le monologue de la vieille la g\u00eanait. \u2013 M\u00e8re, m\u00e8re, s\u2019\u00e9cria-t-elle, pourquoi m\u2019aime-t-il tant ?", "Moi, je sais pourquoi je l\u2019aime. C\u2019est parce qu\u2019il est tel que pourrait \u00eatre l\u2019Amour lui-m\u00eame. Mais que voit-il en moi ? Je ne suis pas digne de lui. Et cependant je ne saurais dire pourquoi, tout en me trouvant fort inf\u00e9rieure \u00e0 lui, je ne me sens pas humble. Je suis fi\u00e8re, extr\u00eamement fi\u00e8re\u2026 M\u00e8re, aimiez-vous mon p\u00e8re comme j\u2019aime le prince Charmant ? La vieille femme p\u00e2lit sous la couche de poudre qui couvrait ses joues, et ses l\u00e8vres dess\u00e9ch\u00e9es se tordirent dans un effort douloureux. Sibyl courut \u00e0 elle, entoura son cou de ses bras et l\u2019embrassa. \u2013 Pardon, m\u00e8re, je sais que cela vous peine de parler de notre p\u00e8re. Mais ce n\u2019est que parce que vous l\u2019aimiez trop. Ne soyez pas si triste. Je suis aussi heureuse aujourd\u2019hui que vous l\u2019\u00e9tiez il y a vingt ans. Ah ! puiss\u00e9-je \u00eatre toujours heureuse ! \u2013 Mon enfant, vous \u00eates beaucoup trop jeune pour songer \u00e0 l\u2019amour.", "Et puis, que savez-vous de ce jeune homme ? Vous ignorez m\u00eame son nom. Tout cela est bien f\u00e2cheux et vraiment, au moment o\u00f9 James va partir en Australie et o\u00f9 j\u2019ai tant de soucis, je trouve que vous devriez vous montrer moins inconsid\u00e9r\u00e9e. Cependant, comme je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, s\u2019il est riche\u2026 \u2013 Ah ! m\u00e8re, m\u00e8re ! laissez-moi \u00eatre heureuse ! Mme Vane la regarda et avec un de ses faux gestes sc\u00e9niques qui deviennent si souvent comme une seconde nature chez les acteurs, elle serra sa fille entre ses bras. \u00c0 ce moment, la porte s\u2019ouvrit et un jeune gar\u00e7on aux cheveux bruns h\u00e9riss\u00e9s entra dans la chambre. Il avait la figure pleine, de grands pieds et de grandes mains et quelque chose de brutal dans ses mouvements. Il n\u2019avait pas la distinction de sa s\u0153ur. On e\u00fbt eu peine \u00e0 croire \u00e0 la proche parent\u00e9 qui les unissait. Mme Vane fixa les yeux sur lui et accentua son sourire.", "Elle \u00e9levait mentalement son fils \u00e0 la dignit\u00e9 d\u2019un auditoire. Elle \u00e9tait certaine que ce tableau devait \u00eatre touchant. \u2013 Vous devriez garder un peu de vos baisers pour moi, Sibyl, dit le jeune homme avec un grognement amical. \u2013 Ah ! mais vous n\u2019aimez pas qu\u2019on vous embrasse, Jim, s\u2019\u00e9cria-t-elle ; vous \u00eates un vilain vieil ours. Et elle se mit \u00e0 courir dans la chambre et \u00e0 le pincer. James Vane regarda sa s\u0153ur avec tendresse. \u2013 Je voudrais que vous veniez vous promener avec moi, Sibyl. Je crois bien que je ne reverrai plus jamais ce vilain Londres et certes je n\u2019y tiens pas. \u2013 Mon fils, ne dites pas d\u2019aussi tristes choses, murmura Mme Vane, ramassant en soupirant un pr\u00e9tentieux costume de th\u00e9\u00e2tre et en se mettant \u00e0 le raccommoder. Elle \u00e9tait un peu d\u00e9sappoint\u00e9e de ce qu\u2019il \u00e9tait arriv\u00e9 trop tard pour se joindre au groupe de tout \u00e0 l\u2019heure. Il aurait augment\u00e9 le path\u00e9tique de la situation. \u2013 Pourquoi pas, m\u00e8re, je le pense. \u2013 Vous me peinez, mon fils.", "J\u2019esp\u00e8re que vous reviendrez d\u2019Australie avec une belle position. Je crois qu\u2019il n\u2019y a aucune soci\u00e9t\u00e9 dans les colonies ou rien de ce qu\u2019on peut appeler une soci\u00e9t\u00e9, aussi quand vous aurez fait fortune, reviendrez-vous prendre votre place \u00e0 Londres. \u2013 La soci\u00e9t\u00e9, murmura le jeune homme\u2026 Je ne veux rien en conna\u00eetre. Je voudrais gagner assez d\u2019argent pour vous faire quitter le th\u00e9\u00e2tre, vous et Sibyl. Je le hais. \u2013 Oh ! Jim ! dit Sibyl en riant, que vous \u00eates peu aimable ! Mais venez-vous r\u00e9ellement promener avec moi. Ce serait gentil ! Je craignais que vous n\u2019alliez dire au revoir \u00e0 quelques-uns de vos amis, \u00e0 Tom Hard, qui vous a donn\u00e9 cette horrible pipe, ou \u00e0 Ned Langton qui se moque de vous quand vous la fumez. C\u2019est tr\u00e8s aimable de votre part de m\u2019avoir conserv\u00e9 votre derni\u00e8re apr\u00e8s-midi. O\u00f9 irons-nous ? Si nous allions au Parc ! \u2013 Je suis trop r\u00e2p\u00e9, r\u00e9pliqua-t-il en se renfrognant.", "Il n\u2019y a que les gens chics qui vont au Parc. \u2013 Quelle b\u00eatise, Jim, soupira-t-elle en passant la main sur la manche de son veston. Il h\u00e9sita un moment. \u2013 Je veux bien, dit-il enfin, mais ne soyez pas trop longtemps \u00e0 votre toilette. Elle sortit en dansant\u2026 On put l\u2019entendre chanter en montant l\u2019escalier et ses petits pieds trottin\u00e8rent au-dessus\u2026 Il parcourut la chambre deux ou trois fois. Puis se tournant vers la vieille, immobile dans son fauteuil : \u2013 M\u00e8re, mes affaires sont-elles pr\u00e9par\u00e9es ? demanda-t-il. \u2013 Tout est pr\u00eat, James, r\u00e9pondit-elle, les yeux sur son ouvrage. Pendant des mois elle s\u2019\u00e9tait sentie mal \u00e0 l\u2019aise lorsqu\u2019elle se trouvait seule avec ce fils, dur et s\u00e9v\u00e8re. Sa l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 naturelle se troublait lorsque leurs yeux se rencontraient. Elle se demandait toujours s\u2019il ne soup\u00e7onnait rien. Comme il ne faisait aucune observation, le silence lui devint intol\u00e9rable. Elle commen\u00e7a \u00e0 geindre. Les femmes se d\u00e9fendent en attaquant, de m\u00eame qu\u2019elles attaquent par d\u2019\u00e9tranges et soudaines d\u00e9faites. \u2013 J\u2019esp\u00e8re que vous serez satisfait de votre existence d\u2019outre-mer, James, dit-elle.", "Il faut vous souvenir que vous l\u2019avez choisie vous-m\u00eame. Vous auriez pu entrer dans l\u2019\u00e9tude d\u2019un avou\u00e9. Les avou\u00e9s sont une classe tr\u00e8s respectable et souvent, \u00e0 la campagne, ils d\u00eenent dans les meilleures familles. \u2013 Je hais les bureaux et je hais les employ\u00e9s, r\u00e9pliqua-t-il. Mais vous avez tout \u00e0 fait raison. J\u2019ai choisi moi-m\u00eame mon genre de vie. Tout ce que je puis vous dire, c\u2019est de veiller sur Sibyl. Ne permettez pas qu\u2019il lui arrive malheur. M\u00e8re, il faut que vous veilliez sur elle. \u2013 James, vous parlez \u00e9trangement. Sans doute, je veille sur Sibyl. \u2013 J\u2019ai entendu dire qu\u2019un monsieur venait chaque soir au th\u00e9\u00e2tre et passait dans la coulisse pour lui parler. Est-ce bien ? Qu\u2019est-ce que cela veut dire ? \u2013 Vous parlez de choses que vous ne comprenez pas, James. Dans notre profession, nous sommes habitu\u00e9es \u00e0 recevoir beaucoup d\u2019hommages. Moi-m\u00eame, dans le temps, j\u2019ai re\u00e7u bien des fleurs. C\u2019\u00e9tait lorsque notre art \u00e9tait vraiment compris.", "Quant \u00e0 Sibyl, je ne puis encore savoir si son attachement est s\u00e9rieux ou non. Mais il n\u2019est pas douteux que le jeune homme en question ne soit un parfait gentleman. Il est toujours extr\u00eamement poli avec moi. De plus, il a l\u2019air d\u2019\u00eatre riche et les fleurs qu\u2019il envoie sont d\u00e9licieuses. \u2013 Vous ne savez pas son nom pourtant ? dit-il \u00e2prement. \u2013 Non, r\u00e9pondit placidement sa m\u00e8re. Il n\u2019a pas encore r\u00e9v\u00e9l\u00e9 son nom. Je crois que c\u2019est tr\u00e8s romanesque de sa part. C\u2019est probablement un membre de l\u2019aristocratie. James Vane se mordit la l\u00e8vre\u2026 \u2013 Veillez sur Sibyl, m\u00e8re, s\u2019\u00e9cria-t-il, veillez sur elle ! \u2013 Mon fils, vous me d\u00e9sesp\u00e9rez. Sibyl est toujours sous ma surveillance particuli\u00e8re. S\u00fbrement, si ce gentleman est riche, il n\u2019y a aucune raison pour qu\u2019elle ne contracte pas une alliance avec lui. Je pense que c\u2019est un aristocrate. il en a toutes les apparences, je dois dire. Cela pourrait \u00eatre un tr\u00e8s brillant mariage pour Sibyl.", "Ils feraient un charmant couple. Ses allures sont tout \u00e0 fait \u00e0 son avantage. Tout le monde les a remarqu\u00e9es. Le jeune homme grommela quelques mots et se mit \u00e0 tambouriner sur les vitres avec ses doigts \u00e9pais. Il se retournait pour dire quelque chose lorsque Sibyl entra en courant\u2026 \u2013 Comme vous \u00eates s\u00e9rieux tous les deux ! dit-elle. Qu\u2019y a-t-il ? \u2013 Rien, r\u00e9pondit-il, je crois qu\u2019on doit \u00eatre s\u00e9rieux quelquefois. Au revoir, m\u00e8re, je d\u00eenerai \u00e0 cinq heures. Tout est emball\u00e9 except\u00e9 mes chemises ; aussi ne vous inqui\u00e9tez pas. \u2013 Au revoir, mon fils, dit-elle avec un salut th\u00e9\u00e2tral. Elle \u00e9tait tr\u00e8s ennuy\u00e9e du ton qu\u2019il avait pris avec elle et quelque chose dans son regard l\u2019avait effray\u00e9e. \u2013 Embrassez-moi, m\u00e8re, dit la jeune fille. Ses l\u00e8vres en fleurs se pos\u00e8rent sur les joues fl\u00e9tries de la vieille et les ranim\u00e8rent. \u2013 Mon enfant ! mon enfant ! s\u2019\u00e9cria Mme Vane, les yeux au plafond cherchant une galerie imaginaire. \u2013 Venez, Sibyl, dit le fr\u00e8re impatient\u00e9. Il d\u00e9testait les affectations maternelles. Ils sortirent et descendirent la triste Euston Road.", "Une l\u00e9g\u00e8re brise s\u2019\u00e9levait ; le soleil brillait gaiement. Les passants avaient l\u2019air \u00e9tonn\u00e9s de voir ce lourdaud v\u00eatu d\u2019habits r\u00e2p\u00e9s en compagnie d\u2019une aussi gracieuse et distingu\u00e9e jeune fille. C\u2019\u00e9tait comme un jardinier rustaud marchant une rose \u00e0 la main. Jim fron\u00e7ait les sourcils de temps en temps lorsqu\u2019il saisissait le regard inquisiteur de quelque passant. Il \u00e9prouvait cette aversion d\u2019\u00eatre regard\u00e9 qui ne vient que tard dans la vie aux hommes c\u00e9l\u00e8bres et qui ne quitte jamais le vulgaire. Sibyl, cependant \u00e9tait parfaitement inconsciente de l\u2019effet qu\u2019elle produisait. Son amour \u00e9panouissait ses l\u00e8vres en sourires. Elle pensait au Prince Charmant et pour pouvoir d\u2019autant plus y r\u00eaver, elle n\u2019en parlait pas, mais babillait, parlant du bateau o\u00f9 Jim allait s\u2019embarquer, de l\u2019or qu\u2019il d\u00e9couvrirait s\u00fbrement et de la merveilleuse h\u00e9riti\u00e8re \u00e0 qui il sauverait la vie en l\u2019arrachant aux m\u00e9chants bushrangers aux chemises rouges. Car il ne serait pas toujours marin, ou commis maritime ou rien de ce qu\u2019il allait bient\u00f4t \u00eatre.", "Oh non ! L\u2019existence d\u2019un marin est trop triste. \u00catre claquemur\u00e9 dans un affreux bateau, avec les vagues bossues et rauques qui cherchent \u00e0 vous envahir, et un vilain vent noir qui renverse les m\u00e2ts et d\u00e9chire les voiles en longues et sifflantes lani\u00e8res ! Il quitterait le navire \u00e0 Melbourne, saluerait poliment le capitaine et irait d\u2019abord aux placers. Avant une semaine il trouverait une grosse p\u00e9pite d\u2019or, la plus grosse qu\u2019on ait d\u00e9couverte et l\u2019apporterait \u00e0 la c\u00f4te dans une voiture gard\u00e9e par six policemen \u00e0 cheval. Les bushrangers les attaqueraient trois fois et seraient battus avec un grand carnage\u2026 Ou bien, non, il n\u2019irait pas du tout aux placers. C\u2019\u00e9taient de vilains endroits o\u00f9 les hommes s\u2019enivrent et se tuent dans les bars, et parlent si mal ! Il serait un superbe \u00e9leveur, et un soir qu\u2019il rentrerait chez lui dans sa voiture, il rencontrerait la belle h\u00e9riti\u00e8re qu\u2019un voleur serait en train d\u2019enlever sur un cheval noir ; il lui donnerait la chasse et la sauverait.", "Elle deviendrait s\u00fbrement amoureuse de lui ; ils se marieraient et reviendraient \u00e0 Londres o\u00f9 ils habiteraient une maison magnifique. Oui, il aurait des aventures charmantes. Mais il faudrait qu\u2019il se conduis\u00eet bien, n\u2019us\u00e2t point sa sant\u00e9 et ne d\u00e9pens\u00e2t pas follement son argent. Elle n\u2019avait qu\u2019un an de plus que lui, mais elle connaissait tant la vie ! Il faudrait aussi qu\u2019il lui \u00e9criv\u00eet \u00e0 chaque courrier et qu\u2019il d\u00eet ses pri\u00e8res tous les soirs avant de se coucher. Dieu \u00e9tait tr\u00e8s bon et veillerait sur lui. Elle prierait aussi pour lui, et dans quelques ann\u00e9es il reviendrait parfaitement riche et heureux. Le jeune homme l\u2019\u00e9coutait avec maussaderie, et ne r\u00e9pondait rien. Il \u00e9tait plein de la tristesse de quitter son home. Encore n\u2019\u00e9tait-ce pas tout cela qui le rendait soucieux et morose. Tout inexp\u00e9riment\u00e9 qu\u2019il fut, il avait un vif sentiment des dangers de la position de Sibyl. Le jeune dandy qui lui fait la cour ne lui disait rien de bon.", "C\u2019\u00e9tait un gentleman et il le d\u00e9testait pour cela, par un curieux instinct de race dont il ne pouvant lui-m\u00eame se rendre compte, et qui pour cette raison le dominait d\u2019autant plus. Il connaissait aussi la futilit\u00e9 et la vanit\u00e9 de sa m\u00e8re et il y voyait un p\u00e9ril pour Sibyl et pour le bonheur de celle-ci. Les enfants commencent par aimer leurs parents ; en vieillissant ils les jugent ; quelquefois ils les oublient. Sa m\u00e8re ! Il avait en lui-m\u00eame une question \u00e0 r\u00e9soudre \u00e0 propos d\u2019elle, une question qu\u2019il couvait depuis des mois de silence. Une phrase hasard\u00e9e qu\u2019il avait entendue au th\u00e9\u00e2tre, un ricanement \u00e9touff\u00e9 qu\u2019il avait saisi un soir en attendant \u00e0 la porte des coulisses, lui avaient sugg\u00e9r\u00e9 d\u2019horribles pens\u00e9es. Tout cela lui revenait \u00e0 l\u2019esprit comme un coup de fouet en pleine figure. Ses sourcils se rejoignirent dans une contraction involontaire, et dans un spasme douloureux, il se mordit la l\u00e8vre inf\u00e9rieure. \u2013 Vous n\u2019\u00e9coutez pas un mot de ce que je dis, Jim, s\u2019\u00e9cria Sibyl, et je fais les plans les plus magnifiques sur votre avenir.", "Dites-donc quelque chose\u2026 \u2013 Que voulez-vous que je vous dise ? \u2013 Oh ! que vous serez un bon gar\u00e7on et que vous ne nous oublierez pas, r\u00e9pondit-elle en lui souriant. Il haussa les \u00e9paules. \u2013 Vous \u00eates bien plus capable de m\u2019oublier que moi de vous oublier, Sibyl. Elle rougit\u2026 \u2013 Que voulez-vous dire, Jim ? \u2013 Vous avez un nouvel ami, m\u2019a-t-on dit. Qui est-il ? Pourquoi ne m\u2019en avez-vous pas encore parl\u00e9 ? Il ne vous veut pas de bien. \u2013 Arr\u00eatez, Jim ! s\u2019\u00e9cria-t-elle ; il ne faut rien dire contre lui. Je l\u2019aime ! \u2013 Comment, vous ne savez m\u00eame pas son nom, r\u00e9pondit le jeune homme. Qui est-il ? j\u2019ai le droit de le savoir. \u2013 Il s\u2019appelle le Prince Charmant. N\u2019aimez-vous pas ce nom. M\u00e9chant gar\u00e7on, ne l\u2019oubliez jamais. Si vous l\u2019aviez seulement vu, vous l\u2019auriez jug\u00e9 l\u2019\u00eatre le plus merveilleux du monde. Un jour vous le rencontrerez quand vous reviendrez d\u2019Australie. Vous l\u2019aimerez beaucoup.", "Tout le monde l\u2019aime, et moi\u2026 je l\u2019adore ! Je voudrais que vous puissiez venir au th\u00e9\u00e2tre ce soir. Il y sera et je jouerai Juliette. Oh ! comme je jouerai ! Pensez donc, Jim ! \u00eatre amoureuse et jouer Juliette ! Et le voir assis en face de moi ! Jouer pour son seul plaisir ! J\u2019ai peur d\u2019effrayer le public, de l\u2019effrayer ou de le subjuguer. \u00catre amoureuse, c\u2019est se surpasser. Ce pauvre Mr Isaacs criera au g\u00e9nie \u00e0 tous ses fain\u00e9ants du bar. Il me pr\u00eachait comme un dogme ; ce soir, il m\u2019annoncera comme une r\u00e9v\u00e9lation, je le sens. Et c\u2019est son \u0153uvre \u00e0 lui seul, au Prince Charmant, mon merveilleux amoureux, mon Dieu de gr\u00e2ces. Mais je suis pauvre aupr\u00e8s de lui. Pauvre ? Qu\u2019est-ce que \u00e7a fait ? Quand la pauvret\u00e9 entre sournoisement par la porte, l\u2019amour s\u2019introduit par la fen\u00eatre. On devrait refaire nos proverbes. Ils ont \u00e9t\u00e9 invent\u00e9s en hiver et maintenant voici l\u2019\u00e9t\u00e9, c\u2019est le printemps pour moi, je pense, une vraie ronde de fleurs dans le ciel bleu. \u2013 C\u2019est un gentleman, dit le fr\u00e8re rev\u00eache. \u2013 Un prince !", "cria-t-elle musicalement, que voulez-vous de plus ? \u2013 Il veut faire de vous une esclave ! \u2013 Je fr\u00e9mis \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre libre ! \u2013 Il faut vous m\u00e9fier de lui. \u2013 Quand on le voit, on l\u2019estime ; quand on le conna\u00eet, on le croit. \u2013 Sibyl, vous \u00eates folle ! Elle se mit \u00e0 rire et lui prit le bras. \u2013 Cher vieux Jim, vous parlez comme si vous \u00e9tiez centenaire. Un jour, vous serez amoureux vous-m\u00eame, alors vous saurez ce que c\u2019est. N\u2019ayez pas l\u2019air si maussade. Vous devriez s\u00fbrement \u00eatre content de penser que, bien que vous partiez, vous me laissez plus heureuse que je n\u2019ai jamais \u00e9t\u00e9. La vie a \u00e9t\u00e9 dure pour nous, terriblement dure et difficile. Maintenant ce sera diff\u00e9rent. Vous allez vers un nouveau monde, et moi j\u2019en ai d\u00e9couvert un !\u2026 Voici deux chaises, asseyons-nous et regardons passer tout ce beau monde. Ils s\u2019assirent au milieu d\u2019un groupe de badauds. Les plants de tulipes semblaient de vibrantes bagues de feu.", "Une poussi\u00e8re blanche comme un nuage tremblant d\u2019iris se balan\u00e7ait dans l\u2019air embras\u00e9. Les ombrelles aux couleurs vives allaient et venaient comme de gigantesques papillons. Elle fit parler son fr\u00e8re de lui-m\u00eame, de ses esp\u00e9rances et de ses projets. Il parlait doucement avec effort. Ils \u00e9chang\u00e8rent les paroles comme des joueurs se passent les jetons. Sibyl \u00e9tait oppress\u00e9e, ne pouvant communiquer sa joie. Un faible sourire \u00e9bauch\u00e9 sur des l\u00e8vres moroses \u00e9tait tout l\u2019\u00e9cho qu\u2019elle parvenait \u00e0 \u00e9veiller. Apr\u00e8s quelque temps, elle devint silencieuse. Soudain elle saisit au passage la vision d\u2019une chevelure dor\u00e9e et d\u2019une bouche riante, et dans une voiture d\u00e9couverte, Dorian Gray passa en compagnie de deux dames. Elle bondit sur ses pieds. \u2013 Le voici ! cria-t-elle. \u2013 Qui ? dit Jim Vane. \u2013 Le Prince Charmant ! r\u00e9pondit-elle regardant la victoria. Il se leva vivement et la prenant rudement par le bras : \u2013 Montrez-le moi avec votre doigt ! Lequel est-ce ? je veux le voir !", "s\u2019\u00e9cria-t-il ; mais au m\u00eame moment le mail du duc de Berwick passa devant eux, et lorsque la place fut libre de nouveau, la victoria avait disparu du Parc. \u2013 Il est parti, murmura tristement Sibyl, j\u2019aurais voulu vous le montrer. \u2013 Je l\u2019aurais voulu \u00e9galement, car, aussi vrai qu\u2019il y a un Dieu au ciel, s\u2019il vous fait quelque tort, je le tuerai !\u2026 Elle le regarda avec horreur ! Il r\u00e9p\u00e9ta ces paroles qui coupaient l\u2019air comme un poignard\u2026 Les passants commen\u00e7aient \u00e0 s\u2019amasser. Une dame tout pr\u00e8s d\u2019eux ricanait. \u2013 Venez, Jim, venez, souffla-t-elle. Et il la suivit comme un chien \u00e0 travers la foule. Il semblait satisfait de ce qu\u2019il avait dit. Arriv\u00e9s \u00e0 la statue d\u2019Achille, ils tourn\u00e8rent autour du monument. La tristesse qui emplissait ses yeux se changea en un sourire. Elle secoua la t\u00eate. \u2013 Vous \u00eates fou, Jim, tout \u00e0 fait fou !\u2026 Vous avez un mauvais caract\u00e8re, voil\u00e0 tout. Comment pouvez-vous dire d\u2019aussi vilaines choses ?", "Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous \u00eates simplement jaloux ou malveillant. Ah ! je voudrais que vous fussiez amoureux. L\u2019amour rend meilleur et tout ce que vous dites est tr\u00e8s mal. \u2013 J\u2019ai seize ans, r\u00e9pondit-il, et je sais ce que je suis. M\u00e8re ne vous sert \u00e0 rien. Elle ne sait pas comment il faut vous surveiller ; je voudrais maintenant ne plus aller en Australie. J\u2019ai une grande envie d\u2019envoyer tout promener. Je le ferais si mon engagement n\u2019\u00e9tait pas sign\u00e9. \u2013 Oh ! ne soyez pas aussi s\u00e9rieux, Jim ! Vous ressemblez \u00e0 un des h\u00e9ros de ces absurdes m\u00e9lodrames dans lesquelles m\u00e8re aime tant \u00e0 jouer. Je ne veux pas me quereller avec vous. Je l\u2019ai vu, et le voir est le parfait bonheur. Ne nous querellons pas ; je sais bien que vous ne ferez jamais de mal \u00e0 ceux que j\u2019aime, n\u2019est-ce pas ? \u2013 Non, tant que vous l\u2019aimerez, fut sa mena\u00e7ante r\u00e9ponse. \u2013 Je l\u2019aimerai toujours, s\u2019\u00e9cria-t-elle. \u2013 Et lui ? \u2013 Lui aussi, toujours ! \u2013 Il fera bien ! Elle recula, puis avec un bon rire, elle lui prit le bras.", "Ce n\u2019\u00e9tait apr\u00e8s tout qu\u2019un enfant\u2026 \u00c0 l\u2019Arche de Marbre, ils h\u00e9l\u00e8rent un omnibus qui les d\u00e9posa tout pr\u00e8s de leur mis\u00e9rable logis de Euston Road. Il \u00e9tait plus de cinq heures, et Sibyl devait dormir une heure ou deux avant de jouer. Jim insista pour qu\u2019elle n\u2019y manqu\u00e2t pas. Il voulut de suite lui faire ses adieux pendant que leur m\u00e8re \u00e9tait absente ; car elle ferait une sc\u00e8ne et il d\u00e9testait les sc\u00e8nes quelles qu\u2019elles fussent. Ils se s\u00e9par\u00e8rent dans la chambre de Sibyl. Le c\u0153ur du jeune homme \u00e9tait plein de jalousie, et d\u2019une haine ardente et meurtri\u00e8re contre cet \u00e9tranger qui, lui semblait-il, venait se placer entre eux. Cependant lorsqu\u2019elle lui mit les bras autour du cou et que ses doigts lui caress\u00e8rent les cheveux, il s\u2019attendrit et l\u2019embrassa avec une r\u00e9elle affection. Ses yeux \u00e9taient pleins de larmes lorsqu\u2019il descendit. Sa m\u00e8re l\u2019attendait en bas. Elle bougonna sur son retard lorsqu\u2019il entra. Il ne r\u00e9pondit rien, et s\u2019assit devant son maigre repas.", "Les mouches voletaient autour de la table et se promenaient sur la nappe tach\u00e9e. \u00c0 travers le bruit des omnibus et des voitures qui montait de la rue, il percevait le bourdonnement qui d\u00e9vorait chacune des minutes lui restant \u00e0 vivre l\u00e0\u2026 Apr\u00e8s un moment, il \u00e9carta son assiette et cacha sa t\u00eate dans ses mains. Il lui semblait qu\u2019il avait le droit de savoir. On le lui aurait d\u00e9j\u00e0 dit si c\u2019\u00e9tait ce qu\u2019il pensait. Sa m\u00e8re le regardait, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e de crainte. Les mots tombaient de ses l\u00e8vres, machinalement. Un mouchoir de dentelle d\u00e9chir\u00e9 s\u2019enroulait \u00e0 ses doigts. Lorsque six heures sonn\u00e8rent, il se leva et alla vers la porte. Il se retourna et la regarda. Leurs yeux se rencontr\u00e8rent. Elle semblait demander pardon. Cela l\u2019enragea\u2026 \u2013 M\u00e8re, j\u2019ai quelque chose \u00e0 vous demander, dit-il. Elle ne r\u00e9pondit pas et ses yeux vagu\u00e8rent par la chambre. \u2013 Dites-moi la v\u00e9rit\u00e9, j\u2019ai besoin de la conna\u00eetre. \u00c9tiez-vous mari\u00e9e avec mon p\u00e8re ? Elle poussa un profond soupir.", "C\u2019\u00e9tait un soupir de soulagement. Le moment terrible, ce moment que jour et nuit, pendant des semaines et des mois, elle attendait craintivement \u00e9tait enfin venu et elle ne se sentait pas effray\u00e9e. C\u2019\u00e9tait vraiment pour elle comme un d\u00e9sappointement. La question ainsi vulgairement pos\u00e9e demandait une r\u00e9ponse directe. La situation n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 amen\u00e9e graduellement. C\u2019\u00e9tait cru. Cela lui semblait comme une mauvaise r\u00e9p\u00e9tition. \u2013 Non, r\u00e9pondit-elle, \u00e9tonn\u00e9e de la brutale simplicit\u00e9 de la vie. \u2013 Mon p\u00e8re \u00e9tait un gredin, alors ! cria le jeune homme en serrant les poings. Elle secoua la t\u00eate : \u2013 Je savais qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas libre. Nous nous aimions beaucoup tous deux. S\u2019il avait v\u00e9cu, il aurait amass\u00e9 pour nous. Ne parlez pas contre lui, mon fils. C\u2019\u00e9tait votre p\u00e8re, et c\u2019\u00e9tait un gentleman ; il avait de hautes relations. Un juron s\u2019\u00e9chappa de ses l\u00e8vres : \u2013 Pour moi, \u00e7a m\u2019est \u00e9gal, s\u2019\u00e9cria-t-il, mais ne laissez pas Sibyl\u2026 C\u2019est un gentleman, n\u2019est-ce pas, qui est son amoureux, du moins il le dit.", "Il a aussi de belles relations sans doute, lui ! Une hideuse expression d\u2019humiliation passa sur la figure de la vieille femme. Sa t\u00eate se baissa, elle essuya ses yeux du revers de ses mains. \u2013 Sibyl a une m\u00e8re, murmura-t-elle. Je n\u2019en avais pas. Le jeune homme s\u2019attendrit. Il vint vers elle, se baissa et l\u2019embrassa. \u2013 Je suis f\u00e2ch\u00e9 de vous avoir fait de la peine en vous parlant de mon p\u00e8re, dit-il, mais je n\u2019en pouvais plus. Il faut que je parte maintenant. Au revoir ! N\u2019oubliez pas que vous n\u2019avez plus qu\u2019un enfant \u00e0 surveiller d\u00e9sormais, et croyez-moi, si cet homme fait du tort \u00e0 ma s\u0153ur, je saurai qui il est, je le poursuivrai et le tuerai comme un chien. Je le jure !\u2026 La folle exag\u00e9ration de la menace, le geste passionn\u00e9 qui l\u2019accompagnait et son expression m\u00e9lodramatique, rendirent la vie plus int\u00e9ressante aux yeux de la m\u00e8re. Elle \u00e9tait familiaris\u00e9e avec ce ton.", "Elle respira plus librement, et pour la premi\u00e8re fois depuis des mois, elle admira r\u00e9ellement son fils. Elle aurait aim\u00e9 \u00e0 poursuivre cette sc\u00e8ne dans cette note \u00e9mouvante, mais il coupa court. On avait descendu les malles et pr\u00e9par\u00e9 les couvertures. La bonne de la logeuse allait et venait, il fallut marchander le cocher. Les instants \u00e9taient absorb\u00e9s par de vulgaires d\u00e9tails. Ce fut avec un nouveau d\u00e9sappointement qu\u2019elle agita le mouchoir de dentelle par la fen\u00eatre quand son fils partit en voiture. Elle sentait qu\u2019une magnifique occasion \u00e9tait perdue. Elle se consola en disant \u00e0 Sibyl la d\u00e9solation qui serait d\u00e9sormais, dans sa vie, maintenant qu\u2019elle n\u2019aurait plus qu\u2019un enfant \u00e0 surveiller. Elle se rappelait cette phrase qui lui avait plu ; elle ne dit rien de la menace ; elle avait \u00e9t\u00e9 vivement et dramatiquement exprim\u00e9e. Elle sentait bien qu\u2019un jour ils en riraient tous ensemble. Chapitre 6 \u2013 Vous connaissez la nouvelle, Basil, dit lord Henry, un soir que Hallward venait d\u2019arriver dans un petit salon particulier de l\u2019h\u00f4tel Bristol, o\u00f9 un d\u00eener pour trois personnes avait \u00e9t\u00e9 command\u00e9. \u2013 Non, r\u00e9pondit l\u2019artiste en remettant son chapeau et son pardessus au domestique inclin\u00e9.", "Quoi de nouveau ? Ce n\u2019est pas sur la politique, j\u2019esp\u00e8re ; elle ne m\u2019int\u00e9resse d\u2019ailleurs pas. Il n\u2019y a s\u00fbrement point une seule personne \u00e0 la Chambre des Communes digne d\u2019\u00eatre peinte, bien que beaucoup de nos honorables aient grand besoin d\u2019\u00eatre reblanchis. \u2013 Dorian Gray se marie, dit lord Henry, guettant l\u2019effet de sa r\u00e9ponse. Hallward sursauta en fron\u00e7ant les sourcils\u2026 \u2013 Dorian Gray se marie, cria-t-il\u2026 Impossible ! \u2013 C\u2019est ce qu\u2019il y a de plus vrai. \u2013 Avec qui ? \u2013 Avec une petite actrice ou quelque chose de pareil. \u2013 Je ne puis le croire\u2026 Lui, si raisonnable !\u2026 \u2013 Dorian est trop sage, effectivement, pour ne pas faire de sottes choses de temps \u00e0 autre, mon cher Basil. \u2013 Le mariage est une chose qu\u2019on ne peut faire de temps \u00e0 autre, Harry. \u2013 Except\u00e9 en Am\u00e9rique, riposta lord Henry r\u00eaveusement. Mais je n\u2019ai pas dit qu\u2019il \u00e9tait mari\u00e9. J\u2019ai dit qu\u2019il allait se marier.", "Il y a l\u00e0 une grande diff\u00e9rence. Je me souviens parfaitement d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 mari\u00e9, mais je ne me rappelle plus d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 fianc\u00e9. Je crois plut\u00f4t que je n\u2019ai jamais \u00e9t\u00e9 fianc\u00e9. \u2013 Mais, je vous en prie, pensez \u00e0 la naissance de Dorian, \u00e0 sa position, \u00e0 sa fortune\u2026 Ce serait absurde de sa part d\u2019\u00e9pouser une personne pareillement au-dessous de lui. \u2013 Si vous d\u00e9sirez qu\u2019il \u00e9pouse cette fille, Basil, vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 lui dire \u00e7a. Du coup, il est s\u00fbr qu\u2019il le fera. Chaque fois qu\u2019un homme fait une chose manifestement stupide, il est certainement pouss\u00e9 \u00e0 la faire pour les plus nobles motifs. \u2013 J\u2019esp\u00e8re pour lui, Harry, que c\u2019est une bonne fille. Je n\u2019aimerais pas voir Dorian li\u00e9 \u00e0 quelque vile cr\u00e9ature, qui d\u00e9graderait sa nature et ruinerait son intelligence. \u2013 Oh ! elle est mieux que bonne, elle est belle, murmura lord Henry, sirotant un verre de vermouth aux oranges am\u00e8res. Dorian dit qu\u2019elle est belle, et il ne se trompe pas sur ces choses.", "Son portrait par vous a singuli\u00e8rement h\u00e2t\u00e9 son appr\u00e9ciation sur l\u2019apparence physique des gens ; oui, il a eu, entre autres, cet excellent effet. Nous devons la voir ce soir, si notre ami ne manque pas au rendez-vous. \u2013 Vous \u00eates s\u00e9rieux ? \u2013 Tout \u00e0 fait, Basil. Je ne l\u2019ai jamais \u00e9t\u00e9 plus qu\u2019en ce moment. \u2013 Mais approuvez-vous cela, Harry ? demanda le peintre, marchant de long en large dans la chambre, et mordant ses l\u00e8vres. Vous ne pouvez l\u2019approuver ! Il y a l\u00e0 un paradoxe de votre part. \u2013 Je n\u2019approuve jamais quoi que ce soit, et ne d\u00e9sapprouve davantage. C\u2019est prendre dans la vie une attitude absurde. Nous ne sommes pas mis au monde pour combattre nos pr\u00e9jug\u00e9s moraux. Je ne fais pas attention \u00e0 ce que disent les gens vulgaires, et je n\u2019interviens jamais dans ce que peuvent faire les gens charmants. Si une personnalit\u00e9 m\u2019attire, quel que soit le mode d\u2019expression que cette personnalit\u00e9 puisse choisir, je le trouve tout \u00e0 fait charmant.", "Dorian Gray tombe amoureux d\u2019une belle fille qui joue Juliette et se propose de l\u2019\u00e9pouser. Pourquoi pas ?\u2026 Croyez-vous que s\u2019il \u00e9pousait Messaline, il en serait moins int\u00e9ressant ? Vous savez que je ne suis pas un champion du mariage. Le seul m\u00e9compte du mariage est qu\u2019il fait celui qui le consomme un altruiste ; et les altruistes sont sans couleur ; ils manquent d\u2019individualit\u00e9. Cependant, il est certains temp\u00e9raments que le mariage rend plus complexes. Ils gardent leur \u00e9go\u00efsme et y ajoutent encore. Ils sont forc\u00e9s d\u2019avoir plus qu\u2019une seule vie. Ils deviennent plus hautement organis\u00e9s, et \u00eatre plus hautement organis\u00e9, je m\u2019imagine, est l\u2019objet de l\u2019existence de l\u2019homme. En plus, aucune exp\u00e9rience n\u2019est \u00e0 m\u00e9priser, et quoi que l\u2019on puisse dire contre le mariage, ce n\u2019est point une exp\u00e9rience d\u00e9daignable. J\u2019esp\u00e8re que Dorian Gray fera de cette jeune fille sa femme, l\u2019adorera passionn\u00e9ment pendant six mois, et se laissera ensuite s\u00e9duire par quelque autre. Cela nous va \u00eatre une merveilleuse \u00e9tude. \u2013 Vous savez bien que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, Harry ; vous le savez mieux que moi.", "Si la vie de Dorian Gray \u00e9tait g\u00e2t\u00e9e, personne n\u2019en serait plus d\u00e9sol\u00e9 que vous. Vous \u00eates meilleur que vous ne pr\u00e9tendez l\u2019\u00eatre. Lord Henry se mit \u00e0 rire. \u2013 La raison pour laquelle nous pensons du bien des autres, est que nous sommes effray\u00e9s pour nous-m\u00eames. La base de l\u2019optimisme est la terreur, tout simplement. Nous pensons \u00eatre g\u00e9n\u00e9reux parce que nous gratifions le voisin de la possession de vertus qui nous sont un b\u00e9n\u00e9fice. Nous estimons notre banquier dans l\u2019esp\u00e9rance qu\u2019il saura faire fructifier les fonds \u00e0 lui confi\u00e9s, et nous trouvons de s\u00e9rieuses qualit\u00e9s au voleur de grands chemins qui \u00e9pargnera nos poches. Je pense tout ce que je dis. J\u2019ai le plus grand m\u00e9pris pour l\u2019optimisme. Aucune vie n\u2019est g\u00e2t\u00e9e, si ce n\u2019est celle dont la croissance est arr\u00eat\u00e9e. Si vous voulez g\u00e2ter un caract\u00e8re, vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 tenter de le r\u00e9former ; quant au mariage, ce serait idiot, car il y a d\u2019autres et de plus int\u00e9ressantes liaisons entre les hommes et les femmes ; elles ont le charme d\u2019\u00eatre \u00e9l\u00e9gantes\u2026 Mais voici Dorian lui-m\u00eame.", "Il vous en dira plus que moi. \u2013 Mon cher Harry, mon cher Basil, j\u2019attends vos f\u00e9licitations, dit l\u2019adolescent en se d\u00e9barrassant de son mac-farlane doubl\u00e9 de soie, et serrant les mains de ses amis. Je n\u2019ai jamais \u00e9t\u00e9 si heureux ! Comme tout ce qui est r\u00e9ellement d\u00e9licieux, mon bonheur est soudain, et cependant il m\u2019appara\u00eet comme la seule chose que j\u2019aie cherch\u00e9e dans ma vie. Il \u00e9tait tout rose d\u2019excitation et de plaisir et paraissait extraordinairement beau. \u2013 J\u2019esp\u00e8re que vous serez toujours tr\u00e8s heureux, Dorian, dit Hallward, mais je vous en veux de m\u2019avoir laiss\u00e9 ignorer vos fian\u00e7ailles. Harry les connaissait. \u2013 Et je vous en veux d\u2019arriver en retard, interrompit lord Henry en mettant sa main sur l\u2019\u00e9paule du jeune homme et souriant \u00e0 ce qu\u2019il disait. Allons, asseyons-nous et voyons ce que vaut le nouveau chef ; vous nous raconterez comment cela est arriv\u00e9. \u2013 Je n\u2019ai vraiment rien \u00e0 vous raconter, s\u2019\u00e9cria Dorian, comme ils prenaient place autour de la table.", "Voici simplement ce qui arrive. En vous quittant hier soir, Harry, je m\u2019habillai et j\u2019allai d\u00eener \u00e0 ce petit restaurant italien de Rupert Street o\u00f9 vous m\u2019avez conduit, puis me dirigeai vers les huit heures au th\u00e9\u00e2tre. Sibyl jouait Rosalinde. Naturellement les d\u00e9cors \u00e9taient ignobles et Orlando absurde. Mais Sibyl !\u2026 Ah ! si vous l\u2019aviez vue ! Quand elle vint habill\u00e9e dans ses habits de gar\u00e7on, elle \u00e9tait parfaitement adorable. Elle portait un pourpoint de velours mousse avec des manches de nuance cannelle, des hauts-de-chausses marron clair aux lacets crois\u00e9s, un joli petit chapeau vert surmont\u00e9 d\u2019une plume de faucon tenue par un diamant et un capuchon doubl\u00e9 de rouge fonc\u00e9. Elle ne me sembla jamais plus exquise. Elle avait toute la gr\u00e2ce de cette figurine de Tanagra que vous avez dans votre atelier, Basil. Ses cheveux autour de sa face lui donnaient l\u2019air d\u2019une p\u00e2le rose entour\u00e9e de feuilles sombres. Quant \u00e0 son jeu !\u2026 vous la verrez ce soir !\u2026 Elle est n\u00e9e artiste.", "Je restais dans la loge obscure, absolument sous le charme\u2026 J\u2019oubliais que j\u2019\u00e9tais \u00e0 Londres, au XIXe si\u00e8cle. J\u2019\u00e9tais bien loin avec mon amour dans une for\u00eat que jamais homme ne vit. Le rideau tomb\u00e9, j\u2019allais dans les coulisses et lui parlai. Comme nous \u00e9tions assis l\u2019un \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autre, un regard brilla soudain dans ses yeux que je n\u2019avais encore surpris. Je lui tendis mes l\u00e8vres. Nous nous embrass\u00e2mes. Je ne puis vous rapporter ce qu\u2019alors je ressentis. Il me sembla que toute ma vie \u00e9tait centralis\u00e9e dans un point de joie couleur de rose. Elle fut prise d\u2019un tremblement et vacillait comme un blanc narcisse ; elle tomba \u00e0 mes genoux et me baisa les mains\u2026 Je sens que je ne devrais vous dire cela, mais je ne puis m\u2019en emp\u00eacher. Naturellement notre engagement est un secret ; elle ne l\u2019a m\u00eame pas dit \u00e0 sa m\u00e8re. Je ne sais pas ce que diront mes tuteurs ; lord Radley sera certainement furieux.", "\u00c7a m\u2019est \u00e9gal ! J\u2019aurai ma majorit\u00e9 avant un an et je ferai ce qu\u2019il me plaira. J\u2019ai eu raison, n\u2019est-ce pas, Basil, de prendre mon amour dans la po\u00e9sie et de trouver ma femme dans les drames de Shakespeare. Les l\u00e8vres auxquelles Shakespeare apprit \u00e0 parler ont souffl\u00e9 leur secret \u00e0 mon oreille. J\u2019ai eu les bras de Rosalinde autour de mon cou et Juliette m\u2019a embrass\u00e9 sur la bouche. \u2013 Oui, Dorian, je crois que vous avez eu raison, dit Hallward lentement. \u2013 L\u2019avez-vous vue aujourd\u2019hui ? demanda lord Henry. Dorian Gray secoua la t\u00eate. \u2013 Je l\u2019ai laiss\u00e9e dans la for\u00eat d\u2019Ardennes, je la retrouverai dans un verger \u00e0 V\u00e9rone. Lord Henry sirotait son champagne d\u2019un air m\u00e9ditatif. \u2013 \u00c0 quel moment exact avez-vous prononc\u00e9 le mot mariage, Dorian ? Et que vous r\u00e9pondit-elle ?\u2026 Peut-\u00eatre l\u2019avez-vous oubli\u00e9 !\u2026 \u2013 Mon cher Harry, je n\u2019ai pas trait\u00e9 cela comme une affaire, et je ne lui ai fait aucune proposition formelle.", "Je lui dis que je l\u2019aimais, et elle me r\u00e9pondit qu\u2019elle \u00e9tait indigne d\u2019\u00eatre ma femme. Indigne !\u2026 Le monde entier n\u2019est rien, compar\u00e9 \u00e0 elle. \u2013 Les femmes sont merveilleusement pratiques, murmura lord Henry, beaucoup plus pratiques que nous. Nous oublions souvent de parler mariage dans de semblables situations et elles nous en font toujours souvenir. Hallward lui mit la main sur le bras. \u2013 Finissez, Harry\u2026 Vous d\u00e9sobligez Dorian. Il n\u2019est pas comme les autres et ne ferait de peine \u00e0 personne ; sa nature est trop d\u00e9licate pour cela. Lord Henry regarda par dessus la table. \u2013 Je n\u2019ennuie jamais Dorian, r\u00e9pondit-il. Je lui ai fait cette question pour la meilleure raison possible, pour la seule raison m\u00eame qui excuse toute question, la curiosit\u00e9. Ma th\u00e9orie est que ce sont toujours les femmes qui se proposent \u00e0 nous et non nous, qui nous proposons aux femmes\u2026 except\u00e9 dans la classe populaire, mais la classe populaire n\u2019est pas moderne. Dorian Gray sourit et remua la t\u00eate. \u2013 Vous \u00eates tout \u00e0 fait incorrigible, Harry, mais je n\u2019y fais pas attention.", "Il est impossible de se f\u00e2cher avec vous\u2026 Quand vous verrez Sibyl Vane, vous comprendrez que l\u2019homme qui lui ferait de la peine serait une brute, une brute sans c\u0153ur. Je ne puis comprendre comment quelqu\u2019un peut humilier l\u2019\u00eatre qu\u2019il aime. J\u2019aime Sibyl Vane. J\u2019ai besoin de l\u2019\u00e9lever sur un pi\u00e9destal d\u2019or, et de voir le monde estimer la femme qui est mienne. Qu\u2019est-ce que c\u2019est que le mariage ? Un v\u0153u irr\u00e9vocable. Vous vous moquez ?\u2026 Ah ! ne vous moquez pas ! C\u2019est un v\u0153u irr\u00e9vocable que j\u2019ai besoin de faire. Sa confiance me fera fid\u00e8le, sa foi me fera bon. Quand je suis avec elle, je regrette tout ce que vous m\u2019avez appris. Je deviens diff\u00e9rent de ce que vous m\u2019avez connu. Je suis transform\u00e9, et le simple attouchement des mains de Sibyl Vane me fait vous oublier, vous et toutes vos fausses, fascinantes, empoisonn\u00e9es et cependant d\u00e9licieuses th\u00e9ories. \u2013 Et quelles sont-elles ? demanda lord Henry en se servant de la salade. \u2013 Eh !", "vos th\u00e9ories sur la vie, vos th\u00e9ories sur l\u2019amour, celles sur le plaisir. Toutes vos th\u00e9ories, en un mot, Harry\u2026 \u2013 Le plaisir est la seule chose digne d\u2019avoir une th\u00e9orie, r\u00e9pondit-il de sa lente voix m\u00e9lodieuse. Je crois que je ne puis la revendiquer comme mienne. Elle appartient \u00e0 la Nature, et non pas \u00e0 moi. Le plaisir est le caract\u00e8re distinctif de la Nature, son signe d\u2019approbation\u2026 Quand nous sommes heureux, nous sommes toujours bons, mais quand nous sommes bons, nous ne sommes pas toujours heureux. \u2013 Ah ! qu\u2019entendez-vous par \u00eatre bon, s\u2019\u00e9cria Basil Hallward. \u2013 Oui, reprit Dorian, s\u2019appuyant au dossier de sa chaise, et regardant lord Henry par dessus l\u2019\u00e9norme gerbe d\u2019iris aux p\u00e9tales pourpr\u00e9s qui reposait au milieu de la table, qu\u2019entendez-vous par \u00eatre bon, Harry ? \u2013 \u00catre bon, c\u2019est \u00eatre en harmonie avec soi-m\u00eame, r\u00e9pliqua-t-il en caressant de ses fins doigts p\u00e2les la tige fr\u00eale de son verre, comme \u00eatre mauvais c\u2019est \u00eatre en harmonie avec les autres.", "Sa propre vie, voil\u00e0 la seule chose importante. Pour les vies de nos semblables, si on d\u00e9sire \u00eatre un faquin ou un puritain, on peut \u00e9tendre ses vues morales sur elles, mais elles ne nous concernent pas. En v\u00e9rit\u00e9, l\u2019Individualisme est r\u00e9ellement le plus haut but. La moralit\u00e9 moderne consiste \u00e0 se ranger sous le drapeau de son temps. Je consid\u00e8re que le fait par un homme cultiv\u00e9, de se ranger sous le drapeau de son temps, est une action de la plus scandaleuse immoralit\u00e9. \u2013 Mais, parfois, Harry, on paie tr\u00e8s cher le fait de vivre uniquement pour soi, fit remarquer le peintre. \u2013 Bah ! Nous sommes impos\u00e9s pour tout, aujourd\u2019hui\u2026 Je m\u2019imagine que le c\u00f4t\u00e9 vraiment tragique de la vie des pauvres est qu\u2019ils ne peuvent offrir autre chose que le renoncement d\u2019eux-m\u00eames\u2026 Les beaux p\u00e9ch\u00e9s, comme toutes les choses belles, sont le privil\u00e8ge des riches. \u2013 On paie souvent d\u2019autre mani\u00e8re qu\u2019en argent\u2026 \u2013 De quelle autre mani\u00e8re, Basil ? \u2013 Mais en remords, je crois, en souffrances, en\u2026 ayant la conscience de sa propre infamie\u2026 Lord Henry leva ses \u00e9paules\u2026 \u2013 Mon cher ami, l\u2019art du moyen \u00e2ge est charmant, mais les m\u00e9di\u00e9vales \u00e9motions sont p\u00e9rim\u00e9es\u2026 Elles peuvent servir \u00e0 la fiction, j\u2019en conviens\u2026 Les seules choses dont peut user la fiction sont, en fait, les choses qui ne peuvent plus nous servir\u2026 Croyez-moi, un homme civilis\u00e9 ne regrette jamais un plaisir, et jamais une brute ne saura ce que peut \u00eatre un plaisir. \u2013 Je sais ce que c\u2019est que le plaisir !", "cria Dorian Gray. C\u2019est d\u2019adorer quelqu\u2019un. \u2013 Cela vaut certainement mieux que d\u2019\u00eatre ador\u00e9, r\u00e9pondit-il, jouant avec les fruits. \u00catre ador\u00e9 est un ennui. Les femmes nous traitent exactement comme l\u2019Humanit\u00e9 traite ses dieux. Elles nous adorent, mais sont toujours \u00e0 nous demander quelque chose. \u2013 Je r\u00e9pondrai que, quoi que ce soit qu\u2019elles nous demandent, elles nous l\u2019ont d\u2019abord donn\u00e9, murmura l\u2019adolescent, gravement ; elles ont cr\u00e9\u00e9 l\u2019amour en nous ; elles ont droit de le redemander. \u2013 Tout \u00e0 fait vrai, Dorian, s\u2019\u00e9cria Hallward. \u2013 Rien n\u2019est jamais tout \u00e0 fait vrai, riposta lord Henry. \u2013 Si, interrompit Dorian ; vous admettez, Harry, que les femmes donnent aux hommes l\u2019or m\u00eame de leurs vies. \u2013 Possible, ajouta-t-il, mais elles exigent invariablement en retour un petit change. L\u00e0 est l\u2019ennui. Les femmes comme quelque spirituel Fran\u00e7ais l\u2019a dit, nous inspirent le d\u00e9sir de faire des chefs-d\u2019\u0153uvre, mais nous emp\u00eachent toujours d\u2019en venir \u00e0 bout. \u2013 Quel terrible homme vous \u00eates, Harry !", "Je ne sais pourquoi je vous aime autant. \u2013 Vous m\u2019aimerez toujours, Dorian, r\u00e9pliqua-t-il\u2026 Un peu de caf\u00e9, hein, amis !\u2026 Gar\u00e7on, apportez du caf\u00e9, de la fine-champagne, et des cigarettes\u2026 Non, pas de cigarettes, j\u2019en ai\u2026 Basil, je ne vous permets pas de fumer des cigares\u2026 Vous vous contenterez de cigarettes. La cigarette est le type parfait du parfait plaisir. C\u2019est exquis, et \u00e7a vous laisse insatisfait. Que d\u00e9sirez-vous de plus ? Oui, Dorian, vous m\u2019aimerez toujours. Je vous repr\u00e9sente tous les p\u00e9ch\u00e9s que vous n\u2019avez eu le courage de commettre. \u2013 Quelle sottise me dites-vous, Harry ? dit le jeune homme en allumant sa cigarette au dragon d\u2019argent vomissant du feu que le domestique avait plac\u00e9 sur la table. Allons au th\u00e9\u00e2tre. Quand Sibyl appara\u00eetra, vous concevrez un nouvel id\u00e9al de vie. Elle vous repr\u00e9sentera ce que vous n\u2019avez jamais connu. \u2013 J\u2019ai tout connu, dit lord Henry avec un regard fatigu\u00e9, mais toute nouvelle \u00e9motion me trouve pr\u00eat.", "H\u00e9las ! Je crains qu\u2019il n\u2019y en ait plus pour moi. Cependant, votre merveilleuse jeune fille peut m\u2019\u00e9mouvoir. J\u2019adore le th\u00e9\u00e2tre. C\u2019est tellement plus r\u00e9el que la vie. Allons-nous-en\u2026 Dorian, vous monterez avec moi\u2026 Je suis d\u00e9sol\u00e9, Basil, mais il n\u2019y a seulement place que pour deux dans mon brougham. Vous nous suivrez dans un hansom. Ils se lev\u00e8rent et endoss\u00e8rent leurs pardessus, en buvant debout leurs caf\u00e9s. Le peintre demeurait silencieux et pr\u00e9occup\u00e9 ; un lourd ennui semblait peser sur lui. Il ne pouvait approuver ce mariage, et cependant cela lui semblait pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0 d\u2019autres choses qui auraient pu arriver\u2026 Quelques minutes apr\u00e8s, ils \u00e9taient en bas. Il conduisit lui-m\u00eame, comme c\u2019\u00e9tait convenu, guettant les lanternes brillantes du petit brougham qui marchait devant lui. Une \u00e9trange sensation de d\u00e9sastre l\u2019envahit. Il sentait que Dorian Gray ne serait jamais \u00e0 lui comme par le pass\u00e9. La vie \u00e9tait survenue entre eux\u2026 Ses yeux s\u2019embrum\u00e8rent, et ils ne virent plus les rues populeuses \u00e9tincelantes de lumi\u00e8re\u2026 Quand la voiture s\u2019arr\u00eata devant le th\u00e9\u00e2tre, il lui sembla qu\u2019il \u00e9tait plus vieux d\u2019ann\u00e9es\u2026 Chapitre 7 Par hasard, il se trouva que la salle, ce soir-l\u00e0, \u00e9tait pleine de monde, et le gras manager juif, qui les re\u00e7ut \u00e0 la porte du th\u00e9\u00e2tre rayonnait d\u2019une oreille \u00e0 l\u2019autre d\u2019un onctueux et tremblotant sourire.", "Il les escorta jusqu\u2019\u00e0 leur loge avec une sorte d\u2019humilit\u00e9 pompeuse, en agitant ses grasses mains charg\u00e9es de bijoux et parlant de sa voix la plus aigu\u00eb. Dorian Gray se sentit pour lui une aversion plus prononc\u00e9e que jamais ; il venait voir Miranda, pensait-il, et il rencontrait Caliban\u2026 Il paraissait, d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, plaire \u00e0 lord Henry ; ce dernier m\u00eame se d\u00e9cida \u00e0 lui t\u00e9moigner sa sympathie d\u2019une fa\u00e7on formelle en lui serrant la main et l\u2019affirmant qu\u2019il \u00e9tait heureux d\u2019avoir rencontr\u00e9 un homme qui avait d\u00e9couvert un r\u00e9el talent et faisait banqueroute pour un po\u00e8te. Hallward s\u2019amusa \u00e0 observer les personnes du parterre\u2026 La chaleur \u00e9tait suffocante et le lustre \u00e9norme avait l\u2019air, tout flambant, d\u2019un monstrueux dahlia aux p\u00e9tales de feu jaune. Les jeunes gens des galeries avaient retir\u00e9 leurs jaquettes et leurs gilets et se penchaient sur les balustrades. Ils \u00e9changeaient des paroles d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre du th\u00e9\u00e2tre et partageaient des oranges avec des filles habill\u00e9es de couleurs voyantes, assises \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019eux.", "Quelques femmes riaient au parterre. Leurs voix \u00e9taient horriblement per\u00e7antes et discordantes. Un bruit de bouchons sautant arrivait du bar. \u2013 Quel endroit pour y rencontrer sa divinit\u00e9, dit lord Henry. \u2013 Oui, r\u00e9pondit Dorian Gray. C\u2019est ici que je la rencontrai, et elle est divine au-del\u00e0 de tout ce qu\u2019on peut concevoir. Vous oublierez toute chose quand elle jouera. On ne fait plus attention \u00e0 cette populace rude et commune, aux figures grossi\u00e8res et aux gestes brutaux d\u00e8s qu\u2019elle entre en sc\u00e8ne ; ces gens demeurent silencieux et la regardent ; ils pleurent, et rient comme elle le veut ; elle joue sur eux comme sur un violon ; elle les spiritualise, en quelque sorte, et l\u2019on sent qu\u2019ils ont la m\u00eame chair et le m\u00eame sang que soi-m\u00eame. \u2013 La m\u00eame chair et le m\u00eame sang que soi-m\u00eame ! Oh ! je ne crois pas, s\u2019exclama lord Henry qui passait en revue les spectateurs de la galerie avec sa lorgnette. \u2013 Ne faites pas attention \u00e0 lui, Dorian, dit le peintre.", "Je sais, moi, ce que vous voulez dire et je crois en cette jeune fille. Quiconque vous aimez doit le m\u00e9riter et la personne qui a produit sur vous l\u2019effet que vous nous avez d\u00e9crit doit \u00eatre noble et intelligente. Spiritualiser ses contemporains, c\u2019est quelque chose d\u2019appr\u00e9ciable\u2026 Si cette jeune fille peut donner une \u00e2me \u00e0 ceux qui jusqu\u2019alors ont v\u00e9cu sans en avoir une, si elle peut r\u00e9v\u00e9ler le sens de la Beaut\u00e9 aux gens dont les vies furent sordides et laides, si elle peut les d\u00e9pouiller de leur \u00e9go\u00efsme, leur pr\u00eater des larmes de tristesse qui ne sont pas leurs, elle est digne de toute votre admiration, digne de l\u2019adoration du monde. Ce mariage est normal ; je ne le pensai pas d\u2019abord, mais maintenant je l\u2019admets. Les dieux ont fait Sibyl Vane pour vous ; sans elle vous auriez \u00e9t\u00e9 incomplet. \u2013 Merci, Basil, r\u00e9pondit Dorian Gray en lui pressant la main. Je savais que vous me comprendriez.", "Harry est tellement cynique qu\u2019il me terrifie parfois\u2026 Ah ! voici l\u2019orchestre ; il est \u00e9pouvantable, mais \u00e7a ne dure que cinq minutes. Alors le rideau se l\u00e8vera et vous verrez la jeune fille \u00e0 laquelle je vais donner ma vie, \u00e0 laquelle j\u2019ai donn\u00e9 tout ce qu\u2019il y a de bon en moi\u2026 Un quart d\u2019heure apr\u00e8s, parmi une temp\u00eate extraordinaire d\u2019applaudissements, Sibyl Vane s\u2019avan\u00e7a sur la sc\u00e8ne\u2026 Certes, elle \u00e9tait adorable \u00e0 voir, une des plus adorables cr\u00e9atures m\u00eame, pensait lord Henry, qu\u2019il eut jamais vues. Il y avait quelque chose d\u2019animal dans sa gr\u00e2ce farouche et ses yeux fr\u00e9missants. Un sourire abattu, comme l\u2019ombre d\u2019une rose dans un miroir d\u2019argent, vint \u00e0 ses l\u00e8vres en regardant la foule enthousiaste emplissant le th\u00e9\u00e2tre. Elle recula de quelques pas, et ses l\u00e8vres sembl\u00e8rent trembler. Basil Hallward se dressa et commen\u00e7a \u00e0 l\u2019applaudir. Sans mouvement, comme dans un r\u00eave, Dorian Gray la regardait ; Lord Henry la lorgnant \u00e0 l\u2019aide de sa jumelle murmurait : \u00ab Charmante !", "Charmante ! \u00bb La sc\u00e8ne repr\u00e9sentait la salle du palais de Capulet, et Rom\u00e9o, dans ses habits de p\u00e8lerin, entrait avec Mercutio et ses autres amis. L\u2019orchestre attaqua quelques mesures de musique, et la danse commen\u00e7a\u2026 Au milieu de la foule des figurants gauches aux costumes r\u00e2p\u00e9s, Sibyl Vane se mouvait comme un \u00eatre d\u2019essence sup\u00e9rieure. Son corps s\u2019inclinait, pendant qu\u2019elle dansait, comme dans l\u2019eau s\u2019incline un roseau. Les courbes de sa poitrine semblaient les courbes d\u2019un blanc lys. Ses mains \u00e9taient faites d\u2019un pur ivoire. Cependant, elle \u00e9tait curieusement insouciante ; elle ne montrait aucun signe de joie quand ses yeux se posaient sur Rom\u00e9o. Le peu de mots qu\u2019elle avait \u00e0 dire : Good pilgrim, you de wrong your hand too much Which mannerly d\u00e9votion shows in this; For saints have bands that pilgrims\u2019 hands de touch And palm to palm is holy palmers\u2019 kiss\u2026 et le bref dialogue qui suit, furent dits d\u2019une mani\u00e8re plut\u00f4t artificielle\u2026 Sa voix \u00e9tait exquise, mais au point de vue de l\u2019intonation, c\u2019\u00e9tait absolument faux.", "La couleur n\u2019y \u00e9tait pas. Toute la vie du vers \u00e9tait enlev\u00e9e ; on n\u2019y sentait pas la r\u00e9alit\u00e9 de la passion. Dorian p\u00e2lit en l\u2019observant, \u00e9tonn\u00e9, anxieux\u2026 Aucun de ses amis n\u2019osait lui parler ; elle leur semblait sans aucun talent ; ils \u00e9taient tout \u00e0 fait d\u00e9sappoint\u00e9s. Ils savaient que la sc\u00e8ne du balcon du second acte \u00e9tait l\u2019\u00e9preuve d\u00e9cisive des actrices abordant le r\u00f4le de Juliette ; ils l\u2019attendaient tous deux ; si elle y \u00e9chouait, elle n\u2019\u00e9tait bonne \u00e0 rien. Elle fut vraiment charmante quand elle surgit dans le clair de lune ; c\u2019\u00e9tait vrai ; mais l\u2019h\u00e9sitation de son jeu \u00e9tait insupportable et il devenait de plus en plus mauvais \u00e0 mesure qu\u2019elle avan\u00e7ait dans son r\u00f4le. Ses gestes \u00e9taient absurdement artificiels. Elle emphatisait au-del\u00e0 des limites permises ce qu\u2019elle avait \u00e0 dire. Le beau passage : Thou knowest tho mask of night is on my face, Else would a maiden blush bepaint my cheek For\u2019 that which thou hast heard me speak to-night\u2026 fut d\u00e9clam\u00e9 avec la pitoyable pr\u00e9cision d\u2019une \u00e9coli\u00e8re instruite dans la r\u00e9citation par un professeur de deuxi\u00e8me ordre.", "Quand elle s\u2019inclina sur le balcon et qu\u2019elle eut \u00e0 dire les admirables vers : Although I joy in thee, I have no joy of this contract to-night: It is too rash, too unadvised, too sudden; Too like the lightning, which doth cease to be Eve one can say: \u00ab It lightens! Sweet, good-night! This bud of love by summer\u2019s ripening breath May prove a beauteous flower when nest we meet Elle les dit comme s\u2019ils ne comportaient pour elle aucune esp\u00e8ce de signification ; ce n\u2019\u00e9tait pas nervosit\u00e9, bien au contraire ; elle paraissait absolument consciente de ce qu\u2019elle faisait. C\u2019\u00e9tait simplement du mauvais art ; l\u2019\u00e9chec \u00e9tait parfait. M\u00eame les auditeurs vulgaires et d\u00e9pourvus de toute \u00e9ducation, du parterre et des galeries, perdaient tout int\u00e9r\u00eat \u00e0 la pi\u00e8ce. Ils commenc\u00e8rent \u00e0 s\u2019agiter, \u00e0 parler haut, \u00e0 siffler\u2026 Le manager isra\u00e9lite, debout au fond du parterre, frappait du pied et jurait de rage. L\u2019on e\u00fbt dit que la seule personne calme \u00e9tait la jeune fille. Un tonnerre de sifflets suivit la chute du rideau\u2026 Lord Henry se leva et mit son pardessus\u2026 \u2013 Elle est tr\u00e8s belle, Dorian, dit-il, mais elle ne sait pas jouer.", "Allons-nous-en\u2026 \u2013 Je veux voir enti\u00e8rement la pi\u00e8ce, r\u00e9pondit le jeune homme d\u2019une voix rauque et am\u00e8re. Je suis d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de vous avoir fait perdre votre soir\u00e9e, Harry. Je vous fais mes excuses \u00e0 tous deux. \u2013 Mon cher Dorian, miss Vane devait \u00eatre indispos\u00e9e. Nous viendrons la voir quelque autre soir. \u2013 Je d\u00e9sire qu\u2019elle l\u2019ait \u00e9t\u00e9, continua-t-il ; mais elle me semble, \u00e0 moi, insensible et froide. Elle est enti\u00e8rement chang\u00e9e. Hier, ce fut une grande artiste ; ce soir, c\u2019est une actrice m\u00e9diocre et commune. \u2013 Ne parlez pas ainsi de ce que vous aimez, Dorian. L\u2019amour est une plus merveilleuse chose que l\u2019art. \u2013 Ce sont tous deux de simples formes d\u2019imitation, remarqua lord Henry\u2026 Mais allons-nous-en !\u2026 Dorian, vous ne pouvez rester ici davantage. Ce n\u2019est pas bon pour l\u2019esprit de voir jouer mal. D\u2019ailleurs, je suppose que vous ne d\u00e9sirez point que votre femme joue ; par cons\u00e9quent, qu\u2019est-ce que cela peut vous faire qu\u2019elle joue Juliette comme une poup\u00e9e de bois\u2026 Elle est vraiment adorable, et si elle conna\u00eet aussi peu la vie que\u2026 l\u2019art, elle fera le sujet d\u2019une exp\u00e9rience d\u00e9licieuse.", "Il n\u2019y a que deux sortes de gens vraiment int\u00e9ressants : ceux qui savent absolument tout et ceux qui ne savent absolument rien\u2026 Par le ciel ! mon cher ami, n\u2019ayez pas l\u2019air si tragique ! Le secret de rester jeune est de ne jamais avoir une \u00e9motion mals\u00e9ante. Venez au club avec Basil et moi, nous fumerons des cigarettes en buvant \u00e0 la beaut\u00e9 de Sibyl Vane ; elle est certainement belle : que d\u00e9sirez-vous de plus ? \u2013 Allez-vous-en, Harry ! cria l\u2019enfant. J\u2019ai besoin d\u2019\u00eatre seul. Basil, vous aussi, allez-vous-en ! Ah ! ne voyez-vous que mon c\u0153ur \u00e9clate ! Des larmes br\u00fblantes lui emplirent les yeux ; ses l\u00e8vres trembl\u00e8rent et se pr\u00e9cipitant au fond de la loge, il s\u2019appuya contre la cloison et cacha sa face dans ses mains\u2026 \u2013 Allons-nous-en, Basil, dit lord Henry d\u2019une voix \u00e9trangement tendre. Et les deux jeunes gens sortirent ensemble. Quelques instants plus tard, la rampe s\u2019illumina, et le rideau se leva sur le troisi\u00e8me acte.", "Dorian Gray reprit son si\u00e8ge ; il \u00e9tait p\u00e2le, mais d\u00e9daigneux et indiff\u00e9rent. L\u2019action se tra\u00eenait, interminable. La moiti\u00e9 de l\u2019auditoire \u00e9tait sortie, en faisant un bruit grossier de lourds souliers, et en riant. Le fiasco \u00e9tait complet. Le dernier acte fut jou\u00e9 devant les banquettes. Le rideau s\u2019abaissa sur des murmures ou des grognements. Aussit\u00f4t que ce fut fini, Dorian Gray se pr\u00e9cipita par les coulisses vers le foyer\u2026 Il y trouva la jeune fille seule ; un regard de triomphe \u00e9clairait sa face. Dans ses yeux brillait une flamme exquise ; une sorte de rayonnement semblait l\u2019entourer. Ses l\u00e8vres demi ouvertes souriaient \u00e0 quelque myst\u00e9rieux secret connu d\u2019elle seule. Quand il entra, elle le regarda, et sembla soudainement poss\u00e9d\u00e9e d\u2019une joie infinie. \u2013 Ai-je assez mal jou\u00e9, ce soir, Dorian ? cria-t-elle. \u2013 Horriblement ! r\u00e9pondit-il, la consid\u00e9rant avec stup\u00e9faction\u2026 Horriblement ! Ce fut affreux ! Vous \u00e9tiez malade, n\u2019est-ce pas ? Vous ne vous doutez point de ce que cela fut !\u2026 Vous n\u2019avez pas id\u00e9e de ce que j\u2019ai souffert ! La jeune fille sourit\u2026 \u2013 Dorian, r\u00e9pondit-elle, appuyant sur son pr\u00e9nom d\u2019une voix tra\u00eenante et musicale, comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 plus doux que miel aux rouges p\u00e9tales de sa bouche, Dorian, vous auriez d\u00fb comprendre, mais vous comprenez maintenant, n\u2019est-ce pas ? \u2013 Comprendre quoi ?", "demanda-t-il, rageur\u2026 \u2013 Pourquoi je fus si mauvaise ce soir ! Pourquoi je serai toujours mauvaise !\u2026 Pourquoi je ne jouerai plus jamais bien !\u2026 Il leva les \u00e9paules. \u2013 Vous \u00eates malade, je crois ; quand vous \u00eates malade, vous ne pouvez jouer : vous paraissez absolument ridicule. Vous nous avez navr\u00e9s, mes amis et moi. Elle ne semblait plus l\u2019\u00e9couter ; transfigur\u00e9e de joie, elle paraissait en proie \u00e0 une extase de bonheur !\u2026 \u2013 Dorian ! Dorian, s\u2019\u00e9cria-t-elle, avant de vous conna\u00eetre, je croyais que la seule r\u00e9alit\u00e9 de la vie \u00e9tait le th\u00e9\u00e2tre : c\u2019\u00e9tait seulement pour le th\u00e9\u00e2tre que je vivais ; je pensais que tout cela \u00e9tait vrai ; j\u2019\u00e9tais une nuit Rosalinde, et l\u2019autre, Portia : la joie de B\u00e9atrice \u00e9tait ma joie, et les tristesses de Cordelia furent miennes !\u2026 Je croyais en tout !\u2026 Les gens grossiers qui jouaient avec moi me semblaient pareils \u00e0 des dieux ! J\u2019errais parmi les d\u00e9cors comme dans un monde \u00e0 moi : je ne connaissais que des ombres, et je les croyais r\u00e9elles !", "Vous v\u00eentes, \u00f4 mon bel amour ! et vous d\u00e9livr\u00e2tes mon \u00e2me emprisonn\u00e9e\u2026 Vous m\u2019avez appris ce qu\u2019\u00e9tait r\u00e9ellement la r\u00e9alit\u00e9 ! Ce soir, pour la premi\u00e8re fois de ma vie, je per\u00e7us le vide, la honte, la vilenie de ce que j\u2019avais jou\u00e9 jusqu\u2019alors. Ce soir, pour la premi\u00e8re fois, j\u2019eus la conscience que Rom\u00e9o \u00e9tait hideux, et vieux, et grim\u00e9, que faux \u00e9tait le clair de lune du verger, que les d\u00e9cors \u00e9taient odieux, que les mots que je devais dire \u00e9taient menteurs, qu\u2019ils n\u2019\u00e9taient pas mes mots, que ce n\u2019\u00e9tait pas ce que je devais dire !\u2026 Vous m\u2019avez \u00e9lev\u00e9e dans quelque chose de plus haut, dans quelque chose dont tout l\u2019art n\u2019est qu\u2019une r\u00e9flexion. Vous m\u2019avez fait comprendre ce qu\u2019\u00e9tait v\u00e9ritablement l\u2019amour ! Mon amour ! Mon amour ! Prince Charmant ! Prince de ma vie ! Je suis \u00e9c\u0153ur\u00e9e des ombres ! Vous m\u2019\u00eates plus que tout ce que l\u2019art pourra jamais \u00eatre ! Que puis-je avoir de commun avec les fantoches d\u2019un drame ?", "Quand j\u2019arrivai ce soir, je ne pus comprendre comment cela m\u2019avait quitt\u00e9e. Je pensais que j\u2019allais \u00eatre merveilleuse et je m\u2019aper\u00e7us que je ne pouvais rien faire. Soudain, la lumi\u00e8re se fit en moi, et la connaissance m\u2019en fut exquise\u2026 Je les entendis siffler, et je me mis \u00e0 sourire\u2026 Pourraient-ils comprendre un amour tel que le n\u00f4tre ? Emm\u00e8ne-moi, Dorian, emm\u00e8ne-moi, quelque part o\u00f9 nous puissions \u00eatre seuls. Je hais la sc\u00e8ne ! Je puis mimer une passion que je ne ressens pas, mais je ne puis mimer ce quelque chose qui me br\u00fble comme le feu ! Oh ! Dorian ! Dorian, tu comprends maintenant ce que cela signifie. M\u00eame si je parvenais \u00e0 le faire, ce serait une profanation, car pour moi, d\u00e9sormais, jouer, c\u2019est d\u2019\u00eatre amoureuse ! Voil\u00e0 ce que tu m\u2019as faite !\u2026 Il tomba sur le sofa et d\u00e9tourna la t\u00eate. \u2013 Vous avez tu\u00e9 mon amour ! murmura-t-il. Elle le regarda avec admiration et se mit \u00e0 rire\u2026 Il ne dit rien.", "Elle vint pr\u00e8s de lui et de ses petits doigts lui caressa les cheveux. Elle s\u2019agenouilla, lui baisant les mains\u2026 Il les retira, pris d\u2019un fr\u00e9missement. Il se dressa soudain et marcha vers la porte. \u2013 Oui, clama-t-il, vous avez tu\u00e9 mon amour ! Vous avez d\u00e9rout\u00e9 mon esprit ! Maintenant vous ne pouvez m\u00eame exciter ma curiosit\u00e9 ! Vous n\u2019avez plus aucun effet sur moi ! Je vous aimais parce que vous \u00e9tiez admirable, parce que vous \u00e9tiez intelligente et g\u00e9niale, parce que vous r\u00e9alisiez les r\u00eaves des grands po\u00e8tes et que vous donniez une forme, un corps, aux ombres de l\u2019Art ! Vous avez jet\u00e9 tout cela ! vous \u00eates stupide et born\u00e9e !\u2026 Mon Dieu ! Combien je fus fou de vous aimer ! Quel insens\u00e9 je fus !\u2026 Vous ne m\u2019\u00eates plus rien ! Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux plus penser \u00e0 vous ! Je ne veux plus me rappeler votre nom !", "Vous ne pouvez vous douter ce que vous \u00e9tiez pour moi, autrefois\u2026 Autrefois !\u2026 Ah ! je ne veux plus penser \u00e0 cela ! Je d\u00e9sirerais ne vous avoir jamais vue\u2026 Vous avez bris\u00e9 le roman de ma vie ! Comme vous connaissez peu l\u2019amour, pour penser qu\u2019il e\u00fbt pu g\u00e2ter votre art !\u2026 Vous n\u2019\u00eates rien sans votre art\u2026 Je vous aurais faite splendide, fameuse, magnifique ! le monde vous aurait admir\u00e9e et vous eussiez port\u00e9 mon nom !\u2026 Qu\u2019\u00eates-vous maintenant ?\u2026 Une jolie actrice de troisi\u00e8me ordre ! La jeune fille p\u00e2lissait et tremblait. Elle joignit les mains, et d\u2019une voix qui s\u2019arr\u00eata dans la gorge : \u2013 Vous n\u2019\u00eates pas s\u00e9rieux, Dorian, murmura-t-elle ; vous jouez !\u2026 \u2013 Je joue !\u2026 C\u2019est bon pour vous, cela ; vous y r\u00e9ussissez si bien, r\u00e9pondit-il am\u00e8rement. Elle se releva, et une expression pitoyable de douleur sur la figure, elle traversa le foyer et vint vers lui. Elle mit la main sur son bras et le regarda dans les yeux.", "Il l\u2019\u00e9loigna\u2026 \u2013 Ne me touchez pas, cria-t-il. Elle poussa un g\u00e9missement triste, et s\u2019\u00e9croulant \u00e0 ses pieds, elle resta sans mouvement, comme une fleur pi\u00e9tin\u00e9e. \u2013 Dorian, Dorian, ne m\u2019abandonnez pas, souffla-t-elle. Je suis d\u00e9sol\u00e9e d\u2019avoir si mal jou\u00e9 ; je pensais \u00e0 vous tout le temps ; mais j\u2019essaierai\u2026 oui, j\u2019essaierai\u2026 Cela me vint si vite, cet amour pour vous\u2026 Je pense que je l\u2019eusse toujours ignor\u00e9 si vous ne m\u2019aviez pas embrass\u00e9\u2026 Si nous ne nous \u00e9tions pas embrass\u00e9s\u2026 Embrasse-moi encore, mon amour\u2026 Ne t\u2019en va pas ! Je ne pourrais le supporter ! Oh ! ne t\u2019en va pas !\u2026 Mon fr\u00e8re\u2026 Non, \u00e7a ne fait rien ! Il ne voulait pas dire cela\u2026 il plaisantait !\u2026 Mais vous, pouvez-vous m\u2019oublier \u00e0 cause de ce soir ? Je veux tant travailler et essayer de faire des progr\u00e8s. Ne me sois pas cruel parce que je t\u2019aime mieux que tout au monde ! Apr\u00e8s tout, c\u2019est la seule fois que je t\u2019ai d\u00e9plu\u2026 Tu as raison.", "Dorian\u2026 J\u2019aurais d\u00fb me montrer mieux qu\u2019une artiste\u2026 C\u2019\u00e9tait fou de ma part\u2026 et cependant, je n\u2019ai pu faire autrement\u2026 Oh ! ne me quitte pas ! ne m\u2019abandonne pas !\u2026 Une rafale de sanglots passionn\u00e9s la courba\u2026 Elle s\u2019\u00e9crasa sur le plancher comme une chose bless\u00e9e. Dorian Gray la regardait \u00e0 terre, ses l\u00e8vres fines retrouss\u00e9es en un supr\u00eame d\u00e9dain. Il y a toujours quelque chose de ridicule dans les \u00e9motions des personnes que l\u2019on a cess\u00e9 d\u2019aimer ; Sibyl Vane lui semblait absurdement m\u00e9lodramatique. Ses larmes et ses sanglots l\u2019ennuyaient\u2026 \u2013 Je m\u2019en vais, dit-il, d\u2019une calme voix claire. Je ne veux pas \u00eatre cruel davantage, mais je ne puis vous revoir. Vous m\u2019avez d\u00e9pouill\u00e9 de toutes mes illusions\u2026 Elle pleurait silencieusement, et ne fit point de r\u00e9ponse ; rampante, elle se rapprocha ; ses petites mains se tendirent comme celles d\u2019un aveugle et sembl\u00e8rent le chercher\u2026 Il tourna sur ses talons et quitta le foyer. Quelques instants apr\u00e8s, il \u00e9tait dehors\u2026 O\u00f9 il alla ?\u2026 il ne s\u2019en souvint.", "Il se rappela vaguement avoir vagabond\u00e9 par des rues mal \u00e9clair\u00e9es, pass\u00e9 sous des vo\u00fbtes sombres et devant des maisons aux fa\u00e7ades hostiles\u2026 Des femmes, avec des voix enrou\u00e9es et des rires \u00e9raill\u00e9s l\u2019avaient appel\u00e9. Il avait rencontr\u00e9 de chancelants ivrognes jurant, se grommelant \u00e0 eux-m\u00eames des choses comme des singes monstrueux. Des enfants grotesques se pressaient devant des seuils ; des cris, des jurons, partaient des cours obscures. \u00c0 l\u2019aube, il se trouva devant Covent Garden\u2026 Les t\u00e9n\u00e8bres se dissipaient, et color\u00e9 de feux affaiblis, le ciel prit des teintes perl\u00e9es\u2026 De lourdes charrettes remplies de lys vacillants roul\u00e8rent doucement sur les pav\u00e9s des rues d\u00e9sertes\u2026 L\u2019air \u00e9tait plein du parfum des fleurs, et leur beaut\u00e9 sembla apporter un r\u00e9confort \u00e0 sa peine. Il entra dans un march\u00e9 et observa les hommes d\u00e9chargeant les voitures\u2026 Un charretier en blouse blanche lui offrit des cerises ; il le remercia, s\u2019\u00e9tonnant qu\u2019il ne voul\u00fbt accepter aucun argent, et les mangea distraitement.", "Elles avaient \u00e9t\u00e9 cueillies dans la nuit ; et la fra\u00eecheur de la lune les avaient p\u00e9n\u00e9tr\u00e9es. Une bande de gar\u00e7ons portant des corbeilles de tulipes ray\u00e9es, de jaunes et rouges roses, d\u00e9fila devant lui, \u00e0 travers les monceaux de l\u00e9gumes d\u2019un vert de jade. Sous le portique aux piliers gris\u00e2tres, musait une troupe de filles t\u00eates nues attendant la fin des ench\u00e8res\u2026 D\u2019autres, s\u2019\u00e9battaient aux alentours des portes sans cesse ouvertes des bars de la Piazza. Les \u00e9normes chevaux de camions glissaient ou frappaient du pied sur les pav\u00e9s raboteux, faisant sonner leurs cloches et leurs harnais\u2026 Quelques conducteurs gisaient endormis sur des piles de sacs. Des pigeons, aux cous iris\u00e9s, aux pattes ros\u00e9s, voltigeaient, picorant des graines\u2026 Au bout de quelques instants, il h\u00e9la un hansom et se fit conduire chez lui\u2026 Un moment, il s\u2019attarda sur le seuil, regardant devant lui le square silencieux, les fen\u00eatres ferm\u00e9es, les persiennes claires\u2026 Le ciel s\u2019opalisait maintenant, et les toits des maisons luisaient comme de l\u2019argent\u2026 D\u2019une chemin\u00e9e en face, un fin filet de fum\u00e9e s\u2019\u00e9levait ; il ondula, comme un ruban violet \u00e0 travers l\u2019atmosph\u00e8re couleur de nacre\u2026 Dans la grosse lanterne dor\u00e9e v\u00e9nitienne, d\u00e9pouille de quelque gondole dogale, qui pendait au plafond du grand hall d\u2019entr\u00e9e aux panneaux de ch\u00eane, trois jets vacillants de lumi\u00e8re brillaient encore ; ils semblaient de minces p\u00e9tales de flamme, bleus et blancs.", "Il les \u00e9teignit, et apr\u00e8s avoir jet\u00e9 son chapeau et son manteau sur une table, traversant la biblioth\u00e8que, il poussa la porte de sa chambre \u00e0 coucher, une grande pi\u00e8ce octogone situ\u00e9e au rez-de-chauss\u00e9e que, dans son go\u00fbt naissant de luxe, il avait fait d\u00e9corer et garnir de curieuses tapisseries Renaissance qu\u2019il avait d\u00e9couvertes dans une mansarde d\u00e9labr\u00e9e de Selby Royal o\u00f9 elles s\u2019\u00e9taient conserv\u00e9es. Comme il tournait la poign\u00e9e de la porte, ses yeux tomb\u00e8rent sur son portrait peint par Basil Hallward ; il tressaillit d\u2019\u00e9tonnement !\u2026 Il entra dans sa chambre, vaguement surpris\u2026 Apr\u00e8s avoir d\u00e9fait le premier bouton de sa redingote, il parut h\u00e9siter ; finalement il revint sur ses pas, s\u2019arr\u00eata devant le portrait et l\u2019examina\u2026 Dans le peu de lumi\u00e8re traversant les rideaux de soie cr\u00e8me, la face lui parut un peu chang\u00e9e\u2026 L\u2019expression semblait diff\u00e9rente. On e\u00fbt dit qu\u2019il y avait comme une touche de cruaut\u00e9 dans la bouche\u2026 C\u2019\u00e9tait vraiment \u00e9trange !\u2026 Il se tourna, et, marchant vers la fen\u00eatre, tira les rideaux\u2026 Une brillante clart\u00e9 emplit la chambre et balaya les ombres fantastiques des coins obscurs o\u00f9 elles flottaient.", "L\u2019\u00e9trange expression qu\u2019il avait surprise dans la face y demeurait, plus perceptible encore\u2026 La palpitante lumi\u00e8re montrait des lignes de cruaut\u00e9 autour de la bouche comme si lui-m\u00eame, apr\u00e8s avoir fait quelque horrible chose, les surprenait sur sa face dans un miroir. Il recula, et prenant sur la table une glace ovale entour\u00e9e de petits amours d\u2019ivoire, un des nombreux pr\u00e9sents de lord Henry, se h\u00e2ta de se regarder dans ses profondeurs polies\u2026 Nulle ligne comme celle-l\u00e0 ne tourmentait l\u2019\u00e9carlate de ses l\u00e8vres\u2026 Qu\u2019est-ce que cela voulait dire ? Il frotta ses yeux, s\u2019approcha plus encore du tableau et l\u2019examina de nouveau\u2026 Personne n\u2019y avait touch\u00e9, certes, et cependant, il \u00e9tait hors de doute que quelque chose y avait \u00e9t\u00e9 chang\u00e9\u2026 Il ne r\u00eavait pas ! La chose \u00e9tait horriblement apparente\u2026 Il se jeta dans un fauteuil et rappela ses esprits\u2026 Soudainement, lui revint ce qu\u2019il avait dit dans l\u2019atelier de Basil le jour m\u00eame o\u00f9 le portrait avait \u00e9t\u00e9 termin\u00e9.", "Oui, il s\u2019en souvenait parfaitement. Il avait \u00e9nonc\u00e9 le d\u00e9sir fou de rester jeune alors que vieillirait ce tableau\u2026 Ah ! si sa beaut\u00e9 pouvait ne pas se ternir et qu\u2019il fut donn\u00e9 \u00e0 ce portrait peint sur cette toile de porter le poids de ses passions, de ses p\u00e9ch\u00e9s !\u2026 Cette peinture ne pouvait-elle donc \u00eatre marqu\u00e9e des lignes de souffrance et de doute, alors que lui-m\u00eame garderait l\u2019\u00e9panouissement d\u00e9licat et la joliesse de son adolescence ! Son v\u0153u, pardieu ! ne pouvait \u00eatre exauc\u00e9 ! De telles choses sont impossibles ! C\u2019\u00e9tait m\u00eame monstrueux de les \u00e9voquer\u2026 Et, cependant, le portrait \u00e9tait devant lui portant \u00e0 la bouche une moue de cruaut\u00e9 ! Cruaut\u00e9 ! Avait-il \u00e9t\u00e9 cruel ? C\u2019\u00e9tait la faute de cette enfant, non la sienne\u2026 Il l\u2019avait r\u00eav\u00e9e une grande artiste, lui avait donn\u00e9 son amour parce qu\u2019il l\u2019avait crue g\u00e9niale\u2026 Elle l\u2019avait d\u00e9sappoint\u00e9. Elle s\u2019\u00e9tait montr\u00e9e quelconque, indigne\u2026 Tout de m\u00eame, un sentiment de regret infini l\u2019envahit, en la revoyant dans son esprit, prostr\u00e9e \u00e0 ses pieds, sanglotant comme un petit enfant !\u2026 Il se rappela avec quelle insensibilit\u00e9 il l\u2019avait regard\u00e9e alors\u2026 Pourquoi avait-il \u00e9t\u00e9 fait ainsi ?", "Pourquoi une pareille \u00e2me lui avait-elle \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e ? Mais n\u2019avait-il pas souffert aussi ? Pendant les trois heures qu\u2019avait dur\u00e9 la pi\u00e8ce, il avait v\u00e9cu des si\u00e8cles de douleur, des \u00e9ternit\u00e9s sur des \u00e9ternit\u00e9s de torture !\u2026 Sa vie valait bien la sienne\u2026 S\u2019il l\u2019avait bless\u00e9e, n\u2019avait-elle pas, de son c\u00f4t\u00e9, enlaidi son existence ?\u2026 D\u2019ailleurs, les femmes sont mieux organis\u00e9es que les hommes pour supporter les chagrins\u2026 Elles vivent d\u2019\u00e9motions ; elles ne pensent qu\u2019\u00e0 cela\u2026 Quand elles prennent des amants, c\u2019est simplement pour avoir quelqu\u2019un \u00e0 qui elles puissent faire des sc\u00e8nes. Lord Henry le lui avait dit et lord Henry connaissait les femmes. Pourquoi s\u2019inqui\u00e9terait-il de Sibyl Vane ? Elle ne lui \u00e9tait rien. Mais le portrait ?\u2026 Que dire de cela ? Il poss\u00e9dait le secret de sa vie, en r\u00e9v\u00e9lait l\u2019histoire ; il lui avait appris \u00e0 aimer sa propre beaut\u00e9. Lui apprendrait-il \u00e0 ha\u00efr son \u00e2me ?\u2026 Devait-il le regarder encore ? Non !", "c\u2019\u00e9tait purement une illusion de ses sens troubl\u00e9s ; l\u2019horrible nuit qu\u2019il venait de passer avait suscit\u00e9 des fant\u00f4mes !\u2026 Tout d\u2019un coup, cette m\u00eame tache \u00e9carlate qui rend les hommes d\u00e9ments s\u2019\u00e9tait \u00e9tendue dans son esprit\u2026 Le portrait n\u2019avait pas chang\u00e9. C\u2019\u00e9tait folie d\u2019y songer\u2026 Cependant, il le regardait avec sa belle figure ravag\u00e9e, son cruel sourire\u2026 Sa brillante chevelure rayonnait dans le soleil du matin. Ses yeux d\u2019azur rencontr\u00e8rent les siens. Un sentiment d\u2019infinie piti\u00e9, non pour lui-m\u00eame, mais pour son image peinte, le saisit. Elle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 chang\u00e9e, et elle s\u2019alt\u00e9rerait encore. L\u2019or se ternirait\u2026 Les rouges et blanches roses de son teint se fl\u00e9triraient. Pour chaque p\u00e9ch\u00e9 qu\u2019il commettrait, une tache s\u2019ajouterait aux autres taches, recouvrant peu \u00e0 peu sa beaut\u00e9\u2026 Mais il ne p\u00e9cherait pas !\u2026 Le portrait, chang\u00e9 ou non, lui serait le visible embl\u00e8me de sa conscience. Il r\u00e9sisterait aux tentations. Il ne verrait jamais plus lord Henry, il n\u2019\u00e9couterait plus, de toute fa\u00e7on, les subtiles th\u00e9ories empoisonn\u00e9es qui avaient, pour la premi\u00e8re fois, dans le jardin de Basil, insuffl\u00e9 en lui la passion d\u2019impossibles choses. Il retournerait \u00e0 Sibyl Vane, lui pr\u00e9senterait ses repentirs, l\u2019\u00e9pouserait, essaierait de l\u2019aimer encore.", "Oui, c\u2019\u00e9tait son devoir. Elle avait souffert plus que lui. Pauvre enfant ! Il avait \u00e9t\u00e9 \u00e9go\u00efste et cruel envers elle. Elle reprendrait sur lui la fascination de jadis ; ils seraient heureux ensemble. La vie, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle, serait belle et pure. Il se leva du fauteuil, tira un haut et large paravent devant le portrait, frissonnant encore pendant qu\u2019il le regardait\u2026 \u00ab Quelle horreur ! \u00bb pensait-il, en allant ouvrir la porte-fen\u00eatre\u2026 Quand il fut sur le gazon, il poussa un profond soupir. L\u2019air frais du matin parut dissiper toutes ses noires pens\u00e9es, il songeait seulement \u00e0 Sibyl. Un \u00e9cho affaibli de son amour lui revint. Il r\u00e9p\u00e9ta son nom, et le r\u00e9p\u00e9ta encore. Les oiseaux qui chantaient dans le jardin plein de ros\u00e9e, semblaient parler d\u2019elle aux fleurs\u2026 Chapitre 8 Midi avait sonn\u00e9 depuis longtemps, quand il s\u2019\u00e9veilla. Son valet \u00e9tait venu plusieurs fois sur la pointe du pied dans la chambre voir s\u2019il dormait encore, et s\u2019\u00e9tait demand\u00e9 ce qui pouvait bien retenir si tard au lit son jeune ma\u00eetre.", "Finalement, Victor entendit retentir le timbre et il arriva doucement, portant une tasse de th\u00e9 et un paquet de lettres sur un petit plateau de vieux S\u00e8vres chinois ; il tira les rideaux de satin olive, aux dessins bleus, tendus devant les trois grandes fen\u00eatres\u2026 \u2013 Monsieur a bien dormi ce matin, remarqua-t-il souriant. \u2013 Quelle heure est-il, Victor, demanda Dorian Gray, paresseusement. \u2013 Une heure un quart, Monsieur. Si tard !\u2026 Il s\u2019assit dans son lit, et apr\u00e8s avoir bu un peu de th\u00e9, se mit \u00e0 regarder les lettres ; l\u2019une d\u2019elles \u00e9tait de lord Henry, et avait \u00e9t\u00e9 apport\u00e9e le matin m\u00eame. Il h\u00e9sita un moment et la mit de c\u00f4t\u00e9. Il ouvrit les autres, nonchalamment. Elles contenaient la collection ordinaire de cartes, d\u2019invitations \u00e0 d\u00eener, de billets pour des expositions priv\u00e9es, des programmes de concerts de charit\u00e9, et tout ce que peut recevoir un jeune homme \u00e0 la mode chaque matin, durant la saison. Il trouva une lourde facture, pour un n\u00e9cessaire de toilette Louis XV en argent cisel\u00e9, qu\u2019il n\u2019avait pas encore eu le courage d\u2019envoyer \u00e0 ses tuteurs, gens de jadis qui ne comprenaient point que nous vivons dans un temps o\u00f9 les choses inutiles sont les seules choses n\u00e9cessaires ; il parcourut encore quelques courtoises propositions de pr\u00eateurs d\u2019argent de Jermyn Street, qui s\u2019offraient \u00e0 lui avancer n\u2019importe quelle somme aussit\u00f4t qu\u2019il le jugerait bon et aux taux les plus raisonnables. Dix minutes apr\u00e8s, il se leva, mit une robe de chambre en cachemire brod\u00e9e de soie et passa dans la salle de bains, pav\u00e9e en onyx.", "L\u2019eau froide le ranima apr\u00e8s ce long sommeil ; il sembla avoir oubli\u00e9 tout ce par quoi il venait de passer\u2026 Une obscure sensation d\u2019avoir pris part \u00e0 quelque \u00e9trange trag\u00e9die, lui traversa l\u2019esprit une fois ou deux, mais comme entour\u00e9e de l\u2019irr\u00e9alit\u00e9 d\u2019un r\u00eave\u2026 Aussit\u00f4t qu\u2019il fut habill\u00e9, il entra dans la biblioth\u00e8que et s\u2019assit devant un l\u00e9ger d\u00e9jeuner \u00e0 la fran\u00e7aise, servi sur une petite table mise pr\u00e8s de la fen\u00eatre ouverte. Il faisait un temps d\u00e9licieux ; l\u2019air chaud paraissait charg\u00e9 d\u2019\u00e9pices\u2026 Une abeille entra et bourdonna autour du bol bleu-dragon, rempli de roses d\u2019un jaune de soufre qui \u00e9tait pos\u00e9 devant lui. Il se sentit parfaitement heureux. Ses regards tout \u00e0 coup, tomb\u00e8rent sur le paravent qu\u2019il avait plac\u00e9 devant le portrait et il tressaillit\u2026 \u2013 Monsieur a froid, demanda le valet en servant une omelette. Je vais fermer la fen\u00eatre\u2026 Dorian secoua la t\u00eate. \u2013 Je n\u2019ai pas froid, murmura-t-il. \u00c9tait-ce vrai ? Le portrait avait-il r\u00e9ellement chang\u00e9 ?", "Ou \u00e9tait-ce simplement un effet de sa propre imagination qui lui avait montr\u00e9 une expression de cruaut\u00e9, l\u00e0 o\u00f9 avait \u00e9t\u00e9 peinte une expression de joie. S\u00fbrement, une toile peinte ne pouvait ainsi s\u2019alt\u00e9rer ? Cette pens\u00e9e \u00e9tait absurde. \u00c7a serait un jour une bonne histoire \u00e0 raconter \u00e0 Basil ; elle l\u2019amuserait. Cependant, le souvenir lui en \u00e9tait encore pr\u00e9sent\u2026 D\u2019abord, dans la p\u00e9nombre, ensuite dans la pleine clart\u00e9, il l\u2019avait vue, cette touche de cruaut\u00e9 autour de ses l\u00e8vres tourment\u00e9es\u2026 Il craignit presque que le valet quitt\u00e2t la chambre, car il savait, il savait qu\u2019il courrait encore contempler le portrait, sit\u00f4t seul\u2026 Il en \u00e9tait s\u00fbr. Quand le domestique, apr\u00e8s avoir servi le caf\u00e9 et les cigarettes, se dirigea vers la porte, il se sentit un violent d\u00e9sir de lui dire de rester. Comme la porte se fermait derri\u00e8re lui, il le rappela\u2026 Le domestique demeurait immobile, attendant les ordres\u2026 Dorian le regarda. \u2013 Je n\u2019y suis pour personne, Victor, dit-il avec un soupir. L\u2019homme s\u2019inclina et disparut\u2026 Alors, il se leva de table, alluma une cigarette, et s\u2019\u00e9tendit sur un divan aux luxueux coussins plac\u00e9 en face du paravent ; il observait curieusement cet objet, ce paravent v\u00e9tuste, fait de cuir de Cordoue dor\u00e9, frapp\u00e9 et ouvr\u00e9 sur un mod\u00e8le fleuri, datant de Louis XIV, se demandant s\u2019il lui \u00e9tait jamais arriv\u00e9 encore de cacher le secret de la vie d\u2019un homme. Enl\u00e8verait-il le portrait apr\u00e8s tout ?", "Pourquoi pas le laisser l\u00e0 ? \u00c0 quoi bon savoir ? Si c\u2019\u00e9tait vrai, c\u2019\u00e9tait terrible ?\u2026 Sinon, cela ne valait la peine que l\u2019on s\u2019en occup\u00e2t\u2026 Mais si, par un hasard malheureux, d\u2019autres yeux que les siens d\u00e9couvraient le portrait et en constataient l\u2019horrible changement ?\u2026 Que ferait-il, si Basil Hallward venait et demandait \u00e0 revoir son propre tableau. Basil le ferait s\u00fbrement. Il lui fallait examiner \u00e0 nouveau la toile\u2026 Tout, plut\u00f4t que cet infernal \u00e9tat de doute !\u2026 Il se leva et alla fermer les deux portes. Au moins, il serait seul \u00e0 contempler le masque de sa honte\u2026 Alors il tira le paravent et face \u00e0 face se regarda\u2026 Oui, c\u2019\u00e9tait vrai ! le portrait avait chang\u00e9 !\u2026 Comme souvent il se le rappela plus tard, et toujours non sans \u00e9tonnement, il se trouva qu\u2019il examinait le portrait avec un sentiment ind\u00e9finissable d\u2019int\u00e9r\u00eat scientifique. Qu\u2019un pareil changement fut arriv\u00e9, cela lui semblait impossible\u2026 et cependant cela \u00e9tait !\u2026 Y avait-il quelques subtiles affinit\u00e9s entre les atomes chimiques m\u00eal\u00e9s en formes et en couleurs sur la toile, et l\u2019\u00e2me qu\u2019elle renfermait ?", "Se pouvait-il qu\u2019ils l\u2019eussent r\u00e9alis\u00e9, ce que cette \u00e2me avait pens\u00e9 ; que ce qu\u2019elle r\u00eava, ils l\u2019eussent fait vrai ? N\u2019y avait-il dans cela quelque autre et\u2026 terrible raison ? Il frissonna, effray\u00e9\u2026 Retournant vers le divan, il s\u2019y laissa tomber, regardant, hagard, le portrait en fr\u00e9missant d\u2019horreur !\u2026 Cette chose avait eu, toutefois, un effet sur lui\u2026 Il devenait conscient de son injustice et de sa cruaut\u00e9 envers Sibyl Vane\u2026 Il n\u2019\u00e9tait pas trop tard pour r\u00e9parer ses torts. Elle pouvait encore devenir sa femme. Son \u00e9go\u00efste amour irr\u00e9el c\u00e9derait \u00e0 quelque plus haute influence, se transformerait en une plus noble passion, et son portrait par Basil Hallward lui serait un guide \u00e0 travers la vie, lui serait ce qu\u2019est la saintet\u00e9 \u00e0 certains, la conscience \u00e0 d\u2019autres et la crainte de Dieu \u00e0 tous\u2026 Il y a des opiums pour les remords, des narcotiques moraux pour l\u2019esprit. Oui, cela \u00e9tait un symbole visible, de la d\u00e9gradation qu\u2019amenait le p\u00e9ch\u00e9 !\u2026 C\u2019\u00e9tait un signe avertisseur des d\u00e9sastres prochains que les hommes pr\u00e9parent \u00e0 leurs \u00e2mes ! Trois heures sonn\u00e8rent, puis quatre.", "La demie tinta son double carillon\u2026 Dorian Gray ne bougeait pas. Il essayait de r\u00e9unir les fils vermeils de sa vie et de les tresser ensemble ; il tentait de trouver son chemin \u00e0 travers le labyrinthe d\u2019ardente passion dans lequel il errait. Il ne savait quoi faire, quoi penser ?\u2026 Enfin, il se dirigea vers la table et r\u00e9digea une lettre passionn\u00e9e \u00e0 la jeune fille qu\u2019il avait aim\u00e9e, implorant son pardon, et s\u2019accusant de d\u00e9mence. Il couvrit des pages de mots de chagrin furieux, suivis de plus furieux cris de douleur\u2026 Il y a une sorte de volupt\u00e9 \u00e0 se faire des reproches\u2026 Quand nous nous bl\u00e2mons, nous pensons que personne autre n\u2019a le droit de nous bl\u00e2mer. C\u2019est la confession, non le pr\u00eatre, qui nous donne l\u2019absolution. Quand Dorian e\u00fbt termin\u00e9 sa lettre, il se sentit pardonn\u00e9. On frappa tout \u00e0 coup \u00e0 la porte et il entendit en dehors la voix de lord Henry : \u2013 Mon cher ami, il faut que je vous parle.", "Laissez-moi entrer. Je ne puis supporter de vous voir ainsi barricad\u00e9\u2026 Il ne r\u00e9pondit pas et resta sans faire aucun mouvement. On cogna \u00e0 nouveau, puis tr\u00e8s fort\u2026 Ne valait-il pas mieux laisser entrer lord Henry et lui expliquer le nouveau genre de vie qu\u2019il allait mener, se quereller avec lui si cela devenait n\u00e9cessaire, le quitter, si cet in\u00e9vitable parti s\u2019imposait. Il se dressa, alla en h\u00e2te tirer le paravent sur le portrait, et \u00f4ta le verrou de la porte. \u2013 Je suis vraiment f\u00e2ch\u00e9 de mon insistance, Dorian, dit lord Henry en entrant. Mais vous ne devez pas trop songer \u00e0 cela. \u2013 \u00c0 Sibyl Vane, voulez-vous dire, interrogea le jeune homme. \u2013 Naturellement, r\u00e9pondit lord Henry s\u2019asseyant dans un fauteuil, en retirant lentement ses gants jaunes\u2026 C\u2019est terrible, \u00e0 un certain point de vue mais ce n\u2019est pas votre faute. Dites-moi, est-ce que vous \u00eates all\u00e9 dans les coulisses apr\u00e8s la pi\u00e8ce ? \u2013 Oui\u2026 \u2013 J\u2019en \u00e9tais s\u00fbr.", "Vous lui f\u00eetes une sc\u00e8ne ? \u2013 Je fus brutal, Harry, parfaitement brutal. Mais c\u2019est fini maintenant. Je ne suis pas f\u00e2ch\u00e9 que cela soit arriv\u00e9. Cela m\u2019a appris \u00e0 me mieux conna\u00eetre. \u2013 Ah ! Dorian, je suis content que vous preniez \u00e7a de cette fa\u00e7on. J\u2019avais peur de vous voir plong\u00e9 dans le remords, et vous arrachant vos beaux cheveux boucl\u00e9s\u2026 \u2013 Ah, non, j\u2019en ai fini !\u2026 dit Dorian, secouant la t\u00eate en souriant\u2026 Je suis \u00e0 pr\u00e9sent parfaitement heureux\u2026 Je sais ce qu\u2019est la conscience, pour commencer ; ce n\u2019est pas ce que vous m\u2019aviez dit ; c\u2019est la plus divine chose qui soit en nous\u2026 Ne vous en moquez plus, Harry, au moins devant moi. J\u2019ai besoin d\u2019\u00eatre bon\u2026 Je ne puis me faire \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019avoir une vilaine \u00e2me\u2026 \u2013 Une charmante base artistique pour la morale, Dorian. Je vous en f\u00e9licite, mais par quoi allez-vous commencer. \u2013 Mais, par \u00e9pouser Sibyl Vane\u2026 \u2013 \u00c9pouser Sibyl Vane !", "s\u2019\u00e9cria lord Henry, sursautant et le regardant avec un \u00e9tonnement perplexe. Mais, mon cher Dorian\u2026 \u2013 Oui, Harry. Je sais ce que vous m\u2019allez dire : un \u00e9reintement du mariage ; ne le d\u00e9veloppez pas. Ne me dites plus rien de nouveau l\u00e0-dessus. J\u2019ai offert, il y a deux jours, \u00e0 Sibyl Vane de l\u2019\u00e9pouser ; je ne veux point lui manquer de parole : elle sera ma femme\u2026 \u2013 Votre femme, Dorian !\u2026 N\u2019avez-vous donc pas re\u00e7u ma lettre ?\u2026 Je vous ai \u00e9crit ce matin et vous ai fait tenir la lettre par mon domestique. \u2013 Votre lettre ?\u2026 Ah ! oui, je me souviens ! Je ne l\u2019ai pas encore lue, Harry. Je craignais d\u2019y trouver quelque chose qui me ferait de la peine. Vous m\u2019empoisonnez la vie avec vos \u00e9pigrammes. \u2013 Vous ne connaissez donc rien ?\u2026 \u2013 Que voulez-vous dire ?\u2026 Lord Henry traversa la chambre, et s\u2019asseyant \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Dorian Gray, lui prit les deux mains dans les siennes, et les lui serrant \u00e9troitement : \u2013 Dorian, lui dit-il, ma lettre \u2013 ne vous effrayez pas !", "\u2013 vous informait de la mort de Sibyl Vane !\u2026 Un cri de douleur jaillit des l\u00e8vres de l\u2019adolescent ; il bondit sur ses pieds, s\u2019arrachant de l\u2019\u00e9treinte de lord Henry : \u2013 Morte !\u2026 Sibyl morte !\u2026 Ce n\u2019est pas vrai !\u2026 C\u2019est un horrible mensonge ! Comment osez-vous dire cela ? \u2013 C\u2019est parfaitement vrai, Dorian, dit gravement lord Henry. C\u2019est dans les journaux de ce matin. Je vous \u00e9crivais pour vous dire de ne recevoir personne jusqu\u2019\u00e0 mon arriv\u00e9e. Il y aura une enqu\u00eate dans laquelle il ne faut pas que vous soyez m\u00eal\u00e9. Des choses comme celles-l\u00e0, mettent un homme \u00e0 la mode \u00e0 Paris, mais \u00e0 Londres on a tant de pr\u00e9jug\u00e9s\u2026 Ici, on ne d\u00e9bute jamais avec un scandale ; on r\u00e9serve cela pour donner un int\u00e9r\u00eat \u00e0 ses vieux jours. J\u2019aime \u00e0 croire qu\u2019on ne conna\u00eet pas votre nom au th\u00e9\u00e2tre ; s\u2019il en est ainsi, tout va bien. Personne ne vous vit aux alentours de sa loge ?", "Ceci est de toute importance ? Dorian ne r\u00e9pondit point pendant quelques instants. Il \u00e9tait terrass\u00e9 d\u2019\u00e9pouvante\u2026 Il balbutia enfin d\u2019une voix \u00e9touff\u00e9e : \u2013 Harry, vous parlez d\u2019enqu\u00eate ? Que voulez-vous dire ? Sibyl aurait-elle ?\u2026 Oh ! Harry, je ne veux pas y penser ! Mais parlez vite ! Dites-moi tout !\u2026 \u2013 Je n\u2019ai aucun doute ; ce n\u2019est pas un accident, Dorian, quoique le public puisse le croire. Il para\u00eetrait que lorsqu\u2019elle allait quitter le th\u00e9\u00e2tre avec sa m\u00e8re, vers minuit et demie environ, elle dit qu\u2019elle avait oubli\u00e9 quelque chose chez elle\u2026 On l\u2019attendit quelque temps, mais elle ne redescendait point. On monta et on la trouva morte sur le plancher de sa loge. Elle avait aval\u00e9 quelque chose par erreur, quelque chose de terrible dont on fait usage dans les th\u00e9\u00e2tres. Je ne sais ce que c\u2019\u00e9tait, mais il devait y avoir de l\u2019acide prussique ou du blanc de c\u00e9ruse l\u00e0-dedans. Je croirais volontiers \u00e0 de l\u2019acide prussique, car elle semble \u00eatre morte instantan\u00e9ment\u2026 \u2013 Harry, Harry, c\u2019est terrible !", "cria le jeune homme. \u2013 Oui, c\u2019est vraiment tragique, c\u2019est s\u00fbr, mais il ne faut pas que vous y soyez m\u00eal\u00e9. J\u2019ai vu dans le Standard qu\u2019elle avait dix-sept ans ; j\u2019aurais cru qu\u2019elle \u00e9tait plus jeune, elle avait l\u2019air d\u2019une enfant et savait si peu jouer\u2026 Dorian, ne vous frappez pas !\u2026 Venez d\u00eener avec moi, et apr\u00e8s nous irons \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra. La Patti joue ce soir, et tout le monde sera l\u00e0. Vous viendrez dans la loge de ma s\u0153ur ; il s\u2019y trouvera quelques jolies femmes\u2026 \u2013 Ainsi, j\u2019ai tu\u00e9 Sibyl Vane, murmurait Dorian, je l\u2019ai tu\u00e9e aussi s\u00fbrement que si j\u2019avais coup\u00e9 sa petite gorge avec un couteau\u2026 et cependant les roses pour cela n\u2019en sont pas moins belles\u2026 les oiseaux n\u2019en chanteront pas moins dans mon jardin\u2026 Et ce soir, je vais aller d\u00eener avec vous : j\u2019irai de l\u00e0 \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, et, sans doute, j\u2019irai souper quelque part ensuite\u2026 Combien la vie est puissamment dramatique !\u2026 Si j\u2019avais lu cela dans un livre, Harry, je pense que j\u2019en aurais pleur\u00e9\u2026 Maintenant que cela arrive, et \u00e0 moi, cela me semble beaucoup trop stup\u00e9fiant pour en pleurer !\u2026 Tenez, voici la premi\u00e8re lettre d\u2019amour passionn\u00e9e que j\u2019ai jamais \u00e9crite de ma vie ; ne trouvez-vous pas \u00e9trange que cette premi\u00e8re lettre d\u2019amour soit adress\u00e9e \u00e0 une fille morte !\u2026 Peuvent-elles sentir, ces choses blanches et silencieuses que nous appelons les morts ?", "Sibyl ! Peut-elle sentir, savoir, \u00e9couter ? Oh ! Harry, comme je l\u2019aimais ! Il me semble qu\u2019il y a des ann\u00e9es !\u2026 \u00ab Elle m\u2019\u00e9tait tout\u2026 Vint cet affreux soir \u2013 \u00e9tait-ce la nuit derni\u00e8re ? \u2013 o\u00f9 elle joua si mal, et mon c\u0153ur se brisa ! Elle m\u2019expliqua pourquoi ? Ce fut horriblement touchant ! Je ne fus pas \u00e9mu : je la croyais sotte !\u2026 Quelque chose arriva soudain qui m\u2019\u00e9pouvanta ! Je ne puis vous dire ce que ce fut, mais ce fut terrible\u2026 Je voulus retourner \u00e0 elle ; je sentis que je m\u2019\u00e9tais mal conduit\u2026 et maintenant elle est morte ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Harry, que dois-je faire ? Vous savez dans quel danger je suis, et rien n\u2019est l\u00e0 pour m\u2019en garder ! Elle aurait fait cela pour moi ! Elle n\u2019avait point le droit de se tuer\u2026 Ce fut \u00e9go\u00efste de sa part. \u2013 Mon cher Dorian, r\u00e9pondit lord Henry, prenant une cigarette et tirant de sa poche une bo\u00eete d\u2019allumettes dor\u00e9e, la seule mani\u00e8re dont une femme puisse r\u00e9former un homme est de l\u2019importuner de telle sorte qu\u2019il perd tout int\u00e9r\u00eat possible \u00e0 l\u2019existence.", "Si vous aviez \u00e9pous\u00e9 cette jeune fille, vous auriez \u00e9t\u00e9 malheureux ; vous l\u2019auriez trait\u00e9e gentiment ; on peut toujours \u00eatre bon envers les personnes desquelles on attend rien. Mais elle aurait bient\u00f4t d\u00e9couvert que vous lui \u00e9tiez absolument indiff\u00e9rent, et quand une femme a d\u00e9couvert cela de son mari, ou elle se fagote terriblement, ou bien elle porte de pimpants chapeaux que paie le mari\u2026 d\u2019une autre femme. Je ne dis rien de l\u2019adult\u00e8re, qui aurait pu \u00eatre abject, qu\u2019en somme je n\u2019aurais pas permis, mais je vous assure en tous les cas, que tout cela eut \u00e9t\u00e9 un parfait malentendu. \u2013 C\u2019est possible, murmura le jeune homme horriblement p\u00e2le, en marchant de long en large dans la chambre ; mais je pensais que cela \u00e9tait de mon devoir ; ce n\u2019est point ma faute si ce drame terrible m\u2019a emp\u00each\u00e9 de faire ce que je croyais juste. Je me souviens que vous m\u2019avez dit une fois, qu\u2019il pesait une fatalit\u00e9 sur les bonnes r\u00e9solutions, qu\u2019on les prenait toujours trop tard.", "La mienne en est un exemple\u2026 \u2013 Les bonnes r\u00e9solutions ne peuvent qu\u2019inutilement intervenir contre les lois scientifiques. Leur origine est de pure vanit\u00e9 et leur r\u00e9sultat est nul. De temps \u00e0 autre, elles nous donnent quelques luxueuses \u00e9motions st\u00e9riles qui poss\u00e8dent, pour les faibles, un certain charme. Voil\u00e0 ce que l\u2019on peut en d\u00e9duire. On peut les comparer \u00e0 des ch\u00e8ques qu\u2019un homme tirerait sur une banque o\u00f9 il n\u2019aurait point de compte ouvert. \u2013 Harry, s\u2019\u00e9cria Dorian Gray venant s\u2019asseoir pr\u00e8s de lui, pourquoi est-ce que je ne puis sentir cette trag\u00e9die comme je voudrais le faire ; je ne suis pas sans c\u0153ur, n\u2019est-ce pas ? \u2013 Vous avez fait trop de folies durant la derni\u00e8re quinzaine pour qu\u2019il vous soit permis de vous croire ainsi, Dorian, r\u00e9pondit lord Henry avec son doux et m\u00e9lancolique sourire. Le jeune homme fron\u00e7a les sourcils. \u2013 Je n\u2019aime point cette explication, Harry, reprit-il, mais cela me fait plaisir d\u2019apprendre que vous ne me croyez pas sans c\u0153ur ; je ne le suis vraiment pas, je le sais\u2026 Et cependant je me rends compte que je ne suis affect\u00e9 par cette chose comme je le devrais \u00eatre ; elle me semble simplement \u00eatre le merveilleux \u00e9pilogue d\u2019un merveilleux drame.", "Cela a toute la beaut\u00e9 terrible d\u2019une trag\u00e9die grecque, une trag\u00e9die dans laquelle j\u2019ai pris une grande part, mais dans laquelle je ne fus point bless\u00e9. \u2013 Oui, en v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est une question int\u00e9ressante, dit lord Henry qui trouvait un plaisir exquis \u00e0 jouer sur l\u2019\u00e9go\u00efsme inconscient de l\u2019adolescent, une question extr\u00eamement int\u00e9ressante\u2026 Je m\u2019imagine que la seule explication en est celle-ci. Il arrive souvent que les v\u00e9ritables trag\u00e9dies de la vie se passent d\u2019une mani\u00e8re si peu artistique qu\u2019elles nous blessent par leur violence crue, leur incoh\u00e9rence absolue, leur absurde besoin de signifier quelque chose, leur entier manque de style. Elles nous affectent tout ainsi que la vulgarit\u00e9 ; elles nous donnent une impression de la pure force brutale et nous nous r\u00e9voltons contre cela. Parfois, cependant, une trag\u00e9die poss\u00e9dant des \u00e9l\u00e9ments artistiques de beaut\u00e9, traverse notre vie ; si ces \u00e9l\u00e9ments de beaut\u00e9 sont r\u00e9els, elle en appelle \u00e0 nos sens de l\u2019effet dramatique. Nous nous trouvons tout \u00e0 coup, non plus les acteurs, mais les spectateurs de la pi\u00e8ce, ou plut\u00f4t nous sommes les deux.", "Nous nous surveillons nous m\u00eames et le simple int\u00e9r\u00eat du spectacle nous s\u00e9duit. \u00ab Qu\u2019est-il r\u00e9ellement arriv\u00e9 dans le cas qui nous occupe ? Une femme s\u2019est tu\u00e9e par amour pour vous. Je suis ravi que pareille chose ne me soit jamais arriv\u00e9e ; cela m\u2019aurait fait aimer l\u2019amour pour le restant de mes jours. Les femmes qui m\u2019ont ador\u00e9 \u2013 elles n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9 nombreuses, mais il y en a eu \u2013 ont voulu continuer, alors que depuis longtemps j\u2019avais cess\u00e9 d\u2019y pr\u00eater attention, ou elles de faire attention \u00e0 moi. Elles sont devenues grasses et assommantes et quand je les rencontre, elles entament le chapitre des r\u00e9miniscences\u2026 Oh ! la terrible m\u00e9moire des femmes ! Quelle chose effrayante ! Quelle parfaite stagnation intellectuelle cela r\u00e9v\u00e8le ! On peut garder dans sa m\u00e9moire la couleur de la vie, mais on ne peut se souvenir des d\u00e9tails, toujours vulgaires\u2026 \u2013 Je s\u00e8merai des pavots dans mon jardin, soupira Dorian. \u2013 Je n\u2019en vois pas la n\u00e9cessit\u00e9, r\u00e9pliqua son compagnon.", "La vie a toujours des pavots dans les mains. Certes, de temps \u00e0 autre, les choses durent. Une fois, je ne portais que des violettes toute une saison, comme mani\u00e8re artistique de porter le deuil d\u2019une passion qui ne voulait mourir. Enfin, elle mourut, je ne sais ce qui la tua. Je pense que ce fut la proposition de sacrifier le monde entier pour moi ; c\u2019est toujours un moment ennuyeux : cela vous remplit de la terreur de l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Eh bien ! le croyez-vous, il y a une semaine, je me trouvai chez lady Hampshire, assis au d\u00eener pr\u00e8s de la dame en question et elle insista pour recommencer de nouveau, en d\u00e9blayant le pass\u00e9 et ratissant le futur. J\u2019avais enterr\u00e9 mon roman dans un lit d\u2019asphod\u00e8les ; elle pr\u00e9tendait l\u2019exhumer et m\u2019assurait que je n\u2019avais pas g\u00e2t\u00e9 sa vie. Je suis autoris\u00e9 \u00e0 croire qu\u2019elle mangea \u00e9norm\u00e9ment ; aussi ne ressentis-je aucune anxi\u00e9t\u00e9\u2026 Mais quel manque de go\u00fbt elle montra ! \u00ab Le seul charme du pass\u00e9 est que c\u2019est le pass\u00e9, et les femmes ne savent jamais quand la toile est tomb\u00e9e ; elles r\u00e9clament toujours un sixi\u00e8me acte, et proposent de continuer le spectacle quand l\u2019int\u00e9r\u00eat s\u2019en est all\u00e9\u2026 Si on leur permettait d\u2019en faire \u00e0 leur gr\u00e9, toute com\u00e9die aurait une fin tragique, et toute trag\u00e9die finirait en farce.", "Elles sont d\u00e9licieusement artificielles, mais elles n\u2019ont aucun sens de l\u2019art. \u00ab Vous \u00eates plus heureux que moi. Je vous assure Dorian, qu\u2019aucune des femmes que j\u2019ai connues n\u2019aurait fait pour moi ce que Sibyl Vane a fait pour vous. Les femmes ordinaires se consolent toujours, quelques-unes en portant des couleurs sentimentales. Ne placez jamais votre confiance en une femme qui porte du mauve, quelque soit son \u00e2ge, ou dans une femme de trente-cinq ans affectionnant les rubans roses ; cela veut toujours dire qu\u2019elles ont eu des histoires. D\u2019autres trouvent une grande consolation \u00e0 la d\u00e9couverte inopin\u00e9e des bonnes qualit\u00e9s de leurs maris. Elles font parade de leur f\u00e9licit\u00e9 conjugale, comme si c\u2019\u00e9tait le plus fascinant des p\u00e9ch\u00e9s. La religion en console d\u2019autres encore. Ses myst\u00e8res ont tout le charme d\u2019un flirt, me dit un jour une femme, et je puis le comprendre. En plus, rien ne vous fait si vain que de vous dire que vous \u00eates un p\u00eacheur.", "La conscience fait de nous des \u00e9go\u00efstes\u2026 Oui, il n\u2019y a r\u00e9ellement pas de fin aux consolations que les femmes trouvent dans la vie moderne, et je n\u2019ai point encore mentionn\u00e9 la plus importante. \u2013 Quelle est-elle, Harry ? demanda indiff\u00e9remment le jeune homme. \u2013 La consolation \u00e9vidente : prendre un nouvel adorateur quand on en perd un. Dans la bonne soci\u00e9t\u00e9, cela vous rajeunit toujours une femme\u2026 Mais r\u00e9ellement, Dorian, combien Sibyl Vane devait \u00eatre dissemblable des femmes que nous rencontrons. Il y a quelque chose d\u2019absolument beau dans sa mort. \u2013 Je suis heureux de vivre dans un si\u00e8cle o\u00f9 de pareils miracles se produisent. Ils nous font croire \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 des choses avec lesquelles nous jouons, comme le roman, la passion, l\u2019amour\u2026 \u2013 Je fus bien cruel envers elle, vous l\u2019oubliez\u2026 \u2013 Je suis certain que les femmes appr\u00e9cient la cruaut\u00e9, la vraie cruaut\u00e9, plus que n\u2019importe quoi. Elles ont d\u2019admirables instincts primitifs. Nous les avons \u00e9mancip\u00e9es, mais elles n\u2019en sont pas moins rest\u00e9es des esclaves cherchant leurs ma\u00eetres ; elles aiment \u00eatre domin\u00e9es.", "Je suis s\u00fbr que vous f\u00fbtes splendide !\u2026 Je ne vous ai jamais vu dans une v\u00e9ritable col\u00e8re, mais je m\u2019imagine combien vous devez \u00eatre charmant. Et d\u2019ailleurs, vous m\u2019avez dit quelque chose avant-hier, qui me parut alors quelque peu fantaisiste, mais que je sens maintenant parfaitement vrai, et qui me donne la clef de tout\u2026 \u2013 Qu\u2019\u00e9tait-ce, Harry ? \u2013 Vous m\u2019avez dit que Sibyl Vane vous repr\u00e9sentait toutes les h\u00e9ro\u00efnes de roman, qu\u2019elle \u00e9tait un soir Desd\u00e9mone, et un autre, Oph\u00e9lie, qu\u2019elle mourait comme Juliette, et ressuscitait comme Imog\u00e8ne ! \u2013 Elle ne ressuscitera plus jamais, maintenant, dit le jeune homme, la face dans ses mains. \u2013 Non, elle ne ressuscitera plus ; elle a jou\u00e9 son dernier r\u00f4le\u2026 Mais il vous faut penser \u00e0 cette mort solitaire dans cette loge clinquante comme si c\u2019\u00e9tait un \u00e9trange fragment lugubre de quelque trag\u00e9die jacobine, comme \u00e0 une sc\u00e8ne surprenante de Webster, de Ford ou de Cyril Tourneur. Cette jeune fille n\u2019a jamais v\u00e9cu, \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9, et elle n\u2019est jamais morte\u2026 Elle vous fut toujours comme un songe\u2026 , comme ce fant\u00f4me qui appara\u00eet dans les drames de Shakespeare, les rendant plus adorables par sa pr\u00e9sence, comme un roseau \u00e0 travers lequel passe la musique de Shakespeare, enrichie de joie et de sonorit\u00e9. \u00ab Elle g\u00e2ta sa vie au moment o\u00f9 elle y entra, et la vie la g\u00e2ta ; elle en mourut\u2026 Pleurez pour Oph\u00e9lie, si vous voulez ; couvrez-vous le front de cendres parce que Cord\u00e9lie a \u00e9t\u00e9 \u00e9trangl\u00e9e ; invectivez le ciel parce que la fille de Brabantio est tr\u00e9pass\u00e9e, mais ne gaspillez pas vos larmes sur le cadavre de Sibyl Vane ; celle-ci \u00e9tait moins r\u00e9elle que celles-l\u00e0\u2026 Un silence suivit.", "Le cr\u00e9puscule assombrissait la chambre ; sans bruit, \u00e0 pas de velours, les ombres se glissaient dans le jardin. Les couleurs des objets s\u2019\u00e9vanouissaient paresseusement. Apr\u00e8s quelques minutes, Dorian Gray releva la t\u00eate\u2026 \u2013 Vous m\u2019avez expliqu\u00e9 \u00e0 moi-m\u00eame, Harry, murmura-t-il avec un soupir de soulagement. Je sentais tout ce que vous m\u2019avez dit, mais en quelque sorte, j\u2019en \u00e9tais effray\u00e9 et je n\u2019osais me l\u2019exprimer \u00e0 moi-m\u00eame. Comme vous me connaissez bien !\u2026 Mais nous ne parlerons plus de ce qui est arriv\u00e9 ; ce fut une merveilleuse exp\u00e9rience, c\u2019est tout. Je ne crois pas que la vie me r\u00e9serve encore quelque chose d\u2019aussi merveilleux. \u2013 La vie a tout en r\u00e9serve pour vous, Dorian. Il n\u2019est rien, avec votre extraordinaire beaut\u00e9, que vous ne soyez capable de faire. \u2013 Mais songez, Harry, que je deviendrai grotesque, vieux, rid\u00e9 !\u2026 Alors ?\u2026 \u2013 Alors, reprit lord Henry en se levant, alors, mon cher Dorian, vous aurez \u00e0 combattre pour vos victoires ; actuellement, elles vous sont apport\u00e9es.", "Il faut que vous gardiez votre beaut\u00e9. Nous vivons dans un si\u00e8cle qui lit trop pour \u00eatre sage et qui pense trop pour \u00eatre beau. Vous ne pouvons nous passer de vous\u2026 Maintenant, ce que vous avez de mieux \u00e0 faire, c\u2019est d\u2019aller vous habiller et de descendre au club. Nous sommes plut\u00f4t en retard comme vous le voyez. \u2013 Je pense que je vous rejoindrai \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, Harry. Je suis trop fatigu\u00e9 pour manger quoi que ce soit. Quel est le num\u00e9ro de la loge de votre s\u0153ur ? \u2013 Vingt-sept, je crois. C\u2019est au premier rang ; vous verrez son nom sur la porte. Je suis d\u00e9sol\u00e9 que vous ne veniez d\u00eener. \u2013 \u00c7a ne m\u2019est point possible, dit Dorian nonchalamment\u2026 Je vous suis bien oblig\u00e9 pour tout ce que vous m\u2019avez dit ; vous \u00eates certainement mon meilleur ami ; personne ne m\u2019a compris comme vous. \u2013 Nous sommes seulement au commencement de notre amiti\u00e9, Dorian, r\u00e9pondit lord Henry, en lui serrant la main.", "Adieu. Je vous verrai avant neuf heures et demie, j\u2019esp\u00e8re. Souvenez-vous que la Patti chante\u2026 Comme il fermait la porte derri\u00e8re lui, Dorian Gray sonna, et au bout d\u2019un instant, Victor apparut avec les lampes et tira les jalousies. Dorian s\u2019impatientait, voulant d\u00e9j\u00e0 \u00eatre parti, et il lui semblait que Victor n\u2019en finissait pas\u2026 Aussit\u00f4t qu\u2019il fut sorti, il se pr\u00e9cipita vers le paravent et d\u00e9couvrit la peinture. Non ! Rien n\u2019\u00e9tait chang\u00e9 de nouveau dans le portrait ; il avait su la mort de Sibyl Vane avant lui ; il savait les \u00e9v\u00e9nements de la vie alors qu\u2019ils arrivaient. La cruaut\u00e9 m\u00e9chante qui g\u00e2tait les fines lignes de la bouche, avait apparu, sans doute, au moment m\u00eame o\u00f9 la jeune fille avait bu le poison\u2026 Ou bien \u00e9tait-il indiff\u00e9rent aux \u00e9v\u00e9nements ? Connaissait-il simplement ce qui se passait dans l\u2019\u00e2me. Il s\u2019\u00e9tonnait, esp\u00e9rant que quelque jour, il verrait le changement se produire devant ses yeux et cette pens\u00e9e le fit fr\u00e9mir. Pauvre Sibyl !", "Quel roman cela avait \u00e9t\u00e9 ! Elle avait souvent mim\u00e9 la mort au th\u00e9\u00e2tre. La mort l\u2019avait touch\u00e9e et prise avec elle. Comment avait-elle jou\u00e9 cette ultime sc\u00e8ne terrifiante ? L\u2019avait-elle maudit en mourant ? Non ! elle \u00e9tait morte par amour pour lui, et l\u2019amour, d\u00e9sormais, lui serait un sacrement. Elle avait tout rachet\u00e9 par le sacrifice qu\u2019elle avait fait de sa vie. Il ne voulait plus songer \u00e0 ce qu\u2019elle lui avait fait \u00e9prouver pendant cette terrible soir\u00e9e, au th\u00e9\u00e2tre\u2026 Quand il penserait \u00e0 elle, ce serait comme \u00e0 une prestigieuse figure tragique envoy\u00e9e sur la sc\u00e8ne du monde pour y montrer la r\u00e9alit\u00e9 supr\u00eame de l\u2019Amour. Une prestigieuse figure tragique ! Des larmes lui mont\u00e8rent aux yeux, en se souvenant de son air enfantin, de ses mani\u00e8res douces et capricieuses, de sa farouche et tremblante gr\u00e2ce. Il les refoula en h\u00e2te, et regarda de nouveau le portrait. Il sentit que le temps \u00e9tait venu, cette fois, de faire son choix.", "Son choix n\u2019avait-il \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 fait ? Oui, la vie avait d\u00e9cid\u00e9 pour lui\u2026 la vie, et aussi l\u2019\u00e2pre curiosit\u00e9 qu\u2019il en avait\u2026 L\u2019\u00e9ternelle jeunesse, l\u2019infinie passion, les plaisirs subtils et secrets, les joies ardentes et les p\u00e9ch\u00e9s plus ardents encore, toutes ces choses il devait les conna\u00eetre. Le portrait assumerait le poids de sa honte, voil\u00e0 tout !\u2026 Une sensation de douleur le poignit en pensant \u00e0 la d\u00e9sagr\u00e9gation que subirait sa belle face peinte sur la toile. Une fois, moquerie gamine de Narcisse, il avait bais\u00e9, ou feint de baiser ces l\u00e8vres peintes, qui, maintenant, lui souriaient si cruellement. Des jours et des jours, il s\u2019\u00e9tait assis devant son portrait, s\u2019\u00e9merveillant de sa beaut\u00e9, presque \u00e9namour\u00e9 d\u2019elle comme il lui sembla maintes fois\u2026 Devait-elle s\u2019alt\u00e9rer, \u00e0 pr\u00e9sent, \u00e0 chaque p\u00e9ch\u00e9 auquel il c\u00e9derait ? Cela deviendrait-il un monstrueux et d\u00e9go\u00fbtant objet \u00e0 cacher dans quelque chambre cadenass\u00e9e, loin de la lumi\u00e8re du soleil qui avait si souvent l\u00e9ch\u00e9 l\u2019or \u00e9clatant de sa chevelure ond\u00e9e ?", "Quelle d\u00e9rision sans mesure ! Un instant, il songea \u00e0 prier pour que cess\u00e2t l\u2019horrible sympathie existant entre lui et le portrait. Une pri\u00e8re l\u2019avait faite ; peut-\u00eatre une pri\u00e8re la pouvait-elle d\u00e9truire ?\u2026 Cependant, qui, connaissant la vie, h\u00e9siterait pour garder la chance de rester toujours jeune, quelque fantastique que cette chance p\u00fbt para\u00eetre, \u00e0 tenter les cons\u00e9quences que ce choix pouvait entra\u00eener ?\u2026 D\u2019ailleurs cela d\u00e9pendait-il de sa volont\u00e9 ?\u2026 \u00c9tait-ce vraiment la pri\u00e8re qui avait produit cette substitution ? Quelque raison scientifique ne pouvait-elle l\u2019expliquer ? Si la pens\u00e9e pouvait exercer une influence sur un organisme vivant, cette influence ne pouvait-elle s\u2019exercer sur les choses mortes ou inorganiques ? Ne pouvaient-elles, les choses ext\u00e9rieures \u00e0 nous-m\u00eames, sans pens\u00e9e ou d\u00e9sir conscients, vibrer \u00e0 l\u2019unisson de nos humeurs ou de nos passions, l\u2019atome appelant l\u2019atome dans un amour secret ou une \u00e9trange affinit\u00e9. Mais la raison \u00e9tait sans importance. Il ne tenterait plus par la pri\u00e8re un si terrible pouvoir.", "Si la peinture devait s\u2019alt\u00e9rer, rien ne pouvait l\u2019emp\u00eacher. C\u2019\u00e9tait clair. Pourquoi approfondir cela ? Car il y aurait un v\u00e9ritable plaisir \u00e0 guetter ce changement ? Il pourrait suivre son esprit dans ses pens\u00e9es secr\u00e8tes ; ce portrait lui serait le plus magique des miroirs. Comme il lui avait r\u00e9v\u00e9l\u00e9 son propre corps, il lui r\u00e9v\u00e9lerait sa propre \u00e2me. Et quand l\u2019hiver de la vie viendrait, sur le portrait, lui, resterait sur la lisi\u00e8re frissonnante du printemps et de l\u2019\u00e9t\u00e9. Quand le sang lui viendrait \u00e0 la face, laissant derri\u00e8re un masque pallide de craie aux yeux plomb\u00e9s, il garderait la splendeur de l\u2019adolescence. Aucune floraison de sa jeunesse ne se fl\u00e9trirait ; le pouls de sa vie ne s\u2019affaiblirait point. Comme les dieux de la Gr\u00e8ce, il serait fort, et l\u00e9ger et joyeux. Que pouvait lui faire ce qui arriverait \u00e0 l\u2019image peinte sur la toile ? Il serait sauf : tout \u00e9tait l\u00e0 !\u2026 Souriant, il repla\u00e7a le paravent dans la position qu\u2019il occupait devant le portrait, et passa dans la chambre o\u00f9 l\u2019attendait son valet.", "Une heure plus tard, il \u00e9tait \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, et lord Henry s\u2019appuyait sur le dos de son fauteuil. Chapitre 9 Le lendemain matin, tandis qu\u2019il d\u00e9jeunait, Basil Hallward entra. \u2013 Je suis bien heureux de vous trouver, Dorian, dit-il gravement. Je suis venu hier soir et on m\u2019a dit que vous \u00e9tiez \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra. Je savais que c\u2019\u00e9tait impossible. Mais j\u2019aurais voulu que vous m\u2019eussiez laiss\u00e9 un mot, me disant o\u00f9 vous \u00e9tiez all\u00e9. J\u2019ai pass\u00e9 une bien triste soir\u00e9e, craignant qu\u2019une premi\u00e8re trag\u00e9die soit suivie d\u2019une autre. Vous auriez d\u00fb me t\u00e9l\u00e9graphier d\u00e8s que vous en avez entendu parler. Je l\u2019ai lu par hasard dans la derni\u00e8re \u00e9dition du Globe au club. Je vins aussit\u00f4t ici et je fus vraiment d\u00e9sol\u00e9 de ne pas vous trouver. Je ne saurais vous dire combien j\u2019ai eu le c\u0153ur bris\u00e9 par tout cela. Je sais ce que vous devez souffrir. Mais o\u00f9 \u00e9tiez-vous ? \u00cates-vous all\u00e9 voir la m\u00e8re de la pauvre fille ?", "Un instant, J\u2019avais song\u00e9 \u00e0 vous y chercher. On avait mis l\u2019adresse dans le journal. Quelque part dans Euston Road, n\u2019est-ce pas ? Mais j\u2019eus peur d\u2019importuner une douleur que je ne pouvais consoler. Pauvre femme ! Dans quel \u00e9tat elle devait \u00eatre ! Son unique enfant !\u2026 Que disait-elle ? \u2013 Mon cher Basil, que sais-je ? murmura Dorian Gray en buvant \u00e0 petits coups d\u2019un vin jaune p\u00e2le dans un verre de Venise, d\u00e9licatement contourn\u00e9 et dor\u00e9, en paraissant profond\u00e9ment ennuy\u00e9. J\u2019\u00e9tais \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, vous auriez d\u00fb y venir. J\u2019ai rencontr\u00e9 pour la premi\u00e8re lois lady Gwendoline, la s\u0153ur d\u2019Harry. Nous \u00e9tions dans sa loge. Elle est tout \u00e0 fait charmante et la Patti a chant\u00e9 divinement. Ne parlez pas de choses horribles. Si l\u2019on ne parlait jamais d\u2019une chose, ce serait comme si elle n\u2019\u00e9tait jamais arriv\u00e9e. C\u2019est seulement l\u2019expression, comme dit Harry, qui donne une r\u00e9alit\u00e9 aux choses. Je dois dire que ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019unique enfant de la pauvre femme.", "Il y a un fils, un charmant gar\u00e7on je crois. Mais il n\u2019est pas au th\u00e9\u00e2tre. C\u2019est un marin, ou quelque chose comme cela. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous \u00eates en train de peindre ? \u2013 Vous avez \u00e9t\u00e9 \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra ? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Vous avez \u00e9t\u00e9 \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis ? Vous pouvez me parler d\u2019autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait m\u00eame la qui\u00e9tude d\u2019un tombeau pour y dormir ?\u2026 Vous ne songez donc pas aux horreurs r\u00e9serv\u00e9es \u00e0 ce petit corps lilial ! \u2013 Arr\u00eatez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre ! s\u2019\u00e9cria Dorian en se levant. Ne me parlez pas de ces choses. Ce qui est fait est fait. Le pass\u00e9 est le pass\u00e9. \u2013 Vous appelez hier le pass\u00e9 ? \u2013 Ce qui se passe dans l\u2019instant actuel va lui appartenir.", "Il n\u2019y a que les gens superficiels qui veulent des ann\u00e9es pour s\u2019affranchir d\u2019une \u00e9motion. Un homme ma\u00eetre de lui-m\u00eame, peut mettre fin \u00e0 un chagrin aussi facilement qu\u2019il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas \u00eatre \u00e0 la merci de mes \u00e9motions. Je veux en user, les rendre agr\u00e9able et les dominer. \u2013 Dorian, ceci est horrible !\u2026 Quelque chose vous a chang\u00e9 compl\u00e8tement. Vous avez toujours les apparences de ce merveilleux jeune homme qui venait chaque jour \u00e0 mon atelier poser pour son portrait. Mais alors vous \u00e9tiez simple, naturel et tendre. Vous \u00e9tiez la moins souill\u00e9e des cr\u00e9atures. Maintenant je ne sais ce qui a pass\u00e9 sur vous. Vous parlez comme si vous n\u2019aviez ni c\u0153ur ni piti\u00e9. C\u2019est l\u2019influence d\u2019Harry qui a fait cela, je le vois bien\u2026 Le jeune homme rougit et allant \u00e0 la fen\u00eatre, resta quelques instants \u00e0 consid\u00e9rer la pelouse fleurie et ensoleill\u00e9e. \u2013 Je dois beaucoup \u00e0 Harry, Basil, dit-il enfin, plus que je ne vous dois.", "Vous ne m\u2019avez appris qu\u2019\u00e0 \u00eatre vain. \u2013 Parfait ?\u2026 aussi en suis-je puni, Dorian, ou le serai-je quelque jour. \u2013 Je ne sais ce que vous voulez dire, Basil, s\u2019\u00e9cria-t-il en se retournant. Je ne sais ce que vous voulez ! Que voulez-vous ? \u2013 Je voudrais retrouver le Dorian Gray que j\u2019ai peint, dit l\u2019artiste, tristement. \u2013 Basil, fit l\u2019adolescent, allant \u00e0 lui et lui mettant la main sur l\u2019\u00e9paule, vous \u00eates venu trop tard. Hier lorsque j\u2019appris que Sibyl Vane s\u2019\u00e9tait suicid\u00e9e\u2026 \u2013 Suicid\u00e9e, mon Dieu ! est-ce bien certain ? s\u2019\u00e9cria Hallward le regardant avec une expression d\u2019horreur\u2026 \u2013 Mon cher Basil ! Vous ne pensiez s\u00fbrement pas que ce fut un vulgaire accident. Certainement, elle s\u2019est suicid\u00e9e. L\u2019autre enfon\u00e7a sa t\u00eate dans ses mains. \u2013 C\u2019est effrayant, murmura-t-il, tandis qu\u2019un frisson le parcourait. \u2013 Non, dit Dorian Gray, cela n\u2019a rien d\u2019effrayant. C\u2019est une des plus grandes trag\u00e9dies romantiques de notre temps. \u00c0 l\u2019ordinaire, les acteurs ont l\u2019existence la plus banale.", "Ils sont bons maris, femmes fid\u00e8les, quelque chose d\u2019ennuyeux ; vous comprenez, une vertu moyenne et tout ce qui s\u2019en suit. Comme Sibyl \u00e9tait diff\u00e9rente ! Elle a v\u00e9cu sa plus belle trag\u00e9die. Elle fut constamment une h\u00e9ro\u00efne. La derni\u00e8re nuit qu\u2019elle joua, la nuit o\u00f9 vous la v\u00eetes, elle joua mal parce qu\u2019elle avait compris la r\u00e9alit\u00e9 de l\u2019amour. Quand elle connut ses d\u00e9ceptions, elle mourut comme Juliette e\u00fbt pu mourir. Elle appartint encore en cela au domaine d\u2019art. Elle a quelque chose d\u2019une martyre. Sa mort a toute l\u2019inutilit\u00e9 path\u00e9tique du martyre, toute une beaut\u00e9 de d\u00e9solation. Mais comme je vous le disais, ne croyez pas que je n\u2019aie pas souffert. Si vous \u00e9tiez venu hier, \u00e0 un certain moment \u2013 vers cinq heures et demie peut-\u00eatre ou six heures moins le quart \u2013 vous m\u2019auriez trouv\u00e9 en larmes\u2026 M\u00eame Harry qui \u00e9tait ici et qui, au fait, m\u2019apporta la nouvelle, se demandait o\u00f9 j\u2019allais en venir. Je souffris intens\u00e9ment.", "Puis cela passa. Je ne puis r\u00e9p\u00e9ter une \u00e9motion. Personne d\u2019ailleurs ne le peut, except\u00e9 les sentimentaux. Et vous \u00eates cruellement injuste, Basil : vous venez ici pour me consoler, ce qui est charmant de votre part ; vous me trouvez tout consol\u00e9 et vous \u00eates furieux !\u2026 Tout comme une personne sympathique ! Vous me rappelez une histoire qu\u2019Harry m\u2019a racont\u00e9e \u00e0 propos d\u2019un certain philanthrope qui d\u00e9pensa vingt ans de sa vie \u00e0 essayer de redresser quelque tort, ou de modifier une loi injuste, je ne sais plus exactement. Enfin il y r\u00e9ussit, et rien ne put surpasser son d\u00e9sespoir. Il n\u2019avait absolument plus rien \u00e0 faire, sinon \u00e0 mourir d\u2019ennui et il devint un misanthrope r\u00e9solu. Maintenant, mon cher Basil, si vraiment vous voulez me consoler, apprenez-moi \u00e0 oublier ce qui est arriv\u00e9 ou \u00e0 le consid\u00e9rer \u00e0 un point de vue assez artistique. N\u2019est-ce pas Gautier qui \u00e9crivait sur la \u00ab Consolation des arts \u00bb ?", "Je me rappelle avoir trouv\u00e9 un jour dans votre atelier un petit volume reli\u00e9 en v\u00e9lin, o\u00f9 je cueillis ce mot d\u00e9licieux. Encore ne suis-je pas comme ce jeune homme dont vous me parliez lorsque nous f\u00fbmes ensemble \u00e0 Marlow, ce jeune homme qui disait que le satin jaune pouvait nous consoler de toutes les mis\u00e8res de l\u2019existence. J\u2019aime les belles choses que l\u2019on peut toucher et tenir : les vieux brocarts, les bronzes verts, les laques, les ivoires, exquis\u00e9ment travaill\u00e9s, orn\u00e9s, par\u00e9s ; il y a beaucoup \u00e0 tirer de ces choses. Mais le temp\u00e9rament artistique qu\u2019elles cr\u00e9ent ou du moins r\u00e9v\u00e8lent est plus encore pour moi. Devenir le spectateur de sa propre vie, comme dit Harry, c\u2019est \u00e9chapper aux souffrances terrestres. Je sais bien que je vous \u00e9tonne en vous parlant ainsi. Vous n\u2019avez pas compris comment je me suis d\u00e9velopp\u00e9. J\u2019\u00e9tais un \u00e9colier lorsque vous me conn\u00fbtes. Je suis un homme maintenant, j\u2019ai de nouvelles passions, de nouvelles pens\u00e9es, des id\u00e9es nouvelles.", "Je suis diff\u00e9rent, mais vous ne devez pas m\u2019en aimer moins. Je suis chang\u00e9, mais vous serez toujours mon ami. Certes, j\u2019aime beaucoup Harry ; je sais bien que vous \u00eates meilleur que lui\u2026 Vous n\u2019\u00eates pas plus fort, vous avez trop peur de la vie, mais vous \u00eates meilleur. Comme nous \u00e9tions heureux ensemble ! Ne m\u2019abandonnez pas, Basil, et ne me querellez pas, je suis ce que je suis. Il n\u2019y a rien de plus \u00e0 dire ! Le peintre semblait singuli\u00e8rement \u00e9mu. Le jeune homme lui \u00e9tait tr\u00e8s cher, et sa personnalit\u00e9 avait marqu\u00e9 le tournant de son art. Il ne put supporter l\u2019id\u00e9e de lui faire plus longtemps des reproches. Apr\u00e8s tout, son indiff\u00e9rence pouvait n\u2019\u00eatre qu\u2019une humeur passag\u00e8re ; il y avait en lui tant de bont\u00e9 et tant de noblesse. \u2013 Bien, Dorian, dit-il enfin, avec un sourire attrist\u00e9 ; je ne vous parlerai plus de cette horrible affaire d\u00e9sormais. J\u2019esp\u00e8re seulement que votre nom n\u2019y sera pas m\u00eal\u00e9.", "L\u2019enqu\u00eate doit avoir lieu cette apr\u00e8s-midi. Vous a-t-on convoqu\u00e9 ? Dorian secoua la t\u00eate et une expression d\u2019ennui passa sur ses traits \u00e0 ce mot d\u2019 \u00ab enqu\u00eate \u00bb. Il y avait dans ce mot quelque chose de si brutal et de si vulgaire ! \u2013 Ils ne connaissent pas son nom, r\u00e9pondit-il. \u2013 Mais elle, le connaissait certainement ? \u2013 Mon pr\u00e9nom seulement et je suis certain qu\u2019elle ne l\u2019a jamais dit \u00e0 personne. Elle m\u2019a dit une fois qu\u2019ils \u00e9taient tous tr\u00e8s curieux de savoir qui j\u2019\u00e9tais et qu\u2019elle leur r\u00e9pondait invariablement que je m\u2019appelais le \u00ab Prince Charmant. \u00bb C\u2019\u00e9tait gentil de sa part. Il faudra que vous me fassiez un croquis de Sibyl, Basil. Je voudrais avoir d\u2019elle quelque chose de plus que le souvenir de quelques baisers et de quelques lambeaux de phrases path\u00e9tiques. \u2013 J\u2019essaierai de faire quelque chose, Dorian, si cela vous fait plaisir. Mais il faudra que vous veniez encore me poser.", "Je ne puis me passer de vous. \u2013 Je ne peux plus poser pour vous, Basil. C\u2019est tout \u00e0 fait impossible ! s\u2019\u00e9cria-t-il en se reculant. Le peintre le regarda en face\u2026 \u2013 Mon cher enfant, quelle b\u00eatise ! Voudriez-vous dire que ce que j\u2019ai fait de vous ne vous pla\u00eet pas ? O\u00f9 est-ce, \u00e0 propos ?\u2026 Pourquoi avez-vous pouss\u00e9 le paravent devant votre portrait ? Laissez-moi le regarder. C\u2019est la meilleure chose que j\u2019aie jamais faite. \u00d4tez ce paravent, Dorian. C\u2019est vraiment d\u00e9sobligeant de la part de votre domestique de cacher ainsi mon \u0153uvre. Il me semblait que quelque chose \u00e9tait chang\u00e9 ici quand je suis entr\u00e9. \u2013 Mon domestique n\u2019y est pour rien, Basil. Vous n\u2019imaginez pas que je lui laisse arranger mon appartement. Il dispose mes fleurs, quelquefois, et c\u2019est tout. Non, j\u2019ai fait cela moi-m\u00eame. La lumi\u00e8re tombait trop cr\u00fbment sur le portrait. \u2013 Trop cr\u00fbment, mais pas du tout, cher ami. L\u2019exposition est admirable.", "Laissez-moi voir\u2026 Et Hallward se dirigea vers le coin de la pi\u00e8ce. Un cri de terreur s\u2019\u00e9chappa des l\u00e8vres de Dorian Gray. Il s\u2019\u00e9lan\u00e7a entre le peintre et le paravent. \u2013 Basil, dit-il, en p\u00e2lissant vous ne regarderez pas cela, je ne le veux pas. \u2013 Ne pas regarder ma propre \u0153uvre ! Vous n\u2019\u00eates pas s\u00e9rieux. Pourquoi ne la regarderais-je pas ? s\u2019exclama Hallward en riant. \u2013 Si vous essayez de la voir, Basil, je vous donne ma parole d\u2019honneur que je ne vous parlerai plus de toute ma vie !\u2026 Je suis tout \u00e0 fait s\u00e9rieux, je ne vous offre aucune explication et il ne faut pas m\u2019en demander. Mais, songez-y, si vous touchez au paravent, tout est fini entre nous !\u2026 Hallward \u00e9tait comme foudroy\u00e9. Il regardait Dorian avec une profonde stup\u00e9faction. Il ne l\u2019avait jamais vu ainsi. Le jeune homme \u00e9tait bl\u00eame de col\u00e8re. Ses mains se crispaient et les pupilles de ses yeux semblaient deux flammes bleues.", "Un tremblement le parcourait\u2026 \u2013 Dorian ! \u2013 Ne parlez pas ! \u2013 Mais qu\u2019y-a-t-il ? Certainement je ne le regarderai pas si vous ne le voulez pas, dit-il un peu froidement, tournant sur ses talons et allant vers la fen\u00eatre, mais il me semble plut\u00f4t absurde que je ne puisse voir mon \u0153uvre, surtout lorsque je vais l\u2019exposer \u00e0 Paris cet automne. Il faudra sans doute que je lui donne une nouvelle couche de vernis d\u2019ici-l\u00e0 ; ainsi, devrai-je l\u2019avoir quelque jour ; pourquoi pas maintenant ? \u2013 L\u2019exposer !\u2026 Vous voulez l\u2019exposer ? s\u2019exclama Dorian Gray envahi d\u2019un \u00e9trange effroi. Le monde verrait donc son secret ? On viendrait b\u00e2iller devant le myst\u00e8re de sa vie ? Cela \u00e9tait impossible ! Quelque chose \u2013 il ne savait quoi \u2013 se passerait avant\u2026 \u2013 Oui, je ne suppose pas que vous ayez quelque chose \u00e0 objecter. Georges Petit va r\u00e9unir mes meilleures toiles pour une exposition sp\u00e9ciale qui ouvrira rue de S\u00e8ze dans la premi\u00e8re semaine d\u2019octobre.", "Le portrait ne sera hors d\u2019ici que pour un mois ; je pense que vous pouvez facilement vous en s\u00e9parer ce laps de temps. D\u2019ailleurs vous serez s\u00fbrement absent de la ville. Et si vous le laissez toujours derri\u00e8re un paravent, vous n\u2019avez gu\u00e8re \u00e0 vous en soucier. Dorian passa sa main sur son front emperl\u00e9 de sueur. Il lui semblait qu\u2019il courait un horrible danger. \u2013 Vous m\u2019avez dit, il y a un mois, que vous ne l\u2019exposeriez jamais, s\u2019\u00e9cria-t-il. Pourquoi avez-vous chang\u00e9 d\u2019avis. Vous autres qui passez pour constants vous avez autant de caprices que les autres. La seule diff\u00e9rence, c\u2019est que vos caprices sont sans aucune signification. Vous ne pouvez avoir oubli\u00e9 que vous m\u2019avez solennellement assur\u00e9 que rien au monde ne pourrait vous amener \u00e0 l\u2019exposer. Vous avez dit exactement la m\u00eame chose \u00e0 Harry. Il s\u2019arr\u00eata soudain ; un \u00e9clair passa dans ses yeux. Il se souvint que lord Henry lui avait dit un jour \u00e0 moiti\u00e9 s\u00e9rieusement, \u00e0 moiti\u00e9 en riant : \u00ab Si vous voulez passer un curieux quart d\u2019heure, demandez \u00e0 Basil pourquoi il ne veut pas exposer votre portrait.", "Il me l\u2019a dit, et cela a \u00e9t\u00e9 pour moi une r\u00e9v\u00e9lation \u00bb. Oui, Basil aussi, peut-\u00eatre, avait son secret. Il essaierait de le conna\u00eetre\u2026 \u2013 Basil, dit-il en se rapprochant tout contre lui et le regardant droit dans les yeux, nous avons chacun un secret. Faites-moi conna\u00eetre le v\u00f4tre, je vous dirai le mien. Pour quelle raison refusiez-vous d\u2019exposer mon portrait ? Le peintre frissonna malgr\u00e9 lui. \u2013 Dorian, si je vous le disais, vous pourriez m\u2019en aimer moins et vous ririez s\u00fbrement de moi ; je ne pourrai supporter ni l\u2019une ni l\u2019autre de ces choses. Si vous voulez que je ne regarde plus votre portrait, c\u2019est bien\u2026 Je pourrai, du moins, toujours vous regarder, vous\u2026 Si vous voulez que la meilleure de mes \u0153uvres soit \u00e0 jamais cach\u00e9e au monde, j\u2019accepte\u2026 Votre amiti\u00e9 m\u2019est plus ch\u00e8re que toute gloire ou toute renomm\u00e9e. \u2013 Non, Basil, il faut me le dire, insista Dorian Gray, je crois avoir le droit de le savoir. Son impression de terreur avait disparu et la curiosit\u00e9 l\u2019avait remplac\u00e9e.", "Il \u00e9tait r\u00e9solu \u00e0 conna\u00eetre le secret de Basil Hallward. \u2013 Asseyons-nous. Dorian, dit le peintre troubl\u00e9, asseyons-nous ; et r\u00e9pondez \u00e0 ma question. Avez-vous remarqu\u00e9 dans le portrait une chose curieuse ? Une chose qui probablement ne vous a pas frapp\u00e9 tout d\u2019abord, mais qui s\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9e \u00e0 vous soudainement ? \u2013 Basil ! s\u2019\u00e9cria le jeune homme \u00e9treignant les bras de son fauteuil de ses mains tremblantes et le regardant avec des yeux ardents et effray\u00e9s. \u2013 Je vois que vous l\u2019avez remarqu\u00e9\u2026 Ne parlez pas ! Attendez d\u2019avoir entendu ce que j\u2019ai \u00e0 dire. Dorian, du jour o\u00f9 je vous rencontrai, votre personnalit\u00e9 eut sur moi une influence extraordinaire. Je fus domin\u00e9, \u00e2me, cerveau et talent, par vous. Vous deveniez pour moi la visible incarnation de cet id\u00e9al jamais vu, dont la pens\u00e9e nous hante, nous autres artistes, comme un r\u00eave exquis. Je vous aimai ; je devins jaloux de tous ceux \u00e0 qui vous parliez, je voulais vous avoir \u00e0 moi seul, je n\u2019\u00e9tais heureux que lorsque j\u2019\u00e9tais avec vous.", "Quant vous \u00e9tiez loin de moi, vous \u00e9tiez encore pr\u00e9sent dans mon art\u2026 \u00ab Certes, je ne vous laissai jamais rien conna\u00eetre de tout cela. C\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible. Vous n\u2019auriez pas compris ; Je le comprends \u00e0 peine moi-m\u00eame. Je connus seulement que j\u2019avais vu la perfection face \u00e0 face et le monde devint merveilleux \u00e0 mes yeux, trop merveilleux peut-\u00eatre, car il y a un p\u00e9ril dans de telles adorations, le p\u00e9ril de les perdre, non moindre que celui de les conserver\u2026 Les semaines passaient et je m\u2019absorbais en vous de plus en plus. Alors commen\u00e7a une phase nouvelle. Je vous avais dessin\u00e9 en berger Paris, rev\u00eatu d\u2019une d\u00e9licate armure, en Adonis arm\u00e9 d\u2019un \u00e9pieu poli et en costume de chasseur. Couronn\u00e9 de lourdes fleurs de lotus, vous aviez pos\u00e9 sur la proue de la trir\u00e8me d\u2019Adrien, regardant au-del\u00e0 du Nil vert et bourbeux. Vous vous \u00e9tiez pench\u00e9 sur l\u2019\u00e9tang limpide d\u2019un paysage grec, mirant dans l\u2019argent des eaux silencieuses, la merveille de votre propre visage.", "Et tout cela avait \u00e9t\u00e9 ce que l\u2019art pouvait \u00eatre, de l\u2019inconscience, de l\u2019id\u00e9al, de l\u2019\u00e0-peu-pr\u00e8s. Un jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je r\u00e9solus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous \u00eates maintenant, non dans les costumes des temps r\u00e9volus, mais dans vos propres v\u00eatements et dans votre \u00e9poque. F\u00fbt-ce le r\u00e9alisme du sujet ou la simple id\u00e9e de votre propre personnalit\u00e9, se pr\u00e9sentant ainsi \u00e0 moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Mais je sais que pendant que j\u2019y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient r\u00e9v\u00e9ler mon secret. Je m\u2019effrayais que chacun p\u00fbt conna\u00eetre mon idol\u00e2trie. Je sentis, Dorian, que j\u2019avais trop dit, mis trop de moi-m\u00eame dans cette \u0153uvre. C\u2019est alors que je r\u00e9solus de ne jamais permettre que ce portrait f\u00fbt expos\u00e9. Vous en f\u00fbtes un peu ennuy\u00e9. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi.", "Harry, \u00e0 qui j\u2019en parlai, se moqua de moi, je ne m\u2019en souciais pas. Quand le tableau fut termin\u00e9 et que je m\u2019assis tout seul en face de lui, je sentis que j\u2019avais raison\u2026 Mais quelques jours apr\u00e8s qu\u2019il e\u00fbt quitt\u00e9 mon atelier, d\u00e8s que je fus d\u00e9barrass\u00e9 de l\u2019intol\u00e9rable fascination de sa pr\u00e9sence, il me sembla que j\u2019avais \u00e9t\u00e9 fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beaut\u00e9 et plus de choses que je n\u2019en pouvais peindre. Et m\u00eame maintenant je ne puis m\u2019emp\u00eacher de sentir l\u2019erreur qu\u2019il y a \u00e0 croire que la passion \u00e9prouv\u00e9e dans la cr\u00e9ation puisse jamais se montrer dans l\u2019\u0153uvre cr\u00e9\u00e9e. L\u2019art est toujours plus abstrait que nous ne l\u2019imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voil\u00e0 tout. Il me semble souvent que l\u2019\u0153uvre cache l\u2019artiste bien plus qu\u2019il ne le r\u00e9v\u00e8le. Aussi lorsque je re\u00e7us cette offre de Paris, je r\u00e9solus de faire de votre portrait le clou de mon exposition.", "Je ne soup\u00e7onnais jamais que vous pourriez me le refuser. Je vois maintenant que vous aviez raison. Ce portrait ne peut \u00eatre montr\u00e9. Il ne faut pas m\u2019en vouloir, Dorian, de tout ce que je viens de vous dire. Comme je le disais une fois \u00e0 Harry, vous \u00eates fait pour \u00eatre aim\u00e9\u2026 Dorian Gray poussa un long soupir. Ses joues se color\u00e8rent de nouveau et un sourire se joua sur ses l\u00e8vres. Le p\u00e9ril \u00e9tait pass\u00e9. Il \u00e9tait sauv\u00e9 pour l\u2019instant. Il ne pouvait toutefois se d\u00e9fendre d\u2019une infinie piti\u00e9 pour le peintre qui venait de lui faire une si \u00e9trange confession, et il se demandait si lui-m\u00eame pourrait jamais \u00eatre ainsi domin\u00e9 par la personnalit\u00e9 d\u2019un ami. Lord Henry avait ce charme d\u2019\u00eatre tr\u00e8s dangereux, mais c\u2019\u00e9tait tout. Il \u00e9tait trop habile et trop cynique pour qu\u2019on p\u00fbt vraiment l\u2019aimer. Pourrait-il jamais exister quelqu\u2019un qui le remplirait d\u2019une aussi \u00e9trange idol\u00e2trie ? \u00c9tait-ce l\u00e0 une de ces choses que la vie lui r\u00e9servait ?\u2026 \u2013 Cela me para\u00eet extraordinaire, Dorian, dit Hallward que vous ayez r\u00e9ellement vu cela dans le portrait.", "L\u2019avez-vous r\u00e9ellement vu ? \u2013 J\u2019y voyais quelque chose, r\u00e9pondit-il, quelque chose qui me semblait tr\u00e8s curieux. \u2013 Bien, admettez-vous maintenant que je le regarde ? Dorian secoua la t\u00eate. \u2013 Il ne faut pas me demander cela, Basil, je ne puis vraiment vous laisser face \u00e0 face avec ce tableau. \u2013 Vous y arriverez un jour ? \u2013 Jamais ! \u2013 Peut-\u00eatre avez-vous raison. Et maintenant, au revoir, Dorian. Vous avez \u00e9t\u00e9 la seule personne dans ma vie qui ait vraiment influenc\u00e9 mon talent. Tout ce que j\u2019ai fait de bon, je vous le dois. Ah ! vous ne savez pas ce qu\u2019il m\u2019en co\u00fbte de vous dire tout cela !\u2026 \u2013 Mon cher Basil, dit Dorian, que m\u2019avez-vous dit ? Simplement que vous sentiez m\u2019admirer trop\u2026 Ce n\u2019est pas m\u00eame un compliment. \u2013 Ce ne pouvait \u00eatre un compliment. C\u2019\u00e9tait une confession ; maintenant que je l\u2019ai faite, il me semble que quelque chose de moi s\u2019en est all\u00e9.", "Peut-\u00eatre ne doit-on pas exprimer son adoration par des mots. \u2013 C\u2019\u00e9tait une confession tr\u00e8s d\u00e9sappointante. \u2013 Qu\u2019attendiez-vous donc, Dorian ? Vous n\u2019aviez rien vu d\u2019autre dans le tableau ? Il n\u2019y avait pas autre chose \u00e0 voir\u2026 \u2013 Non, il n\u2019y avait rien de plus \u00e0 y voir. Pourquoi le demander ? Mais il ne faut pas parler d\u2019adoration. C\u2019est une folie. Vous et moi sommes deux amis ; nous devons nous en tenir l\u00e0\u2026 \u2013 Il vous reste Harry ! dit le peintre tristement. \u2013 Oh ! Harry ! s\u2019\u00e9cria l\u2019adolescent avec un \u00e9clat de rire ; Harry passe ses journ\u00e9es \u00e0 dire des choses incroyables et ses soir\u00e9es \u00e0 faire des choses invraisemblables. Tout \u00e0 fait le genre de vie que j\u2019aimerais. Mais je ne crois pas que j\u2019irai vers Harry dans un moment d\u2019embarras ; je viendrai \u00e0 vous aussit\u00f4t, Basil. \u2013 Vous poserez encore pour moi ? \u2013 Impossible ! \u2013 Vous g\u00e2tez ma vie d\u2019artiste en refusant, Dorian.", "Aucun homme ne rencontre deux fois son id\u00e9al ; tr\u00e8s peu ont une seule fois cette chance. \u2013 Je ne puis vous donner d\u2019explications, Basil ; je ne dois plus poser pour vous. Il y a quelque chose de fatal dans un portrait. Il a sa vie propre\u2026 Je viendrai prendre le th\u00e9 avec vous. Ce sera tout aussi agr\u00e9able. \u2013 Plus agr\u00e9able pour vous, je le crains, murmura Hallward avec tristesse. Et maintenant au revoir. Je suis f\u00e2ch\u00e9 que vous ne vouliez pas me laisser regarder encore une fois le tableau. Mais nous n\u2019y pouvons rien. Je comprends parfaitement ce que vous \u00e9prouvez. Lorsqu\u2019il fut parti, Dorian se sourit \u00e0 lui-m\u00eame. Pauvre Basil ! Comme il connaissait peu la v\u00e9ritable raison ! Et comme cela \u00e9tait \u00e9trange qu\u2019au lieu d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de r\u00e9v\u00e9ler son propre secret, il avait r\u00e9ussi presque par hasard, \u00e0 arracher le secret de son ami ! Comme cette \u00e9tonnante confession l\u2019expliquait \u00e0 ses yeux !", "Les absurdes acc\u00e8s de jalousie du peintre, sa d\u00e9votion farouche, ses pan\u00e9gyriques extravagants, ses curieuses r\u00e9ticences, il comprenait tout maintenant et il en \u00e9prouva une contrari\u00e9t\u00e9. Il lui semblait qu\u2019il pouvait y avoir quelque chose de tragique dans une amiti\u00e9 aussi empreinte de romanesque. Il soupira, puis il sonna. Le portrait devait \u00eatre cach\u00e9 \u00e0 tout prix. Il ne pouvait courir plus longtemps le risque de le d\u00e9couvrir aux regards. \u00c7\u2019avait \u00e9t\u00e9 de sa part une vraie folie que de le laisser, m\u00eame une heure, dans une chambre o\u00f9 tous ses amis avaient libre acc\u00e8s. Chapitre 10 Quand le domestique entra, il l\u2019observa attentivement, se demandant si cet homme avait eu la curiosit\u00e9 de regarder derri\u00e8re le paravent. Le valet \u00e9tait parfaitement impassible et attendait ses ordres. Dorian alluma une cigarette et marcha vers la glace dans laquelle il regarda. Il y pouvait voir parfaitement la face de Victor qui s\u2019y refl\u00e9tait. C\u2019\u00e9tait un masque placide de servilisme. Il n\u2019y avait rien \u00e0 craindre de ce c\u00f4t\u00e9.", "Cependant, il pensa qu\u2019il \u00e9tait bon de se tenir sur ses gardes. Il lui dit, d\u2019un ton tr\u00e8s bas, de demander \u00e0 la gouvernante de venir lui parler et d\u2019aller ensuite chez l\u2019encadreur le prier de lui envoyer imm\u00e9diatement deux de ses hommes. Il lui sembla, lorsque le valet sortit, que ses yeux se dirigeaient vers le paravent. Ou peut-\u00eatre \u00e9tait-ce un simple effet de son imagination ? Quelques instants apr\u00e8s Mme Leaf, v\u00eatue de sa robe de soie noire, ses mains rid\u00e9es couvertes de mitaines \u00e0 l\u2019ancienne mode, entrait dans la biblioth\u00e8que. Il lui demanda la clef de la salle d\u2019\u00e9tude. \u2013 La vieille salle d\u2019\u00e9tude Mr Dorian ? s\u2019exclama-t-elle, mais elle est toute pleine de poussi\u00e8re ! Il faut que je la fasse mettre en ordre et nettoyer avant que vous y alliez. Elle n\u2019est pas pr\u00e9sentable pour vous, monsieur, pas du tout pr\u00e9sentable. \u2013 Je n\u2019ai pas besoin qu\u2019elle soit en ordre, Leaf. Il me faut la clef, simplement\u2026 \u2013 Mais, monsieur, vous serez couvert de toiles d\u2019araign\u00e9es si vous y allez.", "Comment ! On ne l\u2019a pas ouverte depuis cinq ans, depuis que Sa Seigneurie est morte. Il tressaillit \u00e0 cette mention de son grand-p\u00e8re. Il en avait gard\u00e9 un souvenir d\u00e9testable. \u2013 \u00c7a ne fait rien, dit-il, j\u2019ai seulement besoin de voir cette pi\u00e8ce, et c\u2019est tout. Donnez-moi la clef. \u2013 Voici la clef, monsieur, dit la vieille dame cherchant dans son trousseau d\u2019une main fi\u00e9vreuse. Voici la clef. Je vais tout de suite l\u2019avoir retir\u00e9e du trousseau. Mais je ne pense pas que vous vous proposez d\u2019habiter l\u00e0-haut, monsieur, vous \u00eates ici si confortablement. \u2013 Non, non, s\u2019\u00e9cria-t-il avec impatience\u2026 Merci, Leaf. C\u2019est tr\u00e8s bien. Elle s\u2019attarda un moment, tr\u00e8s loquace sur quelques d\u00e9tails du m\u00e9nage. Il soupira et lui dit de faire pour le mieux suivant son id\u00e9e. Elle se retira en minaudant. Lorsque la porte se fut referm\u00e9e, Dorian mit la clef dans sa poche et regarda autour de lui. Ses regards s\u2019arr\u00eat\u00e8rent sur un grand couvre-lit de satin pourpre, charg\u00e9 de lourdes broderies d\u2019or, un splendide travail v\u00e9nitien du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle que son grand-p\u00e8re avait trouv\u00e9 dans un couvent, pr\u00e8s de Bologne.", "Oui, cela pourrait servir \u00e0 envelopper l\u2019horrible objet. Peut-\u00eatre cette \u00e9toffe avait-elle d\u00e9j\u00e0 servi de drap mortuaire. Il s\u2019agissait maintenant d\u2019en couvrir une chose qui avait sa propre corruption, pire m\u00eame que la corruption de la mort, une chose capable d\u2019engendrer l\u2019horreur et qui cependant, ne mourrait jamais. Ce que les vers sont au cadavre, ses p\u00e9ch\u00e9s le seraient \u00e0 l\u2019image peinte sur la toile. Ils d\u00e9truiraient sa beaut\u00e9, et rongeraient sa gr\u00e2ce. Ils la souilleraient, la couvriraient de honte\u2026 Et cependant l\u2019image durerait ; elle serait toujours vivante. Il rougit et regretta un moment de n\u2019avoir pas dit \u00e0 Basil la v\u00e9ritable raison pour laquelle il d\u00e9sirait cacher le tableau. Basil l\u2019e\u00fbt aid\u00e9 \u00e0 r\u00e9sister \u00e0 l\u2019influence de lord Henry et aux influences encore plus empoisonn\u00e9es de son propre temp\u00e9rament. L\u2019amour qu\u2019il lui portait \u2013 car c\u2019\u00e9tait r\u00e9ellement de l\u2019amour \u2013 n\u2019avait rien que de noble et d\u2019intellectuel. Ce n\u2019\u00e9tait pas cette simple admiration physique de la beaut\u00e9 qui na\u00eet des sens et qui meurt avec la fatigue des sens.", "C\u2019\u00e9tait un tel amour qu\u2019avaient connu Michel Ange, et Montaigne, et Winckelmann, et Shakespeare lui-m\u00eame. Oui, Basil e\u00fbt pu le sauver. Mais il \u00e9tait trop tard, maintenant. Le pass\u00e9 pouvait \u00eatre an\u00e9anti. Les regrets, les reniements, ou l\u2019oubli pourrait faire cela. Mais le futur \u00e9tait in\u00e9vitable. Il y avait en lui des passions qui trouveraient leur terrible issue, des r\u00eaves qui projetteraient sur lui l\u2019ombre de leur perverse r\u00e9alit\u00e9. Il prit sur le lit de repos la grande draperie de soie et d\u2019or qui le couvrait et la jetant sur son bras, passa derri\u00e8re le paravent. Le portrait \u00e9tait-il plus affreux qu\u2019avant ? Il lui sembla qu\u2019il n\u2019avait pas chang\u00e9 et son aversion pour lui en fut encore augment\u00e9e. Les cheveux d\u2019or, les yeux bleus, et les roses rouges des l\u00e8vres, tout s\u2019y trouvait. L\u2019expression seulement \u00e9tait autre. Cela \u00e9tait horrible dans sa cruaut\u00e9. En comparaison de tout ce qu\u2019il y voyait de reproches et de censures, comme les remontrances de Basil \u00e0 propos de Sibyl Vane, lui semblaient futiles !", "Combien futiles et de peu d\u2019int\u00e9r\u00eat ! Sa propre \u00e2me le regardait de cette toile et le jugeait. Une expression de douleur couvrit ses traits et il jeta le riche linceul sur le tableau. Au m\u00eame instant on frappa \u00e0 la porte, il passait de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du paravent au moment o\u00f9 son domestique entra. \u2013 Les encadreurs sont l\u00e0, monsieur. Il lui sembla qu\u2019il devait d\u2019abord \u00e9carter cet homme. Il ne fallait pas qu\u2019il s\u00fbt o\u00f9 la peinture serait cach\u00e9e. Il y avait en lui quelque chose de dissimul\u00e9, ses yeux \u00e9taient inquiets et perfides. S\u2019asseyant \u00e0 sa table il \u00e9crivit un mot \u00e0 lord Henry, lui demandant de lui envoyer quelque chose \u00e0 lire et lui rappelant qu\u2019ils devaient se retrouver \u00e0 huit heures un quart le soir. \u2013 Attendez la r\u00e9ponse, dit-il en tendant le billet au domestique, et faites entrer ces hommes. Deux minutes apr\u00e8s, on frappa de nouveau \u00e0 la porte et Mr Hubbard lui-m\u00eame, le c\u00e9l\u00e8bre encadreur de South Audley Street, entra avec un jeune aide \u00e0 l\u2019aspect r\u00e9barbatif.", "Mr Hubbard \u00e9tait un petit homme florissant aux favoris roux, dont l\u2019admiration pour l\u2019art \u00e9tait fortement att\u00e9nu\u00e9e par l\u2019insuffisance p\u00e9cuniaire des artistes qui avaient affaire \u00e0 lui. D\u2019habitude il ne quittait point sa boutique. Il attendait qu\u2019on v\u00eent \u00e0 lui. Mais il faisait toujours une exception en faveur de Dorian Gray. Il y avait en Dorian quelque chose qui charmait tout le monde. Rien que le voir \u00e9tait une joie. \u2013 Que puis-je faire pour vous, Mr Gray ? dit-il en frottant ses mains charnues et marqu\u00e9es de taches de rousseur ; j\u2019ai cru devoir prendre pour moi l\u2019honneur de vous le demander en personne ; j\u2019ai justement un cadre de toute beaut\u00e9, monsieur, une trouvaille faite dans une vente. Du vieux florentin. Cela vient je crois de Fonthill\u2026 Conviendrait admirablement \u00e0 un sujet religieux, Mr Gray. \u2013 Je suis f\u00e2ch\u00e9 que vous vous soyez donn\u00e9 le d\u00e9rangement de monter, Mr Hubbard, j\u2019irai voir le cadre, certainement, quoique je ne sois gu\u00e8re en ce moment amateur d\u2019art religieux, mais aujourd\u2019hui je voulais seulement faire monter un tableau tout en haut de la maison.", "Il est assez lourd et je pensais \u00e0 vous demander de me pr\u00eater deux de vos hommes. \u2013 Aucun d\u00e9rangement, Mr Gray. Toujours heureux de vous \u00eatre agr\u00e9able. Quelle est cette \u0153uvre d\u2019art ? \u2013 La voici, r\u00e9pondit Dorian en repliant le paravent. Pouvez-vous la transporter telle qu\u2019elle est l\u00e0, avec sa couverture. Je d\u00e9sire qu\u2019elle ne soit pas ab\u00eem\u00e9e en montant. \u2013 Cela est tr\u00e8s facile, monsieur, dit l\u2019illustre encadreur se mettant, avec l\u2019aide de son apprenti, \u00e0 d\u00e9tacher le tableau des longues cha\u00eenes de cuivre auxquelles il \u00e9tait suspendu. Et o\u00f9 devons-nous le porter, Mr Gray ? \u2013 Je vais vous montrer le chemin, Mr Hubbard, si vous voulez bien me suivre. Ou peut-\u00eatre feriez-vous mieux d\u2019aller en avant. Je crains que ce ne soit bien haut, nous passerons par l\u2019escalier du devant qui est plus large. Il leur ouvrit la porte, ils travers\u00e8rent le hall et ils commenc\u00e8rent \u00e0 monter. Les ornements du cadre rendaient le tableau tr\u00e8s volumineux et de temps en temps, en d\u00e9pit des obs\u00e9quieuses protestations de Mr Hubbard, qui \u00e9prouvait comme tous les marchands un vif d\u00e9plaisir \u00e0 voir un homme du monde faire quelque chose d\u2019utile, Dorian leur donnait un coup de main. \u2013 C\u2019est une vraie charge \u00e0 monter, monsieur, dit le petit homme, haletant, lorsqu\u2019ils arriv\u00e8rent au dernier palier.", "Il \u00e9pongeait son front d\u00e9nud\u00e9. \u2013 Je crois que c\u2019est en effet tr\u00e8s lourd, murmura Dorian, ouvrant la porte de la chambre qui devait receler l\u2019\u00e9trange secret de sa vie et dissimuler son \u00e2me aux yeux des hommes. Il n\u2019\u00e9tait pas entr\u00e9 dans cette pi\u00e8ce depuis plus de quatre ans, non, vraiment pas depuis qu\u2019elle lui servait de salle de jeu lorsqu\u2019il \u00e9tait enfant, et de salle d\u2019\u00e9tude un peu plus tard. C\u2019\u00e9tait une grande pi\u00e8ce, bien proportionn\u00e9e, que lord Kelso avait fait b\u00e2tir sp\u00e9cialement pour son petit-fils, pour cet enfant que sa grande ressemblance avec sa m\u00e8re, et d\u2019autres raisons lui avaient toujours fait ha\u00efr et tenir \u00e0 distance. Il sembla \u00e0 Dorian qu\u2019elle avait peu chang\u00e9. C\u2019\u00e9tait bien la, la vaste cassone italienne avec ses moulures dor\u00e9es et ternies, ses panneaux aux peintures fantastiques, dans laquelle il s\u2019\u00e9tait si souvent cach\u00e9 \u00e9tant enfant. C\u2019\u00e9taient encore les rayons de bois vernis remplis des livres de classe aux pages corn\u00e9es.", "Derri\u00e8re, \u00e9tait tendue au mur la m\u00eame tapisserie flamande d\u00e9chir\u00e9e, o\u00f9 un roi et une reine fan\u00e9s jouaient aux \u00e9checs dans un jardin, tandis qu\u2019une compagnie de fauconniers cavalcadaient au fond, tenant leurs oiseaux chaperonn\u00e9s au bout de leurs poings gant\u00e9s. Comme tout cela revenait \u00e0 sa m\u00e9moire ! Tous les instants de son enfance solitaire s\u2019\u00e9voquait pendant qu\u2019il regardait autour de lui. Il se rappela la puret\u00e9 sans tache de sa vie d\u2019enfant et il lui sembla horrible que le fatal portrait d\u00fbt \u00eatre cach\u00e9 dans ce lieu. Combien peu il e\u00fbt imagin\u00e9, dans ces jours lointains, tout ce que sa vie lui r\u00e9servait ! Mais il n\u2019y avait pas dans la maison d\u2019autre pi\u00e8ce aussi \u00e9loign\u00e9e des regards indiscrets. Il en avait la clef, nul autre que lui n\u2019y pourrait p\u00e9n\u00e9trer. Sous son linceul de soie la face peinte sur la toile pourrait devenir bestiale, boursoufl\u00e9e, immonde. Qu\u2019importait ? Nul ne la verrait. Lui-m\u00eame ne voudrait pas la regarder\u2026 Pourquoi surveillerait-il la corruption hideuse de son \u00e2me ?", "Il conserverait sa jeunesse, c\u2019\u00e9tait assez, Et, en somme, son caract\u00e8re ne pouvait-il s\u2019embellir ? Il n\u2019y avait aucune raison pour que le futur f\u00fbt aussi plein de honte\u2026 Quelque amour pouvait traverser sa vie, la purifier et la d\u00e9livrer de ces p\u00e9ch\u00e9s rampant d\u00e9j\u00e0 autour de lui en esprit et en chair, de ces p\u00e9ch\u00e9s \u00e9tranges et non d\u00e9crits auxquels le myst\u00e8re pr\u00eate leur charme et leur subtilit\u00e9. Peut-\u00eatre un jour l\u2019expression cruelle abandonnerait la bouche \u00e9carlate et sensitive, et il pourrait alors montrer au monde le chef-d\u2019\u0153uvre de Basil Hallward. Mais non, cela \u00e9tait impossible. Heure par heure, et semaine par semaine, l\u2019image peinte vieillirait : elle pourrait \u00e9chapper \u00e0 la hideur du vice, mais la hideur de l\u2019\u00e2ge la guettait. Les joues deviendraient creuses et flasques. Des pattes d\u2019oies jaunes cercleraient les yeux fl\u00e9tris, les marquant d\u2019un stigmate horrible. Les cheveux perdraient leur brillant ; la bouche affaiss\u00e9e et entr\u2019ouverte aurait cette expression grossi\u00e8re ou ridicule qu\u2019ont les bouches des vieux.", "Elle aurait le cou rid\u00e9, les mains aux grosses veines bleues, le corps d\u00e9jet\u00e9 de ce grand-p\u00e8re qui avait \u00e9t\u00e9 si dur pour lui, dans son enfance. Le tableau devait \u00eatre cach\u00e9 aux regards. Il ne pouvait en \u00eatre autrement. \u2013 Faites-le rentrer, s\u2019il vous pla\u00eet, Mr Hubbard, dit-il avec peine en se retournant, je regrette de vous tenir si longtemps, je pensais \u00e0 autre chose. \u2013 Toujours heureux de se reposer, Mr Gray, dit l\u2019encadreur qui soufflait encore ; o\u00f9 le mettrons-nous ? \u2013 Oh ! n\u2019importe o\u00f9, ici\u2026 cela ira. Je n\u2019ai pas besoin qu\u2019il soit accroch\u00e9. Posez-le simplement contre le mur ; merci. \u2013 Peut-on regarder cette \u0153uvre d\u2019art, monsieur ? Dorian tressaillit\u2026 \u2013 Cela ne vous int\u00e9resserait pas, Mr Hubbard, dit-il ne le quittant pas des yeux. Il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 bondir sur lui et \u00e0 le terrasser s\u2019il avait essay\u00e9 de soulever le voile somptueux qui cachait le secret de sa vie. \u2013 Je ne veux pas vous d\u00e9ranger plus longtemps.", "Je vous suis tr\u00e8s oblig\u00e9 de la bont\u00e9 que vous avez eue de venir ici. \u2013 Pas du tout, pas du tout, Mr Gray. Toujours pr\u00eat \u00e0 vous servir ! Et Mr Hubbard descendit vivement les escaliers, suivi de son aide qui regardait Dorian avec un \u00e9tonnement craintif r\u00e9pandu sur ses traits grossiers et disgracieux. Jamais il n\u2019avait vu personne d\u2019aussi merveilleusement beau. Lorsque le bruit de leurs pas se fut \u00e9teint, Dorian ferma la porte et mit la clef dans sa poche. Il \u00e9tait sauv\u00e9. Personne ne pourrait regarder l\u2019horrible peinture. Nul \u0153il que le sien ne pourrait voir sa honte. En regagnant sa biblioth\u00e8que il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il \u00e9tait cinq heures pass\u00e9es et que le th\u00e9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 servi. Sur une petite table de bois noir parfum\u00e9, d\u00e9licatement incrust\u00e9e de nacre \u2013 un cadeau de lady Radley, la femme de son tuteur, charmante malade professionnelle qui passait tous les hivers au Caire \u2013 se trouvait un mot de lord Henry avec un livre reli\u00e9 de jaune, \u00e0 la couverture l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9chir\u00e9e et aux tranches salies.", "Un num\u00e9ro de la troisi\u00e8me \u00e9dition de la St-James-Gazette \u00e9tait d\u00e9pos\u00e9 sur le plateau \u00e0 th\u00e9. Victor \u00e9tait \u00e9videmment revenu. Il se demanda s\u2019il n\u2019avait pas rencontr\u00e9 les hommes dans le hall alors qu\u2019ils quittaient la maison et s\u2019il ne s\u2019\u00e9tait pas enquis aupr\u00e8s d\u2019eux de ce qu\u2019ils avaient fait. Il remarquerait s\u00fbrement l\u2019absence du tableau, l\u2019avait m\u00eame sans doute d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9e en apportant le th\u00e9. Le paravent n\u2019\u00e9tait pas encore replac\u00e9 et une place vide se montrait au mur. Peut-\u00eatre le surprendrait-il une nuit se glissant en haut de la maison et t\u00e2chant de forcer la porte de la chambre. Il \u00e9tait horrible d\u2019avoir un espion dans sa propre maison. Il avait entendu parler de personnes riches exploit\u00e9es toute leur vie par un domestique qui avait lu une lettre, surpris une conversation, ramass\u00e9 une carte avec une adresse, ou trouv\u00e9 sous un oreiller une fleur fan\u00e9e ou un lambeau de dentelle. Il soupira et s\u2019\u00e9tant vers\u00e9 du th\u00e9, ouvrit la lettre de lord Henry.", "Celui-ci lui disait simplement qu\u2019il lui envoyait le journal et un livre qui pourrait l\u2019int\u00e9resser, et qu\u2019il serait au club \u00e0 huit heures un quart. Il ouvrit n\u00e9gligemment la St-James-Gazette et la parcourut. Une marque au crayon rouge frappa son regard \u00e0 la cinqui\u00e8me page. Il lut attentivement le paragraphe suivant : \u00ab ENQU\u00caTE SUR UNE ACTRICE \u2013 Une enqu\u00eate a \u00e9t\u00e9 faite ce matin \u00e0 Bell-Tavern, Hoxton Road, par Mr Danby, le Coroner du District, sur le d\u00e9c\u00e8s de Sibyl Vane, une jeune actrice r\u00e9cemment engag\u00e9e au Th\u00e9\u00e2tre Royal, Holborn. On a conclu \u00e0 la mort par accident. Une grande sympathie a \u00e9t\u00e9 t\u00e9moign\u00e9e \u00e0 la m\u00e8re de la d\u00e9funte qui se montra tr\u00e8s affect\u00e9e pendant qu\u2019elle rendait son t\u00e9moignage, et pourtant celui du Dr Birrell qui a dress\u00e9 le bulletin de d\u00e9c\u00e8s de la jeune fille\u2026 \u00bb Il s\u2019assombrit et d\u00e9chirant la feuille en deux, se mit \u00e0 marcher dans la chambre en pi\u00e9tinant les morceaux du journal.", "Comme tout cela \u00e9tait affreux ! Quelle horreur v\u00e9ritable cr\u00e9aient les choses ! Il en voulut un peu \u00e0 lord Henry de lui avoir envoy\u00e9 ce reportage. C\u2019\u00e9tait stupide de sa part de l\u2019avoir marqu\u00e9 au crayon rouge. Victor pouvait avoir lu. Cet homme savait assez d\u2019anglais pour cela. Peut-\u00eatre m\u00eame l\u2019avait-il lu et soup\u00e7onnait-il quelque chose ? Apr\u00e8s tout, qu\u2019est-ce que cela pouvait faire ? Quel rapport entre Dorian Gray et la mort de Sibyl Vane ? Il n\u2019y avait rien \u00e0 craindre. Dorian Gray ne l\u2019avait pas tu\u00e9e. Ses yeux tomb\u00e8rent sur le livre jaune que lord Henry lui avait envoy\u00e9. Il se demanda ce que c\u2019\u00e9tait. Il s\u2019approcha du petit support octogonal aux tons de perle qui lui paraissait toujours \u00eatre l\u2019\u0153uvre de quelques \u00e9tranges abeilles d\u2019\u00c9gypte travaillant dans de l\u2019argent ; et prenant le volume, il s\u2019installa dans un fauteuil et commen\u00e7a \u00e0 le feuilleter ; au bout d\u2019un instant, il s\u2019y absorba. C\u2019\u00e9tait le livre le plus \u00e9trange qu\u2019il eut jamais lu.", "Il lui sembla qu\u2019aux sons d\u00e9licats de fl\u00fbtes, exquis\u00e9ment v\u00eatus, les p\u00each\u00e9s du monde passaient devant lui en un muet cort\u00e8ge. Ce qu\u2019il avait obscur\u00e9ment r\u00eav\u00e9 prenait corps \u00e0 ses yeux ; des choses qu\u2019il n\u2019avait jamais imagin\u00e9es se r\u00e9v\u00e9laient \u00e0 lui graduellement. C\u2019\u00e9tait un roman sans intrigue, avec un seul personnage, la simple \u00e9tude psychologique d\u2019un jeune Parisien qui occupait sa vie en essayant de r\u00e9aliser, au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, toutes les passions et les modes de penser des autres si\u00e8cles, et de r\u00e9sumer en lui les \u00e9tats d\u2019esprit par lequel le monde avait pass\u00e9, aimant pour leur simple artificialit\u00e9 ces renonciations que les hommes avaient follement appel\u00e9es Vertus, aussi bien que ces r\u00e9voltes naturelles que les hommes sages appellent encore P\u00each\u00e9s. Le style en \u00e9tait curieusement cisel\u00e9, vivant et obscur tout \u00e0 la fois, plein d\u2019argot et d\u2019archa\u00efsmes, d\u2019expressions techniques et de phrases travaill\u00e9es, comme celui qui caract\u00e9rise les ouvrages de ces fins artistes de l\u2019\u00e9cole fran\u00e7aise : les Symbolistes.", "Il s\u2019y trouvait des m\u00e9taphores aussi monstrueuses que des orchid\u00e9es et aussi subtiles de couleurs. La vie des sens y \u00e9tait d\u00e9crite dans des termes de philosophie mystique. On ne savait plus par instants si on lisait les extases spirituelles d\u2019un saint du moyen \u00e2ge ou les confessions morbides d\u2019un p\u00e9cheur moderne. C\u2019\u00e9tait un livre empoisonn\u00e9. De lourdes vapeurs d\u2019encens se d\u00e9gageaient de ses pages, obscurcissant le cerveau. La simple cadence des phrases, l\u2019\u00e9trange monotonie de leur musique toute pleine de refrains compliqu\u00e9s et de mouvements savamment r\u00e9p\u00e9t\u00e9s, \u00e9voquaient dans l\u2019esprit du jeune homme, \u00e0 mesure que les chapitres se succ\u00e9daient, une sorte de r\u00eaverie, un songe maladif, le rendant inconscient de la chute du jour et de l\u2019envahissement des ombres. Un ciel vert-de-gris\u00e9 sans nuages, piqu\u00e9 d\u2019une \u00e9toile solitaire, \u00e9clairait les fen\u00eatres. Il lut \u00e0 cette bl\u00eame lumi\u00e8re tant qu\u2019il lui fut possible de lire. Enfin, apr\u00e8s que son domestique lui eut plusieurs fois rappel\u00e9 l\u2019heure tardive, il se leva, alla dans la chambre voisine d\u00e9poser le livre sur la petite table florentine qu\u2019il avait toujours pr\u00e8s de son lit, et s\u2019habilla pour d\u00eener. Il \u00e9tait pr\u00e8s de neuf heures lorsqu\u2019il arriva au club, o\u00f9 il trouva lord Henry assis tout seul, dans le salon, paraissant tr\u00e8s ennuy\u00e9. \u2013 J\u2019en suis bien f\u00e2ch\u00e9, Harry !", "lui cria-t-il, mais c\u2019est enti\u00e8rement de votre faute. Le livre que vous m\u2019avez envoy\u00e9 m\u2019a tellement int\u00e9ress\u00e9 que j\u2019en ai oubli\u00e9 l\u2019heure. \u2013 Oui, je pensais qu\u2019il vous aurait plu, r\u00e9pliqua son h\u00f4te en se levant. \u2013 Je ne dis pas qu\u2019il m\u2019a plu, je dis qu\u2019il m\u2019a int\u00e9ress\u00e9, il y a une grande diff\u00e9rence. \u2013 Ah ! vous avez d\u00e9couvert cela ! murmura lord Henry. Et ils pass\u00e8rent dans la salle \u00e0 manger. Chapitre 11 Pendant des ann\u00e9es, Dorian Gray ne put se lib\u00e9rer de l\u2019influence de ce livre ; il serait peut-\u00eatre plus juste de dire qu\u2019il ne songea jamais \u00e0 s\u2019en lib\u00e9rer. Il avait fait venir de Paris neuf exemplaires \u00e0 grande marge de la premi\u00e8re \u00e9dition, et les avait fait relier de diff\u00e9rentes couleurs, en sorte qu\u2019ils pussent concorder avec ses humeurs vari\u00e9es et les fantaisies changeantes de son caract\u00e8re, sur lequel, il semblait, par moments, avoir perdu tout contr\u00f4le. Le h\u00e9ros du livre, le jeune et prodigieux Parisien, en qui les influences romanesques et scientifiques s\u2019\u00e9taient si \u00e9trangement confondues, lui devint une sorte de pr\u00e9figuration de lui-m\u00eame ; et \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, ce livre lui semblait \u00eatre l\u2019histoire de sa propre vie, \u00e9crite avant qu\u2019il ne l\u2019e\u00fbt v\u00e9cue. \u00c0 un certain point de vue, il \u00e9tait plus fortun\u00e9 que le fantastique h\u00e9ros du roman.", "Il ne connut jamais \u2013 et jamais n\u2019eut aucune raison de conna\u00eetre \u2013 cette ind\u00e9finissable et grotesque horreur des miroirs, des surfaces de m\u00e9tal polies, des eaux tranquilles, qui survint de si bonne heure dans la vie du jeune Parisien \u00e0 la suite du d\u00e9clin pr\u00e9matur\u00e9 d\u2019une beaut\u00e9 qui avait \u00e9t\u00e9, jadis, si remarquable\u2026 C\u2019\u00e9tait presque avec une joie cruelle \u2013 la cruaut\u00e9 ne trouve-t-elle sa place dans toute joie comme en tout plaisir ? \u2013 qu\u2019il lisait la derni\u00e8re partie du volume, avec sa r\u00e9ellement tragique et quelque peu emphatique analyse de la tristesse et du d\u00e9sespoir de celui qui perd, lui-m\u00eame, ce que dans les autres et dans le monde, il a le plus ch\u00e8rement appr\u00e9ci\u00e9. Car la merveilleuse beaut\u00e9 qui avait tant fascin\u00e9 Basil Hallward, et bien d\u2019autres avec lui, ne sembla jamais l\u2019abandonner. M\u00eame ceux qui avaient entendu sur lui les plus insolites racontars, et quoique, de temps \u00e0 autres, d\u2019\u00e9tranges rumeurs sur son mode d\u2019existence courussent dans Londres, devenant le potin des clubs, ne pouvaient croire \u00e0 son d\u00e9shonneur quand ils le voyaient.", "Il avait toujours l\u2019apparence d\u2019un \u00eatre que le monde n\u2019aurait souill\u00e9. Les hommes qui parlaient grossi\u00e8rement entre eux, faisaient silence quand ils l\u2019apercevaient. Il y avait quelque chose dans la puret\u00e9 de sa face qui les faisait se taire. Sa simple pr\u00e9sence semblait leur rappeler la m\u00e9moire de l\u2019innocence qu\u2019ils avaient ternie. Ils s\u2019\u00e9merveillaient de ce qu\u2019un \u00eatre aussi gracieux et charmant, e\u00fbt pu \u00e9chapper \u00e0 la tare d\u2019une \u00e9poque \u00e0 la fois aussi sordide et aussi sensuelle. Souvent, en revenant \u00e0 la maison d\u2019une de ses absences myst\u00e9rieuses et prolong\u00e9es qui donneront naissance \u00e0 tant de conjectures parmi ceux qui \u00e9taient ses amis, ou qui pensaient l\u2019\u00eatre, il montait \u00e0 pas de loup l\u00e0-haut, \u00e0 la chambre ferm\u00e9e, en ouvrait la porte avec une clef qui ne le quittait jamais, et l\u00e0, un miroir \u00e0 la main, en face du tableau de Basil Hallward, il confrontait la face devenue vieillissante et mauvaise, peinte sur la toile avec sa propre face qui lui riait dans la glace\u2026 L\u2019acuit\u00e9 du contraste augmentait son plaisir.", "Il devint de plus en plus \u00e9namour\u00e9 de sa propre beaut\u00e9, de plus en plus int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 la d\u00e9liquescence de son \u00e2me. Il examinait avec un soin minutieux, et parfois, avec de terribles et monstrueuses d\u00e9lices, les stigmates hideux qui d\u00e9shonoraient ce front rid\u00e9 ou se tordaient autour de la bouche \u00e9paisse et sensuelle, se demandant quels \u00e9taient les plus horribles, des signes du p\u00e9ch\u00e9 ou des marques de l\u2019\u00e2ge\u2026 Il pla\u00e7ait ses blanches mains \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des mains rudes et bouffies de la peinture, et souriait\u2026 Il se moquait du corps se d\u00e9formant et des membres las. Des fois, cependant, le soir, reposant \u00e9veill\u00e9 dans sa chambre impr\u00e9gn\u00e9e de d\u00e9licats parfums, ou dans la mansarde sordide de la petite taverne mal fam\u00e9e situ\u00e9e pr\u00e8s des Docks, qu\u2019il avait accoutum\u00e9 de fr\u00e9quenter, d\u00e9guis\u00e9 et sous un faux nom, il pensait \u00e0 la ruine qu\u2019il attirait sur son \u00e2me, avec un d\u00e9sespoir d\u2019autant plus poignant qu\u2019il \u00e9tait purement \u00e9go\u00efste. Mais rares \u00e9taient ces moments. Cette curiosit\u00e9 de la vie que lord Henry avait insuffl\u00e9e le premier en lui, alors qu\u2019ils \u00e9taient assis dans le jardin du peintre leur ami, semblait cro\u00eetre avec volupt\u00e9.", "Plus il connaissait, plus il voulait conna\u00eetre. Il avait des app\u00e9tits d\u00e9vorants, qui devenaient plus insatiables \u00e0 mesure qu\u2019il les satisfaisait. Cependant, il n\u2019abandonnait pas toutes relations avec le monde. Une fois ou deux par mois durant l\u2019hiver, et chaque mercredi soir pendant la saison, il ouvrait aux invit\u00e9s sa maison splendide et avait les plus c\u00e9l\u00e8bres musiciens du moment pour charmer ses h\u00f4tes des merveilles de leur art. Ses petits d\u00eeners, dans la composition desquels lord Henry l\u2019assistait, \u00e9taient remarqu\u00e9s, autant pour la s\u00e9lection soigneuse et le rang de ceux qui y \u00e9taient invit\u00e9s, que pour le go\u00fbt exquis montr\u00e9 dans la d\u00e9coration de la table, avec ses subtils arrangements symphoniques de fleurs exotiques, ses nappes brod\u00e9es, sa vaisselle antique d\u2019argent et d\u2019or. Il y en avait beaucoup, parmi les jeunes gens, qui virent ou crurent voir dans Dorian Gray, la vraie r\u00e9alisation du type qu\u2019ils avaient souvent r\u00eav\u00e9 jadis \u00e0 Eton ou \u00e0 Oxford, le type combinant quelque chose de la culture r\u00e9elle de l\u2019\u00e9tudiant avec la gr\u00e2ce, la distinction ou les mani\u00e8res parfaites d\u2019un homme du monde.", "Il leur semblait \u00eatre de ceux dont parle le Dante, de ceux qui cherchent \u00e0 se rendre \u00ab parfaits par le culte de la Beaut\u00e9 \u00bb. Comme Gautier, il \u00e9tait \u00ab celui pour qui le monde visible existe \u00bb \u2026 Et certainement, la Vie lui \u00e9tait le premier, le plus grand des arts, celui dont tous les autres ne paraissent que la pr\u00e9paration. La mode, par quoi ce qui est r\u00e9ellement fantastique devient un instant universel, et le Dandysme, qui, \u00e0 sa mani\u00e8re, est une tentative proclamant la modernit\u00e9 absolue de la Beaut\u00e9, avaient, naturellement, retenu son attention. Sa fa\u00e7on de s\u2019habiller, les mani\u00e8res particuli\u00e8res que, de temps \u00e0 autre, il affectait, avaient une influence marqu\u00e9e sur les jeunes mondains des bals de Mayfair ou des fen\u00eatres de clubs de Pall Mail, qui le copiaient en toutes choses, et s\u2019essayaient \u00e0 reproduire le charme accidentel de sa gr\u00e2ce ; cela lui paraissait d\u2019ailleurs secondaire et niais. Car, bien qu\u2019il f\u00fbt pr\u00eat \u00e0 accepter la position qui lui \u00e9tait offerte \u00e0 son entr\u00e9e dans la vie, et qu\u2019il trouv\u00e2t, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, un plaisir curieux \u00e0 la pens\u00e9e qu\u2019il pouvait devenir pour le Londres de nos jours, ce que dans l\u2019imp\u00e9riale Rome de N\u00e9ron, l\u2019auteur du Satyricon avait \u00e9t\u00e9, encore, au fond de son c\u0153ur, d\u00e9sirait-il \u00eatre plus qu\u2019un simple Arbiter Elegantiarum, consult\u00e9 sur le port d\u2019un bijou, le n\u0153ud d\u2019une cravate ou le maniement d\u2019une canne. Il cherchait \u00e0 \u00e9laborer quelque nouveau sch\u00e9ma de vie qui aurait sa philosophie raisonn\u00e9e, ses principes ordonn\u00e9s, et trouverait dans la spiritualisation des sens, sa plus haute r\u00e9alisation. Le culte des sens a, souvent, et avec beaucoup de justice, \u00e9t\u00e9 d\u00e9cri\u00e9, les hommes se sentant instinctivement terrifi\u00e9s devant les passions et les sensations qui semblent plus fortes qu\u2019eux, et qu\u2019ils ont conscience d\u2019affronter avec des formes d\u2019existence moins hautement organis\u00e9es. Mais il semblait \u00e0 Dorian Gray que la vraie nature des sens n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 comprise, que les hommes \u00e9taient rest\u00e9s brutes et sauvages parce que le monde avait cherch\u00e9 \u00e0 les affamer par la soumission ou les an\u00e9antir par la douleur, au lieu d\u2019aspirer \u00e0 les faire des \u00e9l\u00e9ments d\u2019une nouvelle spiritualit\u00e9, dont un instinct subtil de Beaut\u00e9 \u00e9tait la dominante caract\u00e9ristique.", "Comme il se figurait l\u2019homme se mouvant dans l\u2019histoire, il fut hant\u00e9 par un sentiment de d\u00e9faite\u2026 Tant avaient \u00e9t\u00e9 vaincus et pour un but si mesquin. Il y avait eu des d\u00e9fections volontaires et folles, des formes monstrueuses de torture par soi-m\u00eame et de renoncement, dont l\u2019origine \u00e9tait la peur, et dont le r\u00e9sultat avait \u00e9t\u00e9 une d\u00e9gradation infiniment plus terrible que cette d\u00e9gradation imaginaire, qu\u2019ils avaient, en leur ignorance, cherch\u00e9 \u00e0 \u00e9viter, la Nature, dans son ironie merveilleuse, faisant se nourrir l\u2019anachor\u00e8te avec les animaux du d\u00e9sert, et donnant \u00e0 l\u2019ermite les b\u00eates de la plaine pour compagnons. Certes, il pouvait y avoir, comme lord Harry l\u2019avait proph\u00e9tis\u00e9, un nouvel H\u00e9donisme qui recr\u00e9erait la vie, et la tirerait de ce grossier et d\u00e9plaisant puritanisme revivant de nos jours. Ce serait l\u2019affaire de l\u2019intellectualit\u00e9, certainement ; il ne devait \u00eatre accept\u00e9 aucune th\u00e9orie, aucun syst\u00e8me impliquant le sacrifice d\u2019un mode d\u2019exp\u00e9rience passionnelle. Son but, vraiment, \u00e9tait l\u2019exp\u00e9rience m\u00eame, et non les fruits de l\u2019exp\u00e9rience quels qu\u2019ils fussent, doux ou amers.", "Il ne devait pas plus \u00eatre tenu compte de l\u2019asc\u00e9tisme qui am\u00e8ne la mort des sens que du d\u00e9r\u00e8glement vulgaire qui les \u00e9mousse ; mais il fallait apprendre \u00e0 l\u2019homme \u00e0 concentrer sa volont\u00e9 sur les instants d\u2019une vie qui n\u2019est elle-m\u00eame qu\u2019un instant. Il est peu d\u2019entre nous qui ne se soient quelquefois \u00e9veill\u00e9s avant l\u2019aube, ou bien apr\u00e8s l\u2019une de ces nuits sans r\u00eaves qui nous rendent presque amoureux de la mort, ou apr\u00e8s une de ces nuits d\u2019horreur et de joie informe, alors qu\u2019\u00e0 travers les cellules du cerveau se glissent des fant\u00f4mes plus terribles que la r\u00e9alit\u00e9 elle-m\u00eame, anim\u00e9s de cette vie ardente propre \u00e0 tous les grotesques, et qui pr\u00eate \u00e0 l\u2019art gothique son endurante vitalit\u00e9, cet art \u00e9tant, on peut croire, sp\u00e9cialement l\u2019art de ceux dont l\u2019esprit a \u00e9t\u00e9 troubl\u00e9 par la maladie de la r\u00eaverie\u2026 Graduellement, des doigts blancs rampent par les rideaux qui semblent trembler\u2026 Sous de t\u00e9n\u00e9breuses formes fantastiques, des ombres muettes se dissimulent dans les coins de la chambre et s\u2019y tapissent\u2026 Au dehors, c\u2019est l\u2019\u00e9veil des oiseaux parmi les feuilles, le pas des ouvriers se rendant au travail, ou les soupirs et les sanglots du vent soufflant des collines, errant autour de la maison silencieuse, comme s\u2019il craignait d\u2019en \u00e9veiller les dormeurs, qui auraient alors \u00e0 rappeler le sommeil de sa cave de pourpre. Des voiles et des voiles de fine gaze sombre se l\u00e8vent, et par degr\u00e9s, les choses r\u00e9cup\u00e8rent leurs formes et leurs couleurs, et nous guettons l\u2019aurore refaisant \u00e0 nouveau le monde. Les miroirs bl\u00eames retrouvent leur vie mimique.", "Les bougies \u00e9teintes sont o\u00f9 nous les avons laiss\u00e9es, et \u00e0 c\u00f4t\u00e9, g\u00eet le livre \u00e0 demi-coup\u00e9 que nous lisions, ou la fleur mont\u00e9e que nous portions au bal, ou la lettre que nous avions peur de lire ou que nous avons lue trop souvent\u2026 Rien ne nous semble chang\u00e9. Hors des ombres irr\u00e9elles de la nuit, resurgit la vie r\u00e9elle que nous conn\u00fbmes. Il nous faut nous souvenir o\u00f9 nous la laiss\u00e2mes ; et alors s\u2019empare de nous un terrible sentiment de la continuit\u00e9 n\u00e9cessaire de l\u2019\u00e9nergie dans quelque cercle fastidieux d\u2019habitudes st\u00e9r\u00e9otyp\u00e9es, ou un sauvage d\u00e9sir, peut-\u00eatre, que nos paupi\u00e8res s\u2019ouvrent quelque matin sur un monde qui aurait \u00e9t\u00e9 refait \u00e0 nouveau dans les t\u00e9n\u00e8bres pour notre plaisir, un monde dans lequel les choses auraient de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, qui serait chang\u00e9, qui aurait d\u2019autres secrets, un monde dans lequel le pass\u00e9 aurait peu ou point de place, aucune survivance, m\u00eame sous forme consciente d\u2019obligation ou de regret, la remembrance m\u00eame des joies ayant son amertume, et la m\u00e9moire des plaisirs, ses douleurs. C\u2019\u00e9tait la cr\u00e9ation de pareils mondes qui semblait \u00e0 Dorian Gray, l\u2019un des seuls, le seul objet m\u00eame de la vie ; dans sa course aux sensations, ce serait nouveau et d\u00e9licieux, et poss\u00e9derait cet \u00e9l\u00e9ment d\u2019\u00e9tranget\u00e9 si essentiel au roman ; il adapterait certains modes de pens\u00e9e qu\u2019il savait \u00e9trangers \u00e0 sa nature, s\u2019abandonnerait \u00e0 leurs captieuses influences, et ayant, de cette fa\u00e7on, saisi leurs couleurs et satisfait sa curiosit\u00e9 intellectuelle, les laisserait avec cette sceptique indiff\u00e9rence qui n\u2019est pas incompatible avec une r\u00e9elle ardeur de temp\u00e9rament et qui en est m\u00eame, suivant certains psychologistes modernes, une n\u00e9cessaire condition. Le bruit courut quelque temps qu\u2019il allait embrasser la communion catholique romaine ; et certainement le rituel romain avait toujours eu pour lui un grand attrait.", "Le Sacrifice quotidien, plus terriblement r\u00e9el que tous les sacrifices du monde antique, l\u2019attirait autant par son superbe d\u00e9dain de l\u2019\u00e9vidence des sens, que par la simplicit\u00e9 primitive de ses \u00e9l\u00e9ments et l\u2019\u00e9ternel path\u00e9tique de la Trag\u00e9die humaine qu\u2019il cherche \u00e0 symboliser. Il aimait \u00e0 s\u2019agenouiller sur les froids pav\u00e9s de marbre, et \u00e0 contempler le pr\u00eatre, dans sa rigide dalmatique fleurie, \u00e9cartant lentement avec ses blanches mains le voile du tabernacle, ou \u00e9levant l\u2019ostensoir serti de joyaux, contenant la p\u00e2le hostie qu\u2019on croirait parfois \u00eatre, en v\u00e9rit\u00e9, le panis c\u0153testis, le pain des anges, ou, rev\u00eatu des attributs de la Passion du Christ, brisant l\u2019hostie dans le calice et frappant sa poitrine pour ses p\u00e9ch\u00e9s. Les encensoirs fumants, que des enfants v\u00eatus de dentelles et d\u2019\u00e9carlate balan\u00e7aient gravement dans l\u2019air, comme de grandes fleurs d\u2019or, le s\u00e9duisaient infiniment. En s\u2019en allant, il s\u2019\u00e9tonnait devant les confessionnaux obscurs, et s\u2019attardait dans l\u2019ombre de l\u2019un d\u2019eux, \u00e9coutant les hommes et les femmes souffler \u00e0 travers la grille us\u00e9e l\u2019histoire v\u00e9ritable de leur vie. Mais il ne tomba jamais dans l\u2019erreur d\u2019arr\u00eater son d\u00e9veloppement intellectuel par l\u2019acceptation formelle d\u2019une croyance ou d\u2019un syst\u00e8me, et ne prit point pour demeure d\u00e9finitive, une auberge tout juste convenable au s\u00e9jour d\u2019une nuit ou de quelques heures d\u2019une nuit sans \u00e9toiles et sans lune. Le mysticisme, avec le merveilleux pouvoir qui est en lui de parer d\u2019\u00e9tranget\u00e9 les choses vulgaires, et l\u2019antinomie subtile qui semble toujours l\u2019accompagner, l\u2019\u00e9mut pour un temps\u2026 Pour un temps aussi, il inclina vers les doctrines mat\u00e9rialistes du darwinisme allemand, et trouva un curieux plaisir \u00e0 placer les pens\u00e9es et les passions des hommes dans quelque cellule perl\u00e9e du cerveau, ou dans quelque nerf blanc du corps, se complaisant \u00e0 la conception de la d\u00e9pendance absolue de l\u2019esprit \u00e0 certaines conditions physiques, morbides ou sanitaires, normales ou malades. Mais, comme il a \u00e9t\u00e9 dit d\u00e9j\u00e0, aucune th\u00e9orie sur la vie ne lui sembla avoir d\u2019importance compar\u00e9e \u00e0 la Vie elle-m\u00eame.", "Il e\u00fbt profond\u00e9ment conscience de la st\u00e9rilit\u00e9 de la sp\u00e9culation intellectuelle quand on la s\u00e9pare de l\u2019action et de l\u2019exp\u00e9rience. Il per\u00e7ut que les sens, non moins que l\u2019\u00e2me, avaient aussi leurs myst\u00e8res spirituels et r\u00e9v\u00e9l\u00e9s. Il se mit \u00e0 \u00e9tudier les parfums, et les secrets de leur confection, distillant lui-m\u00eame des huiles puissamment parfum\u00e9es, ou br\u00fblant d\u2019odorantes gommes venant de l\u2019Orient. Il comprit qu\u2019il n\u2019y avait point de disposition d\u2019esprit qui ne trouva sa contrepartie dans la vie sensorielle, et essaya de d\u00e9couvrir leurs relations v\u00e9ritables ; ainsi l\u2019encens lui sembla l\u2019odeur des mystiques et l\u2019ambre gris, celle des passionn\u00e9s ; la violette \u00e9voque la m\u00e9moire des amours d\u00e9funtes, le musc rend d\u00e9ment et le champagne pervertit l\u2019imagination. Il tenta souvent d\u2019\u00e9tablir une psychologie des parfums, et d\u2019estimer les diverses influences des racines douces-odorantes, des fleurs charg\u00e9es de pollen parfum\u00e9, des baumes aromatiques, des bois de senteur sombres, du nard indien qui rend malade, de l\u2019hovenia qui affole les hommes, et de l\u2019alo\u00e8s dont il est dit qu\u2019il chasse la m\u00e9lancolie de l\u2019\u00e2me. D\u2019autres fois, il se d\u00e9vouait enti\u00e8rement \u00e0 la musique et dans une longue chambre treilliss\u00e9e, au plafond de vermillon et d\u2019or, aux murs de laque vert olive, il donnait d\u2019\u00e9tranges concerts o\u00f9 de folles gipsies tiraient une ardente musique de petites cithares, o\u00f9 de graves Tunisiens aux tartans jaunes arrachaient des sons aux cordes tendues de monstrueux luths, pendant que des n\u00e8gres ricaneurs battaient avec monotonie sur des tambours de cuivre, et qu\u2019accroupis sur des nattes \u00e9carlates, de minces Indiens coiff\u00e9s de turbans soufflaient dans de longues pipes de roseau ou d\u2019airain, en charmant, ou feignant de charmer, d\u2019\u00e9normes serpents \u00e0 capuchon ou d\u2019horribles vip\u00e8res cornues. Les \u00e2pres intervalles et les discords aigus de cette musique barbare le r\u00e9veillaient quand la gr\u00e2ce de Schubert, les tristesses belles de Chopin et les c\u00e9lestes harmonies de Beethoven ne pouvaient l\u2019\u00e9mouvoir. Il recueillit de tous les coins du monde les plus \u00e9tranges instruments qu\u2019il fut possible de trouver, m\u00eame dans les tombes des peuples morts ou parmi les quelques tribus sauvages qui ont surv\u00e9cu \u00e0 la civilisation de l\u2019Ouest, et il aimait \u00e0 les toucher, \u00e0 les essayer. Il poss\u00e9dait le myst\u00e9rieux juruparis des Indiens du Rio Negro qu\u2019il n\u2019est pas permis aux femmes de voir, et que ne peuvent m\u00eame contempler les jeunes gens que lorsqu\u2019ils ont \u00e9t\u00e9 soumis au je\u00fbne et \u00e0 la flagellation, les jarres de terre des P\u00e9ruviens dont on tire des sons pareils \u00e0 des cris per\u00e7ants d\u2019oiseaux, les fl\u00fbtes faites d\u2019ossements humains pareilles \u00e0 celles qu\u2019Alfonso de Olvalle entendit au Chili, et les verts jaspes sonores que l\u2019on trouve pr\u00e8s de Cuzco et qui donnent une note de douceur singuli\u00e8re. Il avait des gourdes peintes remplies de cailloux, qui r\u00e9sonnaient quand on les secouait, le long clarin des Mexicains dans lequel un musicien ne doit pas souffler, mais en aspirer l\u2019air, le ture rude des tribus de l\u2019Amazone, dont sonnent les sentinelles perch\u00e9es tout le jour dans de hauts arbres et que l\u2019on peut entendre, dit-on, \u00e0 trois lieues de distance ; le teponaztli aux deux langues vibrantes de bois, que l\u2019on bat avec des joncs enduits d\u2019une gomme \u00e9lastique obtenu du suc laiteux des plantes ; des cloches d\u2019Ast\u00e8ques, dites yolt, r\u00e9unies en grappes, et un gros tambour cylindrique, couvert de peaux de grands serpents semblables \u00e0 celui que vit Bernal Diaz quand il entra avec Cortez dans le temple mexicain, et dont il nous a laiss\u00e9 du son douloureux une si \u00e9clatante description. Le caract\u00e8re fantastique de ces instruments le charmait, et il \u00e9prouva un \u00e9trange bonheur \u00e0 penser que l\u2019art comme la nature, avait ses monstres, choses de formes bestiales aux voix hideuses. Cependant, au bout de quelque temps, ils l\u2019ennuy\u00e8rent, et il allait dans sa loge \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, seul ou avec lord Henry, \u00e9couter, extasi\u00e9 de bonheur, le Tannhauser, voyant dans l\u2019ouverture du chef-d\u2019\u0153uvre comme le pr\u00e9lude de la trag\u00e9die de sa propre \u00e2me. La fantaisie des joyaux le prit, et il apparut un jour dans un bal d\u00e9guis\u00e9 en Anne de Joyeuse, amiral de France, portant un costume couvert de cinq cent soixante perles.", "Ce go\u00fbt l\u2019obs\u00e9da pendant des ann\u00e9es, et l\u2019on peut croire qu\u2019il ne le quitta jamais. Il passait souvent des journ\u00e9es enti\u00e8res, rangeant et d\u00e9rangeant dans leurs bo\u00eetes les pierres vari\u00e9es qu\u2019il avait r\u00e9unies, par exemple, le chrysob\u00e9ryl vert olive qui devient rouge \u00e0 la lumi\u00e8re de la lampe, le cymophane aux fils d\u2019argent, le p\u00e9ridot couleur pistache, les topazes ros\u00e9s et jaunes, les escarboucles d\u2019un fougueux \u00e9carlate aux \u00e9toiles tremblantes de quatre rais, les pierres de cinnamome d\u2019un rouge de flamme, les spinelles oranges et violac\u00e9es et les am\u00e9thystes aux couches altern\u00e9es de rubis et de saphir. Il aimait l\u2019or rouge de la pierre solaire, la blancheur perl\u00e9e de la pierre de lune, et l\u2019arc-en-ciel bris\u00e9 de l\u2019opale laiteuse. Il fit venir d\u2019Amsterdam trois \u00e9meraudes d\u2019extraordinaire grandeur et d\u2019une richesse incomparable de couleur, et il eut une turquoise de la vieille roche qui fit l\u2019envie de tous les connaisseurs. Il d\u00e9couvrit aussi de merveilleuses histoires de pierreries\u2026 Dans la \u00ab Cl\u00e9ricalis Disciplina \u00bb d\u2019Alphonse, il est parl\u00e9 d\u2019un serpent qui avait des yeux en vraie hyacinthe, et dans l\u2019histoire romanesque d\u2019Alexandro, il est dit que le conqu\u00e9rant d\u2019Emathia trouva dans la vall\u00e9e du Jourdain des serpents \u00ab portant sur leurs dos des colliers d\u2019\u00e9meraude \u00bb. Philostrate raconte qu\u2019il y avait une gemme dans la cervelle d\u2019un dragon qui faisait que \u00ab par l\u2019exhibition de lettres d\u2019or et d\u2019une robe de pourpre \u00bb on pouvait endormir le monstre et le tuer. Selon le grand alchimiste, Pierre de Boniface, le diamant rendait un homme invisible, et l\u2019agate des Indes le faisait \u00e9loquent.", "La cornaline apaisait la col\u00e8re, l\u2019hyacinthe provoquait le sommeil et l\u2019am\u00e9thyste chassait les fum\u00e9es de l\u2019ivresse. Le grenat mettait en fuite les d\u00e9mons et l\u2019hydropicus faisait changer la lune de couleur. La s\u00e9l\u00e9nite croissait et d\u00e9clinait de couleur avec la lune, et le meloceus, qui fait d\u00e9couvrir les voleurs, ne pouvait \u00eatre terni que par le sang d\u2019un chevreau. L\u00e9onardus Camillus a vu une blanche pierre prise dans la cervelle d\u2019un crapaud nouvellement tu\u00e9, qui \u00e9tait un antidote certain contre les poisons ; le bezoard que l\u2019on trouvait dans le c\u0153ur d\u2019une antilope \u00e9tait un charme contre la peste ; selon Democritus, les aspilates que l\u2019on d\u00e9couvrait dans les nids des oiseaux d\u2019Arabie, gardaient leurs porteurs de tout danger venant du feu. Le roi de Ceylan allait \u00e0 cheval par la ville avec un gros rubis dans sa main, pour la c\u00e9r\u00e9monie de son couronnement. Les portes du palais de Jean-le-Pr\u00eatre \u00e9taient faites de sardoines, au milieu desquelles \u00e9tait incrust\u00e9e la corne d\u2019une vip\u00e8re cornue, ce qui faisait que nul homme portant du poison ne pouvait entrer.", "Au fronton, l\u2019on voyait deux pommes d\u2019or dans lesquelles \u00e9taient ench\u00e2ss\u00e9es deux escarboucles de sorte que l\u2019or luisait dans le jour et que les escarboucles \u00e9clairaient la nuit. Dans l\u2019\u00e9trange roman de Lodge \u00ab Une perle d\u2019Am\u00e9rique \u00bb il est \u00e9crit que dans la chambre de la reine, on pouvait voir \u00ab toutes les chastes femmes du monde, v\u00eatues d\u2019argent, regardant \u00e0 travers de beaux miroirs de chrysolithes, d\u2019escarboucles, de saphirs et d\u2019\u00e9meraudes vertes \u00bb. Marco Polo a vu les habitants du Zipango placer des perles roses dans la bouche des morts. Un monstre marin s\u2019\u00e9tait \u00e9namour\u00e9 de la perle qu\u2019un plongeur rapportait au roi Perozes, avait tu\u00e9 le voleur, et pleur\u00e9 sept lunes sur la perte du joyau. Quand les Huns attir\u00e8rent le roi dans une grande fosse, il s\u2019envola, Procope nous raconte, et il ne fut jamais retrouv\u00e9 bien que l\u2019empereur Anastasius eut offert cinq cent tonnes de pi\u00e8ces d\u2019or \u00e0 qui le d\u00e9couvrirait\u2026 Le roi de Malabar montra \u00e0 un certain V\u00e9nitien un rosaire de trois cent quatre perles, une pour chaque dieu qu\u2019il adorait. Quand le duc de Valentinois, fils d\u2019Alexandre VI, fit visite \u00e0 Louis XII de France, son cheval \u00e9tait bard\u00e9 de feuilles d\u2019or, si l\u2019on en croit Brant\u00f4me, et son chapeau portait un double rang de rubis qui r\u00e9pandaient une \u00e9clatante lumi\u00e8re.", "Charles d\u2019Angleterre montait \u00e0 cheval avec des \u00e9triers sertis de quatre cent vingt et un diamants. Richard II avait un costume, \u00e9valu\u00e9 \u00e0 trente mille marks, couvert de rubis balais. Hall d\u00e9crit Henry VIII allant \u00e0 la Tour avant son couronnement, comme portant \u00ab un pourpoint rehauss\u00e9 d\u2019or, le plastron brod\u00e9 de diamants et autres riches pierreries, et autour du cou, un grand baudrier enrichi d\u2019\u00e9normes balais \u00bb. Les favoris de Jacques Ier portaient des boucles d\u2019oreilles d\u2019\u00e9meraudes retenues par des filigranes d\u2019or. \u00c9douard II donna \u00e0 Piers Gaveston une armure d\u2019or rouge sem\u00e9e d\u2019hyacinthes, un collier de roses d\u2019or serti de turquoises et un heaume emperl\u00e9\u2026 Henry II portait des gants enrichis de pierreries montant jusqu\u2019au coude et avait un gant de fauconnerie cousu de vingt rubis et de cinquante-deux perles. Le chapeau ducal de Charles le T\u00e9m\u00e9raire, dernier duc de Bourgogne, \u00e9tait charg\u00e9 de perles piriformes et sem\u00e9 de saphirs. Quelle exquise vie que celle de jadis !", "Quelle magnificence dans la pompe et la d\u00e9coration ! Cela semblait encore merveilleux \u00e0 lire, ces fastes luxueux des temps abolis ! Puis il tourna son attention vers les broderies, les tapisseries, qui tenaient lieu de fresques dans les salles glac\u00e9es des nations du Nord. Comme il s\u2019absorbait dans ce sujet \u2013 il avait toujours eu une extraordinaire facult\u00e9 d\u2019absorber totalement son esprit dans quoi qu\u2019il entrepr\u00eet \u2013 il s\u2019assombrit \u00e0 la pens\u00e9e de la ruine que le temps apportait sur les belles et prestigieuses choses. Lui, toutefois, y avait \u00e9chapp\u00e9\u2026 Les \u00e9t\u00e9s succ\u00e9daient aux \u00e9t\u00e9s, et les jonquilles jaunes avaient fleuri et \u00e9taient mortes bien des fois, et des nuits d\u2019horreur r\u00e9p\u00e9taient l\u2019histoire de leur honte, et lui n\u2019avait pas chang\u00e9 !\u2026 Nul hiver n\u2019ab\u00eema sa face, ne ternit sa puret\u00e9 florale. Quelle diff\u00e9rence avec les choses mat\u00e9rielles ! O\u00f9 \u00e9taient-elles maintenant ? O\u00f9 \u00e9tait la belle robe couleur de crocus, pour laquelle les dieux avaient combattu les g\u00e9ants, que de brunes filles avaient tiss\u00e9 pour le plaisir d\u2019Ath\u00e9n\u00e9e ?\u2026 O\u00f9, l\u2019\u00e9norme velarium que N\u00e9ron avait tendu devant le Colis\u00e9e de Rome, cette voile titanesque de pourpre sur laquelle \u00e9taient repr\u00e9sent\u00e9s les cieux \u00e9toil\u00e9s et Apollon conduisant son quadrige de blancs coursiers aux r\u00eanes d\u2019or ?\u2026 Il s\u2019attardait \u00e0 regarder les curieuses nappes apport\u00e9es pour le Pr\u00eatre du Soleil, sur lesquelles \u00e9taient d\u00e9pos\u00e9es toutes les friandises et les viandes dont on avait besoin pour les f\u00eates, le drap mortuaire du roi Chilp\u00e9ric brod\u00e9 de trois cents abeilles d\u2019or, les robes fantastiques qui excit\u00e8rent l\u2019indignation de l\u2019\u00e9v\u00eaque de Pont, o\u00f9 \u00e9taient repr\u00e9sent\u00e9s \u00ab des lions, des panth\u00e8res, des ours, des dogues, des for\u00eats, des rochers, des chasseurs, en un mot tout ce qu\u2019un peintre peut copier dans la nature \u00bb et le costume port\u00e9 une fois par Charles d\u2019Orl\u00e9ans dont les manches \u00e9taient adorn\u00e9es des vers d\u2019une chanson commen\u00e7ant par : Madame, je suis tout joyeux\u2026 L\u2019accompagnement musical des paroles \u00e9tait tiss\u00e9 en fils d\u2019or, et chaque note ayant la forme carr\u00e9e du temps, \u00e9tait faite de quatre perles\u2026 Il lut la description de l\u2019ameublement de la chambre qui fut pr\u00e9par\u00e9e \u00e0 Reims pour la Reine Jeanne de Bourgogne ; elle \u00e9tait d\u00e9cor\u00e9e de treize cent vingt et un perroquets brod\u00e9s et blasonn\u00e9s aux armes du Roi, en plus de cinq cent soixante et un papillons dont les ailes portaient les armes de la reine, le tout d\u2019or. Catherine de M\u00e9dicis avait un lit de deuil fait pour elle de noir velours parsem\u00e9 de croissants de lune et de soleils.", "Les rideaux en \u00e9taient de damas ; sur leur champ or et argent \u00e9taient brod\u00e9s des couronnes de verdure et des guirlandes, les bords frang\u00e9s de perles, et la chambre qui contenait ce lit \u00e9tait entour\u00e9e de devises d\u00e9coup\u00e9es dans un velours noir et plac\u00e9es sur un fond d\u2019argent. Louis XIV avait des cariatides v\u00eatues d\u2019or de quinze pieds de haut dans ses palais. Le lit de justice de Sobieski, roi de Pologne, \u00e9tait fait de brocard d\u2019or de Smyrne cousu de turquoises, et dessus, les vers du Koran. Ses supports \u00e9taient d\u2019argent dor\u00e9, merveilleusement travaill\u00e9, charg\u00e9s \u00e0 profusion de m\u00e9daillons \u00e9maill\u00e9s ou de pierreries. Il avait \u00e9t\u00e9 pris pr\u00e8s de Vienne dans un camp turc et l\u2019\u00e9tendard de Mahomet avait flott\u00e9 sous les ors tremblants de son dais. Pendant toute une ann\u00e9e, Dorian se passionna \u00e0 accumuler les plus d\u00e9licieux sp\u00e9cimens qu\u2019il lui fut possible de d\u00e9couvrir de l\u2019art textile et de la broderie ; il se procura les adorables mousselines de Delhi finement tiss\u00e9es de palmes d\u2019or et piqu\u00e9es d\u2019ailes iridescentes de scarab\u00e9es ; les gazes du Dekkan, que leur transparence fait appeler en Orient air tiss\u00e9, eau courante ou ros\u00e9e du soir ; d\u2019\u00e9tranges \u00e9toffes histori\u00e9es de Java ; de jaunes tapisseries chinoises savamment travaill\u00e9es ; des livres reli\u00e9s en satin fauve ou en soie d\u2019un bleu prestigieux, portant sur leurs plats des fleurs de lys, des oiseaux, des figures ; des dentelles au point de Hongrie, des brocards siciliens et de rigides velours espagnols ; des broderies g\u00e9orgiennes aux coins dor\u00e9s et des Foukousas japonais aux tons d\u2019or vert, pleins d\u2019oiseaux aux plumages multicolores et fulgurants. Il eut aussi une particuli\u00e8re passion pour les v\u00eatements eccl\u00e9siastiques, comme il en eut d\u2019ailleurs pour toute chose se rattachant au service de l\u2019\u00c9glise. Dans les longs coffres de c\u00e8dre qui bordaient la galerie ouest de sa maison, il avait recueilli de rares et merveilleux sp\u00e9cimens de ce qui est r\u00e9ellement les habillements de la \u00ab Fianc\u00e9e du Christ \u00bb qui doit se v\u00eatir de pourpre, de joyaux et de linges fins dont elle cache son corps an\u00e9mi\u00e9 par les mac\u00e9rations, us\u00e9 par les souffrances recherch\u00e9es, bless\u00e9 des plaies qu\u2019elle s\u2019infligea. Il poss\u00e9dait une chape somptueuse de soie cramoisie et d\u2019or damass\u00e9e, orn\u00e9e d\u2019un dessin courant de grenades dor\u00e9es pos\u00e9es sur des fleurs \u00e0 six p\u00e9tales cantonn\u00e9es de pommes de pin incrust\u00e9es de perles.", "Les orfrois repr\u00e9sentaient des sc\u00e8nes de la vie de la Vierge, et son Couronnement \u00e9tait brod\u00e9 au chef avec des soies de couleurs ; c\u2019\u00e9tait un ouvrage italien du XVe si\u00e8cle. Une autre chape \u00e9tait en velours vert, broch\u00e9e de feuilles d\u2019acanthe cord\u00e9es o\u00f9 se rattachaient de blanches fleurs \u00e0 longue tige ; les d\u00e9tails en \u00e9taient trait\u00e9s au fil d\u2019argent et des cristaux color\u00e9s s\u2019y rencontraient ; une t\u00eate de S\u00e9raphin y figurait, travaill\u00e9e au fil d\u2019or ; les orfrois \u00e9taient diapr\u00e9s de soies rouges et or, et parsem\u00e9s de m\u00e9daillons de plusieurs saints et martyrs, parmi lesquels Saint-S\u00e9bastien. Il avait aussi des chasubles de soie couleur d\u2019ambre, des brocards d\u2019or et de soie bleue, des damas de soie jaune, des \u00e9toffes d\u2019or, o\u00f9 \u00e9tait figur\u00e9e la Passion et la Crucifixion, brod\u00e9es de lions, de paons et d\u2019autres embl\u00e8mes ; des dalmatiques de satin blanc, et de damas de soie ros\u00e9e, d\u00e9cor\u00e9es de tulipes, de dauphins et de fleurs de lys ; des nappes d\u2019autel de velours \u00e9carlate et de lin bleu ; des corporaux, des voiles de calice, des manipules\u2026 Quelque chose aiguisait son imagination de penser aux usages mystiques \u00e0 quoi tout cela avait r\u00e9pondu. Car ces tr\u00e9sors, toutes ces choses qu\u2019il collectionnait dans son habitation ravissante, lui \u00e9taient un moyen d\u2019oubli, lui \u00e9taient une mani\u00e8re d\u2019\u00e9chapper, pour un temps, \u00e0 certaines terreurs qu\u2019il ne pouvait supporter. Sur les murs de la solitaire chambre verrouill\u00e9e o\u00f9 toute son enfance s\u2019\u00e9tait pass\u00e9e, il avait pendu de ses mains, le terrible portrait dont les traits changeants lui d\u00e9montraient la d\u00e9gradation r\u00e9elle de sa vie, et devant il avait pos\u00e9 en guise de rideau un pallium de pourpre et d\u2019or. Pendant des semaines, il ne la visitait, t\u00e2chait d\u2019oublier la hideuse chose peinte, et recouvrant sa l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 de c\u0153ur, sa joie insouciante, se replongeait passionn\u00e9ment dans l\u2019existence.", "Puis, quelque nuit, il se glissait hors de chez lui, et se rendait aux environs horribles des Blue Gate Fields, et il y restait des jours, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il en fut chass\u00e9. \u00c0 son retour, il s\u2019asseyait en face du portrait, vomissant alternativement sa reproduction et lui-m\u00eame, bien que rempli, d\u2019autres fois, de cet orgueil de l\u2019individualisme qui est une demie fascination du p\u00e9ch\u00e9, et souriant, avec un secret plaisir, \u00e0 l\u2019ombre informe portant le fardeau qui aurait d\u00fb \u00eatre sien. Au bout de quelques ann\u00e9es, il ne put rester longtemps hors d\u2019Angleterre et vendit la villa qu\u2019il partageait \u00e0 Trouville avec lord Henry, de m\u00eame que la petite maison aux murs blancs qu\u2019il poss\u00e9dait \u00e0 Alger o\u00f9 ils avaient demeur\u00e9 plus d\u2019un hiver. Il ne pouvait se faire \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre s\u00e9par\u00e9 du tableau qui avait une telle part dans sa vie, et s\u2019effrayait \u00e0 penser que pendant son absence quelqu\u2019un p\u00fbt entrer dans la chambre, malgr\u00e9 les barres qu\u2019il avait fait mettre \u00e0 la porte. Il sentait cependant que le portrait ne dirait rien \u00e0 personne, bien qu\u2019il conserv\u00e2t, sous la turpitude et la laideur des traits, une ressemblance marqu\u00e9e avec lui ; mais que pourrait-il apprendre \u00e0 celui qui le verrait ?", "Il rirait \u00e0 ceux qui tenteraient de le railler. Ce n\u2019\u00e9tait pas lui qui l\u2019avait peint, que pouvait lui faire cette vilenie et cette honte ? Le croirait-on m\u00eame s\u2019il l\u2019avouait ? Il craignait quelque chose, malgr\u00e9 tout\u2026 Parfois quand il \u00e9tait dans sa maison de Nottinghamshire, entour\u00e9 des \u00e9l\u00e9gants jeunes gens de sa classe dont il \u00e9tait le chef reconnu, \u00e9tonnant le comt\u00e9 par son luxe d\u00e9r\u00e9gl\u00e9 et l\u2019incroyable splendeur de son mode d\u2019existence, il quittait soudainement ses h\u00f4tes, et courait subitement \u00e0 la ville s\u2019assurer que la porte n\u2019avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9e et que le tableau s\u2019y trouvait encore\u2026 S\u2019il avait \u00e9t\u00e9 vol\u00e9 ? Cette pens\u00e9e le remplissait d\u2019horreur !\u2026 Le monde conna\u00eetrait alors son secret\u2026 Ne le connaissait-il point d\u00e9j\u00e0 ? Car bien qu\u2019il fascin\u00e2t la plupart des gens, beaucoup le m\u00e9prisaient. Il fut presque blackboul\u00e9 dans un club de West-End dont sa naissance et sa position sociale lui permettaient de plein droit d\u2019\u00eatre membre, et l\u2019on racontait qu\u2019une fois, introduit dans un salon du Churchill, le duc de Berwick et un autre gentilhomme se lev\u00e8rent et sortirent aussit\u00f4t d\u2019une fa\u00e7on qui fut remarqu\u00e9e.", "De singuli\u00e8res histoires coururent sur son compte alors qu\u2019il e\u00fbt pass\u00e9 sa vingt-cinqui\u00e8me ann\u00e9e. Il fut colport\u00e9 qu\u2019on l\u2019avait vu se disputer avec des matelots \u00e9trangers dans une taverne louche des environs de Whitechapel, qu\u2019il fr\u00e9quentait des voleurs et des faux monnayeurs et connaissait les myst\u00e8res de leur art. Notoires devinrent ses absences extraordinaires, et quand il reparaissait dans le monde, les hommes se parlaient l\u2019un \u00e0 l\u2019autre dans les coins, ou passaient devant lui en ricanant, ou le regardaient avec des yeux qu\u00eateurs et froids comme s\u2019ils \u00e9taient d\u00e9termin\u00e9s \u00e0 conna\u00eetre son secret. Il ne porta aucune attention \u00e0 ces insolences et \u00e0 ces manques d\u2019\u00e9gards ; d\u2019ailleurs, dans l\u2019opinion de la plupart des gens, ses mani\u00e8res franches et d\u00e9bonnaires, son charmant sourire d\u2019enfant, et l\u2019infinie gr\u00e2ce de sa merveilleuse jeunesse, semblaient une r\u00e9ponse suffisante aux calomnies, comme ils disaient, qui circulaient sur lui\u2026 Il fut remarqu\u00e9, toutefois, que ceux qui avaient paru ses plus intimes amis, semblaient le fuir maintenant.", "Les femmes qui l\u2019avait farouchement ador\u00e9, et, pour lui, avaient brav\u00e9 la censure sociale et d\u00e9fi\u00e9 les convenances, devenaient p\u00e2les de honte ou d\u2019horreur quand il entrait dans la salle o\u00f9 elles se trouvaient. Mais ces scandales souffl\u00e9s \u00e0 l\u2019oreille accrurent pour certains, au contraire, son charme \u00e9trange et dangereux. Sa grande fortune lui fut un \u00e9l\u00e9ment de s\u00e9curit\u00e9. La soci\u00e9t\u00e9, la soci\u00e9t\u00e9 civilis\u00e9e tout au moins, croit difficilement du mal de ceux qui sont riches et beaux. Elle sent instinctivement que les mani\u00e8res sont de plus grande importance que la morale, et, \u00e0 ses yeux, la plus haute respectabilit\u00e9 est de moindre valeur que la possession d\u2019un bon chef. C\u2019est vraiment une pi\u00e8tre consolation que de se dire d\u2019un homme qui vous a fait mal d\u00eener, ou boire un vin discutable, que sa vie priv\u00e9e est irr\u00e9prochable. M\u00eame l\u2019exercice des vertus cardinales ne peuvent racheter des entr\u00e9es servies demi-froides, comme lord Henry, parlant un jour sur ce sujet, le fit remarquer, et il y a vraiment beaucoup \u00e0 dire \u00e0 ce propos, car les r\u00e8gles de la bonne soci\u00e9t\u00e9 sont, ou pourraient \u00eatre, les m\u00eames que celles de l\u2019art.", "La forme y est absolument essentielle. Cela pourrait avoir la dignit\u00e9 d\u2019un c\u00e9r\u00e9monial, aussi bien que son irr\u00e9alit\u00e9, et pourrait combiner le caract\u00e8re insinc\u00e8re d\u2019une pi\u00e8ce romantique avec l\u2019esprit et la beaut\u00e9 qui nous font d\u00e9licieuses de semblables pi\u00e8ces. L\u2019insinc\u00e9rit\u00e9 est-elle une si terrible chose ? Je ne le pense pas. C\u2019est simplement une m\u00e9thode \u00e0 l\u2019aide de laquelle nous pouvons multiplier nos personnalit\u00e9s. C\u2019\u00e9tait du moins, l\u2019opinion de Dorian Gray. Il s\u2019\u00e9tonnait de la psychologie superficielle qui consiste \u00e0 concevoir le Moi dans l\u2019homme comme une chose simple, permanente, digne de confiance, et d\u2019une certaine essence. Pour lui, l\u2019homme \u00e9tait un \u00eatre compos\u00e9 de myriades de vies et de myriades de sensations, une complexe et multiforme cr\u00e9ature qui portait en elle d\u2019\u00e9tranges h\u00e9ritages de doutes et de passions, et dont la chair m\u00eame \u00e9tait infect\u00e9e des monstrueuses maladies de la mort. Il aimait \u00e0 fl\u00e2ner dans la froide et nue galerie de peinture de sa maison de campagne, contemplant les divers portraits de ceux dont le sang coulait en ses veines. Ici \u00e9tait Philip Herbert, dont Francis Osborne dit dans ses \u00ab M\u00e9moires on the Reigns of Queen Elizabeth and Ring James \u00bb qu\u2019il fut choy\u00e9 par la cour pour sa belle figure qu\u2019il ne conserva pas longtemps\u2026 \u00c9tait-ce la vie du jeune Herbert qu\u2019il continuait quelquefois ?\u2026 Quelque \u00e9trange germe empoisonn\u00e9 ne s\u2019\u00e9tait-il communiqu\u00e9 de g\u00e9n\u00e9ration en g\u00e9n\u00e9ration jusqu\u2019\u00e0 lui ?", "N\u2019\u00e9tait-ce pas quelque reste obscur de cette gr\u00e2ce fl\u00e9trie qui l\u2019avait fait si subitement et presque sans cause, prof\u00e9rer dans l\u2019atelier de Basil Hallward cette pri\u00e8re folle qui avait chang\u00e9 sa vie ?\u2026 L\u00e0, en pourpoint rouge brod\u00e9 d\u2019or, dans un manteau couvert de pierreries, la fraise et les poignets piqu\u00e9s d\u2019or, s\u2019\u00e9rigeait sir Anthony Sherard, avec, \u00e0 ses pieds, son armure d\u2019argent et de sable. Quel avait \u00e9t\u00e9 le legs de cet homme ? Lui avait-il laiss\u00e9, cet amant de Giovanna de Naples, un h\u00e9ritage de p\u00e9ch\u00e9 et de honte ? N\u2019\u00e9taient-elles simplement, ses propres actions, les r\u00eaves que ce mort n\u2019avait os\u00e9 r\u00e9aliser ? Sur une toile \u00e9teinte, souriait lady Elizabeth Devereux, \u00e0 la coiffe de gaze, au corsage de perles lac\u00e9, portant les manches aux crev\u00e9s de satin ros\u00e9. Une fleur \u00e9tait dans sa main droite, et sa gauche \u00e9treignait un collier \u00e9maill\u00e9 de blanches roses de Damas. Sur la table \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle, une pomme et une mandoline\u2026 Il y avait de larges rosettes vertes sur ses petits souliers pointus.", "Il connaissait sa vie et les \u00e9tranges histoires que l\u2019on savait de ses amants. Quelque chose de son temp\u00e9rament \u00e9tait-il en lui ? Ses yeux ovales aux lourdes paupi\u00e8res semblaient curieusement le regarder. Et ce Georges Willoughby, avec ses cheveux poudr\u00e9s et ses mouches fantastiques !\u2026 Quel mauvais air il avait ! Sa face \u00e9tait h\u00e2l\u00e9e et saturnienne, et ses l\u00e8vres sensuelles se retroussaient avec d\u00e9dain. Sur ses mains jaunes et d\u00e9charn\u00e9es charg\u00e9es de bagues, retombaient des manchettes de dentelle pr\u00e9cieuse. Il avait \u00e9t\u00e9 un des dandies du dix-huiti\u00e8me si\u00e8cle et, dans sa jeunesse, l\u2019ami de lord Kerrars. Que penser de ce second lord Beckenham, compagnon du Prince R\u00e9gent dans ses plus f\u00e2cheux jours et l\u2019un des t\u00e9moins de son mariage secret avec madame Fitz-Herbert ?\u2026 Comme il paraissait fier et beau, avec ses cheveux ch\u00e2tains et sa pose insolente ! Quelles passions lui avait-il transmises ? Le monde l\u2019avait jug\u00e9 inf\u00e2me ; il \u00e9tait des orgies de Carlton House.", "L\u2019\u00e9toile de la Jarreti\u00e8re brillait \u00e0 sa poitrine\u2026 \u00c0 c\u00f4t\u00e9 de lui \u00e9tait pendu le portrait de sa femme, p\u00e2le cr\u00e9ature aux l\u00e8vres minces, v\u00eatue de noir. Son sang, aussi, coulait en lui. Comme tout cela lui parut curieux ! Et sa m\u00e8re, qui ressemblait \u00e0 lady Hamilton, sa m\u00e8re aux l\u00e8vres humides, rouges comme vin !\u2026 Il savait ce qu\u2019il tenait d\u2019elle ! Elle lui avait l\u00e9gu\u00e9 sa beaut\u00e9, et sa passion pour la beaut\u00e9 des autres. Elle riait \u00e0 lui dans une robe l\u00e2che de Bacchante ; il y avait des feuilles de vigne dans sa chevelure, un flot de pourpre coulait de la coupe qu\u2019elle tenait. Les carnations de la peinture \u00e9taient \u00e9teintes, mais les yeux restaient quand m\u00eame merveilleux par leur profondeur et le brillant du coloris. Ils semblaient le suivre dans sa marche. On a des anc\u00eatres en litt\u00e9rature, aussi bien que dans sa propre race, plus proches peut-\u00eatre encore comme type et temp\u00e9rament, et beaucoup ont sur vous une influence dont vous \u00eates conscient.", "Il semblait parfois \u00e0 Dorian Gray que l\u2019histoire du monde n\u2019\u00e9tait que celle de sa vie, non comme s\u2019il l\u2019avait v\u00e9cue en actions et en faits, mais comme son imagination la lui avait cr\u00e9\u00e9e, comme elle avait \u00e9t\u00e9 dans son cerveau, dans ses passions. Il s\u2019imaginait qu\u2019il les avait connues toutes, ces \u00e9tranges et terribles figures qui avaient pass\u00e9 sur la sc\u00e8ne du monde, qui avaient fait si s\u00e9duisant le p\u00e9ch\u00e9, et le mal si subtil ; il lui semblait que par de myst\u00e9rieuses voies, leurs vies avaient \u00e9t\u00e9 la sienne. Le h\u00e9ros du merveilleux roman qui avait tant influenc\u00e9 sa vie, avait lui-m\u00eame connu ces r\u00eaves \u00e9tranges ; il raconte dans le septi\u00e8me chapitre, comment, de lauriers couronn\u00e9, pour que la foudre ne le frapp\u00e2t, il s\u2019\u00e9tait assis comme Tib\u00e8re, dans un jardin \u00e0 Capr\u00e9e, lisant les livres obsc\u00e8nes d\u2019El\u00e9phantine ce pendant que des nains et des paons se pavanaient autour de lui, et que le joueur de fl\u00fbte raillait le balanceur d\u2019encens\u2026 Comme Caligula, il avait ribot\u00e9 dans les \u00e9curies avec les palefreniers aux chemises vertes, et soup\u00e9 dans une mangeoire d\u2019ivoire avec un cheval au frontal de pierreries\u2026 Comme Domitien, il avait err\u00e9 \u00e0 travers des corridors bord\u00e9s de miroirs de marbre, les yeux hagards \u00e0 la pens\u00e9e du couteau qui devait finir ses jours, malade de cet ennui, de ce terrible tedium vit\u0153, qui vient \u00e0 ceux auxquels la vie n\u2019a rien refus\u00e9.", "Il avait lorgn\u00e9, \u00e0 travers une claire \u00e9meraude, les rouges boucheries du Cirque, et, dans une liti\u00e8res de perles et de pourpre, que tiraient des mules ferr\u00e9es d\u2019argent, il avait \u00e9t\u00e9 port\u00e9 par la Via Pomegranates \u00e0 la Maison-d\u2019Or, et entendu, pendant qu\u2019il passait, des hommes crier : Nero Caesar !\u2026 Comme H\u00e9liogabale, il s\u2019\u00e9tait fard\u00e9 la face, et parmi des femmes, avait fil\u00e9 la quenouille, et fait venir la Lune de Carthage, pour l\u2019unir au Soleil dans un mariage mystique. Encore et encore, Dorian relisait ce chapitre fantastique, et les deux chapitres suivants, dans lesquels, comme en une curieuse tapisserie ou par des \u00e9maux adroitement incrust\u00e9s, \u00e9taient peintes les figures terribles et belles de ceux que le Vice et le Sang et la Lassitude ont fait monstrueux et d\u00e9ments : Filippo, duc de Milan, qui tua sa femme et teignit ses l\u00e8vres d\u2019un poison \u00e9carlate, de fa\u00e7on \u00e0 ce que son amant su\u00e7\u00e2t la mort en baisant la chose morte qu\u2019il idol\u00e2trait ; Pietro Barbi, le V\u00e9nitien, que l\u2019on nomme Paul II, qui voulut vaniteusement prendre le titre de Formosus, et dont la tiare, \u00e9valu\u00e9e \u00e0 deux cent mille florins, fut le prix d\u2019un p\u00e9ch\u00e9 terrible ; Gian Maria Visconti, qui se servait de l\u00e9vriers pour chasser les hommes, et dont le cadavre meurtri fut couvert de roses par une prostitu\u00e9e qui l\u2019avait aim\u00e9 !\u2026 Et le Borgia sur son blanc cheval, le Fratricide galopant \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, son manteau teint du sang de Perotto ; Pietro Riario, le jeune cardinal-archev\u00eaque de Florence, enfant et mignon de Sixte IV, dont la beaut\u00e9 ne fut \u00e9gal\u00e9e que par la d\u00e9bauche, et qui re\u00e7ut Leonora d\u2019Aragon sous un pavillon de soie blanche et cramoisie, rempli de nymphes et de centaures, en caressant un jeune gar\u00e7on dont il se servait dans les f\u00eates comme de Ganym\u00e8de ou de Hylas ; Ezzelin, dont la m\u00e9lancolie ne pouvait \u00eatre gu\u00e9rie que par le spectacle de la mort, ayant une passion pour le sang, comme d\u2019autres en ont pour le vin, Ezzelin, fils du d\u00e9mon, fut-il dit, qui trompa son p\u00e8re aux d\u00e9s, alors qu\u2019il lui jouait son \u00e2me !\u2026 Et Giambattista Ciho, qui prit par moquerie le nom d\u2019Innocent, dans les torpides veines duquel fut infus\u00e9, par un docteur juif, le sang de trois adolescents ; Sigismondo Malatesta, l\u2019amant d\u2019Isotta, et le seigneur de Rimini, dont l\u2019effigie fut br\u00fbl\u00e9e \u00e0 Rome, comme ennemi de Dieu et des hommes, qui \u00e9trangla Polyssena avec une serviette, fit boire du poison \u00e0 Ginevra d\u2019Est\u00e9 dans une coupe d\u2019\u00e9meraude, et b\u00e2tit une \u00e9glise pa\u00efenne pour l\u2019adoration du Christ, en l\u2019honneur d\u2019une passion honteuse !\u2026 Et ce Charles VI, qui aima si sauvagement la femme de son fr\u00e8re qu\u2019un l\u00e9preux avertit du crime qu\u2019il allait commettre, ce Charles VI dont la passion d\u00e9mentielle ne put seulement \u00eatre gu\u00e9rie que par des cartes sarrazines o\u00f9 \u00e9taient peintes les images de l\u2019Amour, de la Mort et de la Folie ! Et s\u2019\u00e9voquait encore, dans son pourpoint orn\u00e9, coiff\u00e9 de son chapeau garni de joyaux, ses cheveux boucl\u00e9s comme des acanthes, Griffonetto Baglione, qui tua Astorre et sa fianc\u00e9e, Simonetto et son page, mais dont la gr\u00e2ce \u00e9tait telle, que, lorsqu\u2019on le trouva mourant sur la place jaune de P\u00e9rouse, ceux qui le ha\u00efssaient ne purent que pleurer, et qu\u2019Atalanta qui l\u2019avait maudit, le b\u00e9nit !\u2026 Une horrible fascination s\u2019\u00e9manait d\u2019eux tous !", "Il les vit la nuit, et le jour ils troubl\u00e8rent son imagination. La Renaissance connut d\u2019\u00e9tranges fa\u00e7ons d\u2019empoisonner : par un casque ou une torche allum\u00e9e, par un gant brod\u00e9 ou un \u00e9ventail endiamant\u00e9, par une boule de senteur dor\u00e9e, ou par une cha\u00eene d\u2019ambre\u2026 Dorian Gray, lui, avait \u00e9t\u00e9 empoisonn\u00e9 par un livre !\u2026 Il y avait des moments o\u00f9 il regardait simplement le Mal comme un mode n\u00e9cessaire \u00e0 la r\u00e9alisation de son concept de la Beaut\u00e9. Chapitre 12 C\u2019\u00e9tait le neuf novembre, la veille de son trente-huiti\u00e8me anniversaire, comme il se le rappela souvent plus tard. Il sortait vers onze heures de chez lord Henry o\u00f9 il avait d\u00een\u00e9, et \u00e9tait envelopp\u00e9 d\u2019\u00e9paisses fourrures, la nuit \u00e9tant tr\u00e8s froide et brumeuse. Au coin de Grosvenor Square et de South Audley Street, un homme passa tout pr\u00e8s de lui dans le brouillard, marchant tr\u00e8s vite, le col de son ulster gris relev\u00e9. Il avait une valise \u00e0 la main.", "Dorian le reconnut. C\u2019\u00e9tait Basil Hallward. Un \u00e9trange sentiment de peur qu\u2019il ne put s\u2019expliquer l\u2019envahit. Il ne fit aucun signe de reconnaissance et continua rapidement son chemin dans la direction de sa maison\u2026 Mais Hallward l\u2019avait vu. Dorian l\u2019aper\u00e7ut s\u2019arr\u00eatant sur le trottoir et l\u2019appelant. Quelques instants apr\u00e8s, sa main s\u2019appuyait sur son bras. \u2013 Dorian ! quelle chance extraordinaire ! Je vous ai attendu dans votre biblioth\u00e8que jusqu\u2019\u00e0 neuf heures. Finalement j\u2019eus piti\u00e9 de votre domestique fatigu\u00e9 et lui dit en partant d\u2019aller se coucher. Je vais \u00e0 Paris par le train de minuit et j\u2019avais particuli\u00e8rement besoin de vous voir avant mon d\u00e9part. Il me semblait que c\u2019\u00e9tait vous, ou du moins votre fourrure, lorsque nous nous sommes crois\u00e9s. Mais je n\u2019en \u00e9tais pas s\u00fbr. Ne m\u2019aviez-vous pas reconnu ? \u2013 Il y a du brouillard, mon cher Basil ? je pouvais \u00e0 peine reconna\u00eetre Grosvenor Square, je crois bien que ma maison est ici quelque part, mais je n\u2019en suis pas certain du tout.", "Je regrette que vous partiez, car il y a des \u00e9ternit\u00e9s que je ne vous ai vu. Mais je suppose que vous reviendrez bient\u00f4t. \u2013 Non, je serai absent d\u2019Angleterre pendant six mois ; j\u2019ai l\u2019intention de prendre un atelier \u00e0 Paris et de m\u2019y retirer jusqu\u2019\u00e0 ce que j\u2019aie achev\u00e9 un grand tableau que j\u2019ai dans la t\u00eate. Toutefois, ce n\u2019\u00e9tait pas de moi que je voulais vous parler. Nous voici \u00e0 votre porte. Laissez-moi entrer un moment ; j\u2019ai quelque chose \u00e0 vous dire. \u2013 J\u2019en suis charm\u00e9. Mais ne manquerez-vous pas votre train ? dit nonchalamment Dorian Gray en montant les marches et ouvrant sa porte avec son passe-partout. La lumi\u00e8re du r\u00e9verb\u00e8re luttait contre le brouillard ; Hallward tira sa montre. \u2013 J\u2019ai tout le temps, r\u00e9pondit-il. Le train ne part qu\u2019\u00e0 minuit quinze et il est \u00e0 peine onze heures. D\u2019ailleurs j\u2019allais au club pour vous chercher quand je vous ai rencontr\u00e9. Vous voyez, je n\u2019attendrai pas pour mon bagage ; je l\u2019ai envoy\u00e9 d\u2019avance ; je n\u2019ai avec moi que cette valise et je peux aller ais\u00e9ment \u00e0 Victoria en vingt minutes. Dorian le regarda et sourit. \u2013 Quelle tenue de voyage pour un peintre \u00e9l\u00e9gant !", "Une valise gladstone et un ulster ! Entrez, car le brouillard va envahir le vestibule. Et songez qu\u2019il ne faut pas parler de choses s\u00e9rieuses. Il n\u2019y a plus rien de s\u00e9rieux aujourd\u2019hui, au moins rien ne peut plus l\u2019\u00eatre. Hallward secoua la t\u00eate en entrant et suivit Dorian dans la biblioth\u00e8que. Un clair feu de bois brillait dans la grande chemin\u00e9e. Les lampes \u00e9taient allum\u00e9es et une cave \u00e0 liqueurs hollandaise en argent tout ouverte, des siphons de soda et de grands verres de cristal taill\u00e9 \u00e9taient dispos\u00e9s sur une petite table de marqueterie. \u2013 Vous voyez que votre domestique m\u2019avait install\u00e9 comme chez moi, Dorian. Il m\u2019a donn\u00e9 tout ce qu\u2019il me fallait, y compris vos meilleures cigarettes \u00e0 bouts dor\u00e9s. C\u2019est un \u00eatre tr\u00e8s hospitalier, que j\u2019aime mieux que ce Fran\u00e7ais que vous aviez. Qu\u2019est-il donc devenu ce Fran\u00e7ais, \u00e0 propos ? Dorian haussa les \u00e9paules. \u2013 Je crois qu\u2019il a \u00e9pous\u00e9 la femme de chambre de lady Radley et l\u2019a \u00e9tablie \u00e0 Paris comme couturi\u00e8re anglaise.", "L\u2019anglomanie est tr\u00e8s \u00e0 la mode l\u00e0-bas, parait-il. C\u2019est bien idiot de la part des Fran\u00e7ais, n\u2019est-ce pas ? Mais, apr\u00e8s tout, ce n\u2019\u00e9tait pas un mauvais domestique. Il ne m\u2019a jamais plu, mais je n\u2019ai jamais eu \u00e0 m\u2019en plaindre. On imagine souvent des choses absurdes. Il m\u2019\u00e9tait tr\u00e8s d\u00e9vou\u00e9 et sembla tr\u00e8s pein\u00e9 quand il partit. Encore un brandy-and-soda ? Pr\u00e9f\u00e9rez-vous du vin du Rhin \u00e0 l\u2019eau de seltz ? J\u2019en prends toujours. Il y en a certainement dans la chambre \u00e0 c\u00f4t\u00e9. \u2013 Merci, je ne veux plus rien, dit le peintre \u00f4tant son chapeau et son manteau et les jetant sur la valise qu\u2019il avait d\u00e9pos\u00e9e dans un coin. Et maintenant, cher ami, je veux vous parler s\u00e9rieusement. Ne vous renfrognez pas ainsi, vous me rendez la t\u00e2che plus difficile\u2026 \u2013 Qu\u2019y a-t-il donc ? cria Dorian avec sa vivacit\u00e9 ordinaire, en se jetant sur le sofa. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il ne s\u2019agit pas de moi. Je suis fatigu\u00e9 de moi-m\u00eame ce soir.", "Je voudrais \u00eatre dans la peau d\u2019un autre. \u2013 C\u2019est \u00e0 propos de vous-m\u00eame, r\u00e9pondit Hallward d\u2019une voix grave et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e, il faut que je vous le dise. Je vous tiendrai seulement une demi-heure. Dorian soupira, alluma une cigarette et murmura : \u2013 Une demi-heure ! \u2013 Ce n\u2019est pas trop pour vous questionner, Dorian, et c\u2019est absolument dans votre propre int\u00e9r\u00eat que je parle. Je pense qu\u2019il est bon que vous sachiez les choses horribles que l\u2019on dit dans Londres sur votre compte. \u2013 Je ne d\u00e9sire pas les conna\u00eetre. J\u2019aime les scandales sur les autres, mais ceux qui me concernent ne m\u2019int\u00e9ressent point. Ils n\u2019ont pas le m\u00e9rite de la nouveaut\u00e9. \u2013 Ils doivent vous int\u00e9resser, Dorian. Tout gentleman est int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 son bon renom. Vous ne voulez pas qu\u2019on parle de vous comme de quelqu\u2019un de vil et de d\u00e9grad\u00e9. Certes, vous avez votre situation, votre fortune et le reste. Mais la position et la fortune ne sont pas tout.", "Vous pensez bien que je ne crois pas \u00e0 ces rumeurs. Et puis, je ne puis y croire lorsque je vous vois. Le vice s\u2019inscrit lui-m\u00eame sur la figure d\u2019un homme. Il ne peut \u00eatre cach\u00e9. On parle quelquefois de vices secrets ; il n\u2019y a pas de vices secrets. Si un homme corrompu a un vice, il se montre de lui-m\u00eame dans les lignes de sa bouche, l\u2019abaissement de ses paupi\u00e8res, ou m\u00eame dans la forme de ses mains. Quelqu\u2019un \u2013 je ne dirai pas son nom, mais vous le connaissez \u2013 vint l\u2019ann\u00e9e derni\u00e8re me demander de faire son portrait. Je ne l\u2019avais jamais vu et je n\u2019avais rien entendu dire encore sur lui ; j\u2019en ai entendu parler depuis. Il m\u2019offrit un prix extravagant, je refusai. Il y avait quelque chose dans le dessin de ses doigts que je ha\u00efssais. Je sais maintenant que j\u2019avais parfaitement raison dans mes suppositions : sa vie est une horreur. Mais vous, Dorian, avec votre visage pur, \u00e9clatant, innocent, avec votre merveilleuse et inalt\u00e9r\u00e9e jeunesse, je ne puis rien croire contre vous.", "Et cependant je vous vois tr\u00e8s rarement ; vous ne venez plus jamais \u00e0 mon atelier et quand je suis loin de vous, que j\u2019entends ces hideux propos qu\u2019on se murmure sur votre compte, je ne sais plus que dire. Comment se fait-il Dorian, qu\u2019un homme comme le duc de Berwick quitte le salon du club d\u00e8s que vous y entrez ? Pourquoi tant de personnes dans Londres ne veulent ni aller chez vous ni vous inviter chez elles ? Vous \u00e9tiez un ami de lord Staveley. Je l\u2019ai rencontr\u00e9 \u00e0 d\u00eener la semaine derni\u00e8re. Votre nom fut prononc\u00e9 au cours de la conversation \u00e0 propos de ces miniatures que vous avez pr\u00eat\u00e9es \u00e0 l\u2019exposition du Dudley. Staveley e\u00fbt une moue d\u00e9daigneuse et dit que vous pouviez peut-\u00eatre avoir beaucoup de go\u00fbt artistique, mais que vous \u00e9tiez un homme qu\u2019on ne pouvait permettre \u00e0 aucune jeune fille pure de conna\u00eetre et qu\u2019on ne pouvait mettre en pr\u00e9sence d\u2019aucune femme chaste.", "Je lui rappelais que j\u2019\u00e9tais un de vos amis et lui demandai ce qu\u2019il voulait dire. Il me le dit. Il me le dit en face devant tout le monde. C\u2019\u00e9tait horrible ! Pourquoi votre amiti\u00e9 est-elle si fatale aux jeunes gens ? Tenez\u2026 Ce pauvre gar\u00e7on qui servait dans les Gardes et qui se suicida, vous \u00e9tiez son grand ami. Et sir Henry Ashton qui d\u00fbt quitter l\u2019Angleterre avec un nom terni ; vous et lui \u00e9tiez ins\u00e9parables. Que dire d\u2019Adrien Singleton et de sa triste fin ? Que dire du fils unique de lord Kent et de sa carri\u00e8re compromise ? J\u2019ai rencontr\u00e9 son p\u00e8re hier dans St-James Street. Il me parut bris\u00e9 de honte et de chagrin. Que dire encore du jeune duc de Porth ? Quelle existence m\u00e8ne-t-il \u00e0 pr\u00e9sent ? Quel gentleman en voudrait pour ami ? \u2013 Arr\u00eatez, Basil, vous parlez de choses auxquelles vous ne connaissez rien, dit Dorian Gray se mordant les l\u00e8vres. Et avec une nuance d\u2019infini m\u00e9pris dans la voix : \u2013 Vous me demandez pourquoi Berwick quitte un endroit o\u00f9 j\u2019arrive ?", "C\u2019est parce que je connais toute sa vie et non parce qu\u2019il conna\u00eet quelque chose de la mienne. Avec un sang comme celui qu\u2019il a dans les veines, comment son r\u00e9cit pourrait-il \u00eatre sinc\u00e8re ? Vous me questionnez sur Henry Ashton et sur le jeune Perth. Ai-je appris \u00e0 l\u2019un ses vices et \u00e0 l\u2019autre ses d\u00e9bauches ! Si le fils imb\u00e9cile de Kent prend sa femme sur le trottoir, y suis-je pour quelque chose ? Si Adrien Singleton signe du nom de ses amis ses billets, suis-je son gardien ? Je sais comment on bavarde en Angleterre. Les bourgeois font au dessert un \u00e9talage de leurs pr\u00e9jug\u00e9s moraux, et se communiquent tout bas, ce qu\u2019ils appellent le libertinage de leurs sup\u00e9rieurs, afin de laisser croire qu\u2019ils sont du beau monde et dans les meilleurs termes avec ceux qu\u2019ils calomnient. Dans ce pays, il suffit qu\u2019un homme ait de la distinction et un cerveau, pour que n\u2019importe quelle mauvaise langue s\u2019acharne apr\u00e8s lui.", "Et quelles sortes d\u2019existences m\u00e8nent ces gens qui posent pour la moralit\u00e9 ? Mon cher ami, vous oubliez que nous sommes dans le pays natal de l\u2019hypocrisie. \u2013 Dorian, s\u2019\u00e9cria Hallward, l\u00e0 n\u2019est pas la question. L\u2019Angleterre est assez vilaine, je le sais, et la soci\u00e9t\u00e9 anglaise a tous les torts. C\u2019est justement pour cette raison que j\u2019ai besoin de vous savoir pur. Et vous ne l\u2019avez pas \u00e9t\u00e9. On a le droit de juger un homme d\u2019apr\u00e8s l\u2019influence qu\u2019il a sur ses amis : les v\u00f4tres semblent perdre tout sentiment d\u2019honneur, de bont\u00e9, de puret\u00e9. Vous les avez remplis d\u2019une folie de plaisir. Ils ont roul\u00e9 dans des ab\u00eemes ; vous les y avez laiss\u00e9s. Oui, vous les y avez abandonn\u00e9s et vous pouvez encore sourire, comme vous souriez en ce moment. Et il y a pire. Je sais que vous et Harry \u00eates ins\u00e9parables ; et pour cette raison, sinon pour une autre, vous n\u2019auriez pas d\u00fb faire du nom de sa s\u0153ur une ris\u00e9e. \u2013 Prenez garde, Basil, vous allez trop loin !\u2026 \u2013 Il faut que je parle et il faut que vous \u00e9coutiez !", "Vous \u00e9couterez !\u2026 Lorsque vous rencontr\u00e2tes lady Gwendoline, aucun souffle de scandale ne l\u2019avait effleur\u00e9e. Y a-t-il aujourd\u2019hui une seule femme respectable dans Londres qui voudrait se montrer en voiture avec elle dans le Parc ? Quoi, ses enfants eux-m\u00eames ne peuvent vivre avec elle ! Puis, il y a d\u2019autres histoires : on raconte qu\u2019on vous a vu \u00e0 l\u2019aube, vous glisser hors d\u2019inf\u00e2mes demeures et p\u00e9n\u00e9trer furtivement, d\u00e9guis\u00e9, dans les plus immondes repaires de Londres. Sont-elles vraies, peuvent-elles \u00eatre vraies, ces histoires ?\u2026 \u00ab Quand je les entendis la premi\u00e8re fois, j\u2019\u00e9clatai de rire. Je les entends maintenant et cela me fait fr\u00e9mir. Qu\u2019est-ce que c\u2019est que votre maison de campagne et la vie qu\u2019on y m\u00e8ne ?\u2026 Dorian, vous ne savez pas ce que l\u2019on dit de vous. Je n\u2019ai nul besoin de vous dire que je ne veux pas vous sermonner. Je me souviens d\u2019Harry disant une fois, que tout homme qui s\u2019improvisait pr\u00e9dicateur, commen\u00e7ait toujours par dire cela et s\u2019empressait aussit\u00f4t de manquer \u00e0 sa parole.", "Moi je veux vous sermonner. Je voudrais vous voir mener une existence qui vous ferait respecter du monde. Je voudrais que vous ayez un nom sans tache et une r\u00e9putation pure. Je voudrais que vous vous d\u00e9barrassiez de ces gens horribles dont vous faites votre soci\u00e9t\u00e9. Ne haussez pas ainsi les \u00e9paules\u2026 Ne restez pas si indiff\u00e9rent\u2026 Votre influence est grande ; employez-l\u00e0 au bien, non au mal. On dit que vous corrompez tous ceux qui deviennent vos intimes et qu\u2019il suffit que vous entriez dans une maison, pour que toutes les hontes vous y suivent. Je ne sais si c\u2019est vrai ou non. Comment le saurais-je ? Mais on le dit. On m\u2019a donn\u00e9 des d\u00e9tails dont il semble impossible de douter. Lord Gloucester \u00e9tait un de mes plus grands amis \u00e0 Oxford. Il me montra une lettre que sa femme lui avait \u00e9crite, mourante et isol\u00e9e dans sa villa de Menton. Votre nom \u00e9tait m\u00eal\u00e9 \u00e0 la plus terrible confession que je lus jamais.", "Je lui dis que c\u2019\u00e9tait absurde, que je vous connaissais \u00e0 fond et que vous \u00e9tiez incapable de pareilles choses. Vous conna\u00eetre ! Je voudrais vous conna\u00eetre ? Mais avant de r\u00e9pondre cela, il aurait fallu que je voie votre \u00e2me. \u2013 Voir mon \u00e2me ! murmura Dorian Gray se dressant devant le sofa et p\u00e2lissant de terreur\u2026 \u2013 Oui, r\u00e9pondit Hallward, gravement, avec une profonde \u00e9motion dans la voix, voir votre \u00e2me\u2026 Mais Dieu seul peut la voir ! Un rire d\u2019am\u00e8re raillerie tomba des l\u00e8vres du plus jeune des deux hommes. \u2013 Vous la verrez vous-m\u00eame ce soir ! cria-t-il, saisissant la lampe, venez, c\u2019est l\u2019\u0153uvre propre de vos mains. Pourquoi ne la regarderiez-vous pas ? Vous pourrez le raconter ensuite \u00e0 tout le monde, si cela vous pla\u00eet. Personne ne vous croira. Et si on vous croit, on ne m\u2019en aimera que plus. Je connais notre \u00e9poque mieux que vous, quoique vous en bavardiez si fastidieusement. Venez, vous dis-je !", "Vous avez assez p\u00e9ror\u00e9 sur la corruption. Maintenant, vous allez la voir face \u00e0 face !\u2026 Il y avait comme une folie d\u2019orgueil dans chaque mot qu\u2019il prof\u00e9rait. Il frappait le sol du pied selon son habituelle et pu\u00e9rile insolence. Il ressentit une effroyable joie \u00e0 la pens\u00e9e qu\u2019un autre partagerait son secret et que l\u2019homme qui avait peint le tableau, origine de sa honte, serait toute sa vie accabl\u00e9 du hideux souvenir de ce qu\u2019il avait fait. \u2013 Oui, continua-t-il, s\u2019approchant de lui, et le regardant fixement dans ses yeux s\u00e9v\u00e8res. Je vais vous montrer mon \u00e2me ! Vous allez voir cette chose qu\u2019il est donn\u00e9 \u00e0 Dieu seul de voir, selon vous ! Hallward recula\u2026 \u2013 Ceci est un blasph\u00e8me, Dorian, s\u2019\u00e9cria-t-il. Il ne faut pas dire de telles choses ! Elles sont horribles et ne signifient rien\u2026 \u2013 Vous croyez ?\u2026 Il rit de nouveau. \u2013 J\u2019en suis s\u00fbr. Quant \u00e0 ce que je vous ai dit ce soir, c\u2019est pour votre bien.", "Vous savez que j\u2019ai toujours \u00e9t\u00e9 pour vous un ami d\u00e9vou\u00e9. \u2013 Ne m\u2019approchez pas !\u2026 Achevez ce que vous avez \u00e0 dire\u2026 Une contraction douloureuse alt\u00e9ra les traits du peintre. Il s\u2019arr\u00eata un instant, et une ardente compassion l\u2019envahit. Quel droit avait-il, apr\u00e8s tout, de s\u2019immiscer dans la vie de Dorian Gray ? S\u2019il avait fait la dixi\u00e8me partie de ce qu\u2019on disait de lui, comme il avait d\u00fb souffrir !\u2026 Alors il se redressa, marcha vers la chemin\u00e9e, et se pla\u00e7ant devant le feu, consid\u00e9ra les b\u00fbches embras\u00e9es aux cendres blanches comme givre et la palpitation des flammes. \u2013 J\u2019attends, Basil, dit le jeune homme d\u2019une voix dure et haute. Il se retourna\u2026 \u2013 Ce que j\u2019ai \u00e0 dire est ceci, s\u2019\u00e9cria-t-il. Il faut que vous me donniez une r\u00e9ponse aux horribles accusations port\u00e9es contre vous. Si vous me dites qu\u2019elles sont enti\u00e8rement fausses du commencement \u00e0 la fin, je vous croirai. D\u00e9mentez-les, Dorian, d\u00e9mentez-les ! Ne voyez-vous pas ce que je vais devenir ?", "Mon Dieu ! ne me dites pas que vous \u00eates m\u00e9chant, et corrompu, et couvert de honte !\u2026 Dorian Gray sourit ; ses l\u00e8vres se plissaient dans un rictus de satisfaction. \u2013 Montez avec moi, Basil, dit-il tranquillement ; je tiens un journal de ma vie jour par jour, et il ne sort jamais de la chambre o\u00f9 il est \u00e9crit ; Je vous le montrerai si vous venez avec moi. \u2013 J\u2019irai avec vous si vous le d\u00e9sirez, Dorian\u2026 Je m\u2019aper\u00e7ois que j\u2019ai manqu\u00e9 mon train\u2026 Cela n\u2019a pas d\u2019importance, je partirai demain. Mais ne me demandez pas de lire quelque chose ce soir. Tout ce qu\u2019il me faut, c\u2019est une r\u00e9ponse \u00e0 ma question. \u2013 Elle vous sera donn\u00e9e l\u00e0-haut ; je ne puis vous la donner ici. Ce n\u2019est pas long \u00e0 lire\u2026 Chapitre 13 Il sortit de la chambre, et commen\u00e7a \u00e0 monter, Basil Hallward le suivant de pr\u00e8s. Ils marchaient doucement, comme on fait instinctivement la nuit.", "La lampe projetait des ombres fantastiques sur le mur et sur l\u2019escalier. Un vent qui s\u2019\u00e9levait fit claquer les fen\u00eatres. Lorsqu\u2019ils atteignirent le palier sup\u00e9rieur, Dorian posa la lampe sur le plancher, et prenant sa clef, la tourna dans la serrure. \u2013 Vous insistez pour savoir, Basil ? demanda-t-il d\u2019une voix basse. \u2013 Oui ! \u2013 J\u2019en suis heureux, r\u00e9pondit-il souriant. Puis il ajouta un peu rudement : \u2013 Vous \u00eates le seul homme au monde qui ayez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Vous avez tenu plus de place dans ma vie que vous ne le pensez. Et prenant la lampe il ouvrit la porte et entra. Un courant d\u2019air froid les enveloppa et la flamme vacillant un instant prit une teinte orange fonc\u00e9. Il tressaillit\u2026 \u2013 Fermez la porte derri\u00e8re vous, souffla-t-il en posant la lampe sur la table. Hallward regarda autour de lui, profond\u00e9ment \u00e9tonn\u00e9. La chambre paraissait n\u2019avoir pas \u00e9t\u00e9 habit\u00e9e depuis des ann\u00e9es.", "Une tapisserie flamande fan\u00e9e, un tableau couvert d\u2019un voile, une vieille cassone italienne et une grande biblioth\u00e8que vide en \u00e9taient tout l\u2019ameublement avec une chaise et une table. Comme Dorian allumait une bougie \u00e0 demi consum\u00e9e pos\u00e9e sur la chemin\u00e9e, il vit que tout \u00e9tait couvert de poussi\u00e8re dans la pi\u00e8ce et que le tapis \u00e9tait en lambeaux. Une souris s\u2019enfuit effar\u00e9e derri\u00e8re les lambris. Il y avait une odeur humide de moisissure. \u2013 Ainsi, vous croyez que Dieu seul peut voir l\u2019\u00e2me, Basil ? \u00c9cartez ce rideau, vous allez voir la mienne !\u2026 Sa voix \u00e9tait froide et cruelle\u2026 \u2013 Vous \u00eates fou, Dorian, ou bien vous jouez une com\u00e9die ? murmura le peintre en fron\u00e7ant le sourcil. \u2013 Vous n\u2019osez pas ? Je l\u2019\u00f4terai moi-m\u00eame, dit le jeune homme, arrachant le rideau de sa tringle et le jetant sur le parquet\u2026 Un cri d\u2019\u00e9pouvante jaillit des l\u00e8vres du peintre, lorsqu\u2019il vit \u00e0 la faible lueur de la lampe, la hideuse figure qui semblait grimacer sur la toile.", "Il y avait dans cette expression quelque chose qui le remplit de d\u00e9go\u00fbt et d\u2019effroi. Ciel ! Cela pouvait-il \u00eatre la face, la propre face de Dorian Gray ? L\u2019horreur, quelle qu\u2019elle fut cependant, n\u2019avait pas enti\u00e8rement g\u00e2t\u00e9 cette beaut\u00e9 merveilleuse. De l\u2019or demeurait dans la chevelure \u00e9claircie et la bouche sensuelle avait encore de son \u00e9carlate. Les yeux boursoufl\u00e9s avaient gard\u00e9 quelque chose de la puret\u00e9 de leur azur, et les courbes \u00e9l\u00e9gantes des narines finement cisel\u00e9es et du cou puissamment model\u00e9 n\u2019avaient pas enti\u00e8rement disparu. Oui, c\u2019\u00e9tait bien Dorian lui-m\u00eame. Mais qui avait fait cela ? Il lui sembla reconna\u00eetra sa peinture, et le cadre \u00e9tait bien celui qu\u2019il avait dessin\u00e9. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait monstrueuse, il s\u2019en effraya !\u2026 Il saisit la bougie et l\u2019approcha de la toile. Dans le coin gauche son nom \u00e9tait trac\u00e9 en hautes lettres de vermillon pur\u2026 C\u2019\u00e9tait une odieuse parodie, une inf\u00e2me, ignoble satire ! Jamais il n\u2019avait fait cela\u2026 Cependant, c\u2019\u00e9tait bien l\u00e0 son propre tableau.", "Il le savait, et il lui sembla que son sang, tout \u00e0 l\u2019heure br\u00fblant, se gelait tout \u00e0 coup. Son propre tableau !\u2026 Qu\u2019est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi cette transformation ? Il se retourna, regardant Dorian avec les yeux d\u2019un fou. Ses l\u00e8vres tremblaient et sa langue dess\u00e9ch\u00e9e ne pouvait articuler un seul mot. Il passa sa main sur son front ; il \u00e9tait tout humide d\u2019une sueur froide. Le jeune homme \u00e9tait appuy\u00e9 contre le manteau de la chemin\u00e9e, le regardant avec cette \u00e9trange expression qu\u2019on voit sur la figure de ceux qui sont absorb\u00e9s dans le spectacle, lorsque joue un grand artiste. Ce n\u2019\u00e9tait ni un vrai chagrin, ni une joie v\u00e9ritable. C\u2019\u00e9tait l\u2019expression d\u2019un spectateur avec, peut-\u00eatre, une lueur de triomphe dans ses yeux. Il avait \u00f4t\u00e9 la fleur de sa boutonni\u00e8re et la respirait avec affectation. \u2013 Que veut dire tout cela ? s\u2019\u00e9cria enfin Hallward. Sa propre voix r\u00e9sonna avec un \u00e9clat inaccoutum\u00e9 \u00e0 ses oreilles. \u2013 Il y a des ann\u00e9es, lorsque j\u2019\u00e9tais un enfant, dit Dorian Gray, froissant la fleur dans sa main, vous m\u2019avez rencontr\u00e9, vous m\u2019avez flatt\u00e9 et appris \u00e0 \u00eatre vain de ma beaut\u00e9.", "Un jour, vous m\u2019avez pr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 un de vos amis, qui m\u2019expliqua le miracle de la jeunesse, et vous avez fait ce portrait qui me r\u00e9v\u00e9la le miracle de la beaut\u00e9. Dans un moment de folie que, m\u00eame maintenant, je ne sais si je regrette ou non, je fis un v\u0153u, que vous appellerez peut-\u00eatre une pri\u00e8re\u2026 \u2013 Je m\u2019en souviens ! Oh ! comme je m\u2019en souviens ! Non ! C\u2019est une chose impossible\u2026 Cette chambre est humide, la moisissure s\u2019est mise sur la toile. Les couleurs que j\u2019ai employ\u00e9es \u00e9taient de quelque mauvaise composition\u2026 Je vous dis que cette chose est impossible ! \u2013 Ah ! qu\u2019y a-t-il d\u2019impossible ? murmura le jeune homme, allant \u00e0 la fen\u00eatre et appuyant son front aux vitraux glac\u00e9s. \u2013 Vous m\u2019aviez dit que vous l\u2019aviez d\u00e9truit ? \u2013 J\u2019avais tort, c\u2019est lui qui m\u2019a d\u00e9truit ! \u2013 Je ne puis croire que c\u2019est l\u00e0 mon tableau. \u2013 Ne pouvez-vous y voir votre id\u00e9al ?", "dit Dorian am\u00e8rement. \u2013 Mon id\u00e9al, comme vous l\u2019appelez\u2026 \u2013 Comme vous l\u2019appeliez !\u2026 \u2013 Il n\u2019y avait rien de mauvais en lui, rien de honteux ; vous \u00e9tiez pour moi un id\u00e9al comme je n\u2019en rencontrerai plus jamais\u2026 Et ceci est la face d\u2019un satyre. \u2013 C\u2019est la face de mon \u00e2me ! \u2013 Seigneur ! Quelle chose j\u2019ai idol\u00e2tr\u00e9e ! Ce sont les yeux d\u2019un d\u00e9mon !\u2026 \u2013 Chacun de nous porte en lui le ciel et l\u2019enfer, Basil, s\u2019\u00e9cria Dorian, avec un geste farouche de d\u00e9sespoir\u2026 Hallward se retourna vers le portrait et le consid\u00e9ra. \u2013 Mon Dieu ! si c\u2019est vrai, dit-il, et si c\u2019est l\u00e0 ce que vous avez fait de votre vie, vous devez \u00eatre encore plus corrompu que ne l\u2019imaginent ceux qui parlent contre vous ! Il approcha de nouveau la bougie pour mieux examiner la toile. La surface semblait n\u2019avoir subi aucun changement, elle \u00e9tait telle qu\u2019il l\u2019avait laiss\u00e9e. C\u2019\u00e9tait du dedans, apparemment, que la honte et l\u2019horreur \u00e9taient venues.", "Par le moyen de quelque \u00e9trange vie int\u00e9rieure, la l\u00e8pre du p\u00e9ch\u00e9 semblait ronger cette face. La pourriture d\u2019un corps au fond d\u2019un tombeau humide \u00e9tait moins effrayante !\u2026 Sa main eut un tremblement et la bougie tomba du chandelier sur le tapis o\u00f9 elle s\u2019\u00e9crasa. Il posa le pied dessus la repoussant. Puis il se laissa tomber dans le fauteuil pr\u00e8s de la table et ensevelit sa face dans ses mains. \u2013 Bont\u00e9 divine ! Dorian, quelle le\u00e7on ! quelle terrible le\u00e7on ! Il n\u2019y eut pas de r\u00e9ponse, mais il put entendre le jeune homme qui sanglotait \u00e0 la fen\u00eatre. \u2013 Prions ! Dorian, prions ! murmura t-il\u2026 . Que nous a-t-on appris \u00e0 dire dans notre enfance ? \u00ab Ne nous laissez pas tomber dans la tentation. Pardonnez-nous nos p\u00each\u00e9s, purifiez-nous de nos iniquit\u00e9s ! \u00bb Redisons-le ensemble. La pri\u00e8re de votre orgueil a \u00e9t\u00e9 entendue ; la pri\u00e8re de votre repentir sera aussi entendue ! Je vous ai trop ador\u00e9 !", "J\u2019en suis puni. Vous vous \u00eates trop aim\u00e9\u2026 Nous sommes tous deux punis ! Dorian Gray se retourna lentement et le regardant avec des yeux obscurcis de larmes. \u2013 Il est trop tard, Basil, balbutia t-il. \u2013 Il n\u2019est jamais trop tard, Dorian ! Agenouillons-nous et essayons de nous rappeler une pri\u00e8re. N\u2019y a-t-il pas un verset qui dit : \u00ab Quoique vos p\u00e9ch\u00e9s soient comme l\u2019\u00e9carlate, je les rendrai blancs comme la neige \u00bb ? \u2013 Ces mots n\u2019ont plus de sens pour moi, maintenant ! \u2013 Ah ! ne dites pas cela. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas cette maudite face qui nous regarde ? Dorian Gray regarda le portrait, et soudain, un ind\u00e9finissable sentiment de haine contre Basil Hallward s\u2019empara de lui, comme s\u2019il lui \u00e9tait sugg\u00e9r\u00e9 par cette figure peinte sur la toile, souffl\u00e9 dans son oreille par ces l\u00e8vres grima\u00e7antes\u2026 Les sauvages instincts d\u2019une b\u00eate traqu\u00e9e s\u2019\u00e9veillaient en lui et il d\u00e9testa cet homme assis \u00e0 cette table plus qu\u2019aucune chose dans sa vie !\u2026 Il regarda farouchement autour de lui\u2026 Un objet brillait sur le coffre peint en face de lui.", "Son \u0153il s\u2019y arr\u00eata. Il se rappela ce que c\u2019\u00e9tait : un couteau qu\u2019il avait mont\u00e9, quelques jours avant pour couper une corde et qu\u2019il avait oubli\u00e9 de remporter. Il s\u2019avan\u00e7a doucement, passant pr\u00e8s d\u2019Hallward. Arriv\u00e9 derri\u00e8re celui-ci, il prit le couteau et se retourna\u2026 Hallward fit un mouvement comme pour se lever de son fauteuil\u2026 Dorian bondit sur lui, lui enfon\u00e7a le couteau derri\u00e8re l\u2019oreille, tranchant la carotide, \u00e9crasant la t\u00eate contre la table et frappant \u00e0 coups furieux\u2026 Il y eut un g\u00e9missement \u00e9touff\u00e9 et l\u2019horrible bruit du sang dans la gorge. Trois fois les deux bras s\u2019\u00e9lev\u00e8rent convulsivement, agitant grotesquement dans le vide deux mains aux doigts crisp\u00e9s\u2026 Il frappa deux fois encore, mais l\u2019homme ne bougea plus. Quelque chose commen\u00e7a \u00e0 ruisseler par terre. Il s\u2019arr\u00eata un instant appuyant toujours sur la t\u00eate\u2026 Puis il jeta le couteau sur la table et \u00e9couta. Il n\u2019entendit rien qu\u2019un bruit de gouttelettes tombant doucement sur le tapis us\u00e9.", "Il ouvrit la porte et sortit sur le palier. La maison \u00e9tait absolument tranquille. Il n\u2019y avait personne. Quelques instants, il resta pench\u00e9 sur la rampe cherchant \u00e0 percer l\u2019obscurit\u00e9 profonde et silencieuse du vide. Puis il \u00f4ta la clef de la serrure, rentra et s\u2019enferma dans la chambre\u2026 L\u2019homme \u00e9tait toujours assis dans le fauteuil, gisant contre la table, la t\u00eate pench\u00e9e, le dos courb\u00e9, avec ses bras longs et fantastiques. N\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le trou rouge et b\u00e9ant du cou, et la petite mare de caillots noirs qui s\u2019\u00e9largissait sur la table, on aurait pu croire que cet homme \u00e9tait simplement endormi. Comme cela avait \u00e9t\u00e9 vite fait !\u2026 Il se sentait \u00e9trangement calme, et allant vers la fen\u00eatre, il l\u2019ouvrit et s\u2019avan\u00e7a sur le balcon. Le vent avait balay\u00e9 le brouillard et le ciel \u00e9tait comme la queue monstrueuse d\u2019un paon, \u00e9toil\u00e9 de myriades d\u2019yeux d\u2019or. Il regarda dans la rue et vit un policeman qui faisait sa ronde, dardant les longs rais de lumi\u00e8re de sa lanterne sur les portes des maisons silencieuses.", "La lueur cramoisie d\u2019un coup\u00e9 qui r\u00f4dait \u00e9claira le coin de la rue, puis disparut. Une femme envelopp\u00e9e d\u2019un ch\u00e2le flottant se glissa lentement le long des grilles du square ; elle avan\u00e7ait en chancelant. De temps en temps, elle s\u2019arr\u00eatait pour regarder derri\u00e8re elle ; puis, elle entonna une chanson d\u2019une voix \u00e9raill\u00e9e. Le policeman courut \u00e0 elle et lui parla. Elle s\u2019en alla en tr\u00e9buchant et en \u00e9clatant de rire\u2026 Une bise \u00e2pre passa sur le square. Les lumi\u00e8res des gaz vacill\u00e8rent, bl\u00eamissantes, et les arbres d\u00e9nud\u00e9s entrechoqu\u00e8rent leurs branches rouill\u00e9es. Il frissonna et rentra en fermant la fen\u00eatre\u2026 Arriv\u00e9 \u00e0 la porte, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Il n\u2019avait pas jet\u00e9 les yeux sur l\u2019homme assassin\u00e9. Il sentit que le secret de tout cela ne changerait pas sa situation. L\u2019ami qui avait peint le fatal portrait auquel toute sa mis\u00e8re \u00e9tait due \u00e9tait sorti de sa vie. C\u2019\u00e9tait assez\u2026 Alors il se rappela la lampe.", "Elle \u00e9tait d\u2019un curieux travail mauresque, faite d\u2019argent massif incrust\u00e9e d\u2019arabesques d\u2019acier bruni et orn\u00e9e de grosses turquoises. Peut-\u00eatre son domestique remarquerait-il son absence et des questions seraient pos\u00e9es\u2026 Il h\u00e9sita un instant, puis rentra et la prit sur la table. Il ne put s\u2019emp\u00eacher de regarder le mort. Comme il \u00e9tait tranquille ! Comme ses longues mains \u00e9taient horriblement blanches ! C\u2019\u00e9tait une effrayante figure de cire\u2026 Ayant ferm\u00e9 la porte derri\u00e8re lui, il descendit l\u2019escalier tranquillement. Les marches craquaient sous ses pieds comme si elles eussent pouss\u00e9 des g\u00e9missements. Il s\u2019arr\u00eata plusieurs fois et attendit\u2026 Non, tout \u00e9tait tranquille\u2026 Ce n\u2019\u00e9tait que le bruit de ses pas\u2026 Lorsqu\u2019il fut dans la biblioth\u00e8que, il aper\u00e7ut la valise et le pardessus dans un coin. Il fallait les cacher quelque part. Il ouvrit un placard secret dissimul\u00e9 dans les boiseries o\u00f9 il gardait ses \u00e9tranges d\u00e9guisements ; il y enferma les objets. Il pourrait facilement les br\u00fbler plus tard. Alors il tira sa montre.", "Il \u00e9tait deux heures moins vingt. Il s\u2019assit et se mit \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir\u2026 Tous les ans, tous les mois presque, des hommes \u00e9taient pendus en Angleterre pour ce qu\u2019il venait de faire\u2026 Il y avait comme une folie de meurtre dans l\u2019air. Quelque rouge \u00e9toile s\u2019\u00e9tait approch\u00e9e trop pr\u00e8s de la terre\u2026 Et puis, quelles preuves y aurait-il contre lui ? Basil Hallward avait quitt\u00e9 sa maison \u00e0 onze heures. Personne ne l\u2019avait vu rentrer. La plupart des domestiques \u00e9taient \u00e0 Selby Royal. Son valet \u00e9tait couch\u00e9\u2026 Paris ! Oui. C\u2019\u00e9tait \u00e0 Paris que Basil \u00e9tait parti et par le train de minuit, comme il en avait l\u2019intention. Avec ses habitudes particuli\u00e8res de r\u00e9serve, il se passerait des mois avant que des soup\u00e7ons pussent na\u00eetre. Des mois ! Tout pouvait \u00eatre d\u00e9truit bien avant\u2026 Une id\u00e9e subite lui traversa l\u2019esprit. Il mit sa pelisse et son chapeau et sortit dans le vestibule. L\u00e0, il s\u2019arr\u00eata, \u00e9coutant le pas lourd et ralenti du policeman sur le trottoir en face et regardant la lumi\u00e8re de sa lanterne sourde qui se refl\u00e9tait dans une fen\u00eatre.", "Il attendit, retenant sa respiration\u2026 Apr\u00e8s quelques instants, il tira le loquet et se glissa dehors, fermant la porte tout doucement derri\u00e8re lui. Puis il sonna\u2026 Au bout de cinq minutes environ, son domestique apparut, \u00e0 moiti\u00e9 habill\u00e9, paraissant tout endormi. \u2013 Je suis f\u00e2ch\u00e9 de vous avoir r\u00e9veill\u00e9, Francis, dit-il en entrant, mais j\u2019avais oubli\u00e9 mon passe-partout. Quelle heure est-il ?\u2026 \u2013 Deux heures dix, monsieur, r\u00e9pondit l\u2019homme regardant la pendule et clignotant des yeux. \u2013 Deux heures dix ! Je suis horriblement en retard ! Il faudra m\u2019\u00e9veiller demain \u00e0 neuf heures, j\u2019ai quelque chose \u00e0 faire. \u2013 Tr\u00e8s bien, monsieur. \u2013 Personne n\u2019est venu ce soir ? \u2013 Mr Hallward, monsieur. Il est rest\u00e9 ici jusqu\u2019\u00e0 onze heures, et il est parti pour prendre le train. \u2013 Oh ! je suis f\u00e2ch\u00e9 de ne pas l\u2019avoir vu. A-t-il laiss\u00e9 un mot ? \u2013 Non, monsieur, il a dit qu\u2019il vous \u00e9crirait de Paris, s\u2019il ne vous retrouvait pas au club. \u2013 Tr\u00e8s bien, Francis.", "N\u2019oubliez pas de m\u2019appeler demain \u00e0 neuf heures. \u2013 Non, monsieur. L\u2019homme disparut dans le couloir, en tra\u00eenant ses savates. Dorian Gray jeta son pardessus et son chapeau sur une table et entra dans la biblioth\u00e8que. Il marcha de long en large pendant un quart d\u2019heure, se mordant les l\u00e8vres, et r\u00e9fl\u00e9chissant. Puis il prit sur un rayon le Blue Book et commen\u00e7a \u00e0 tourner les pages\u2026 \u00ab Alan Campbell, 152, Hertford Street, Mayfair \u00bb. Oui, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 l\u2019homme qu\u2019il lui fallait\u2026 Chapitre 14 Le lendemain matin \u00e0 neuf heures, son domestique entra avec une tasse de chocolat sur un plateau et tira les jalousies. Dorian dormait paisiblement sur le c\u00f4t\u00e9 droit, la joue appuy\u00e9e sur une main. On e\u00fbt dit un adolescent fatigu\u00e9 par le jeu ou l\u2019\u00e9tude. Le valet dut lui toucher deux fois l\u2019\u00e9paule avant qu\u2019il ne s\u2019\u00e9veill\u00e2t, et quand il ouvrit les yeux, un faible sourire parut sur ses l\u00e8vres, comme s\u2019il sortait de quelque r\u00eave d\u00e9licieux.", "Cependant il n\u2019avait nullement r\u00eav\u00e9. Sa nuit n\u2019avait \u00e9t\u00e9 troubl\u00e9e par aucune image de plaisir ou de peine ; mais la jeunesse sourit sans raisons : c\u2019est le plus charmant de ses privil\u00e8ges. Il se retourna, et s\u2019appuyant sur son coude, se mit \u00e0 boire \u00e0 petits coups son chocolat. Le p\u00e2le soleil de novembre inondait la chambre. Le ciel \u00e9tait pur et il y avait une douce chaleur dans l\u2019air. C\u2019\u00e9tait presque une matin\u00e9e de mai. Peu \u00e0 peu les \u00e9v\u00e9nements de la nuit pr\u00e9c\u00e9dente envahirent sa m\u00e9moire, marchant sans bruit de leurs pas ensanglant\u00e9s !\u2026 Ils se reconstitu\u00e8rent d\u2019eux-m\u00eames avec une terrible pr\u00e9cision. Il tressaillit au souvenir de tout ce qu\u2019il avait souffert et un instant, le m\u00eame \u00e9trange sentiment de haine contre Basil Hallward qui l\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 le tuer lorsqu\u2019il \u00e9tait assis dans le fauteuil, l\u2019envahit et le gla\u00e7a d\u2019un frisson. Le mort \u00e9tait encore l\u00e0-haut lui aussi, et dans la pleine lumi\u00e8re du soleil, maintenant.", "Cela \u00e9tait horrible ! D\u2019aussi hideuses choses sont faites pour les t\u00e9n\u00e8bres, non pour le grand jour\u2026 Il sentit que s\u2019il poursuivait cette songerie, il en deviendrait malade ou fou. Il y avait des p\u00e9ch\u00e9s dont le charme \u00e9tait plus grand par le souvenir que par l\u2019acte lui-m\u00eame, d\u2019\u00e9tranges triomphes qui r\u00e9compensaient l\u2019orgueil bien plus que les passions et donnaient \u00e0 l\u2019esprit un raffinement de joie bien plus grand que le plaisir qu\u2019ils apportaient ou pouvaient jamais apporter aux sens. Mais celui-ci n\u2019\u00e9tait pas de ceux-l\u00e0. C\u2019\u00e9tait un souvenir \u00e0 chasser de son esprit ; il fallait l\u2019endormir de pavots, l\u2019\u00e9trangler enfin de peur qu\u2019il ne l\u2019\u00e9trangl\u00e2t lui-m\u00eame\u2026 Quand la demie sonna, il passa sa main sur son front, et se leva en h\u00e2te ; il s\u2019habilla avec plus de soin encore que d\u2019habitude, choisissant longuement sa cravate et son \u00e9pingle et changeant plusieurs fois de bagues. Il mit aussi beaucoup de temps \u00e0 d\u00e9jeuner, go\u00fbtant aux divers plats, parlant \u00e0 son domestique d\u2019une nouvelle livr\u00e9e qu\u2019il voulait faire faire pour ses serviteurs \u00e0 Selby, tout en d\u00e9cachetant son courrier.", "Une des lettres le fit sourire, trois autres l\u2019ennuy\u00e8rent. Il relut plusieurs fois la m\u00eame, puis la d\u00e9chira avec une l\u00e9g\u00e8re expression de lassitude : \u00ab Quelle terrible chose, qu\u2019une m\u00e9moire de femme ! comme dit lord Henry\u2026 \u00bb murmura-il\u2026 Apr\u00e8s qu\u2019il eut bu sa tasse de caf\u00e9 noir, il s\u2019essuya les l\u00e8vres avec une serviette, fit signe \u00e0 son domestique d\u2019attendre et s\u2019assit \u00e0 sa table pour \u00e9crire deux lettres. Il en mit une dans sa poche et tendit l\u2019autre au valet : \u2013 Portez ceci 152, Hertford Street, Francis, et si Mr Campbell est absent de Londres, demandez son adresse. D\u00e8s qu\u2019il fut seul, il alluma une cigarette et se mit \u00e0 faire des croquis sur une feuille de papier, dessinant des fleurs, des motifs d\u2019architecture, puis des figures humaines. Il remarqua tout \u00e0 coup que chaque figure qu\u2019il avait trac\u00e9e avait une fantastique ressemblance avec Basil Hallward. Il tressaillit et se levant, alla \u00e0 sa biblioth\u00e8que o\u00f9 il prit un volume au hasard.", "Il \u00e9tait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 ne pas penser aux derniers \u00e9v\u00e9nements tant que cela ne deviendrait pas absolument n\u00e9cessaire. Une fois allong\u00e9 sur le divan, il regarda le titre du livre. C\u2019\u00e9tait une \u00e9dition Charpentier sur Japon des \u00ab \u00c9maux et Cam\u00e9es \u00bb de Gautier, orn\u00e9e d\u2019une eau-forte de Jacquemart. La reliure \u00e9tait de cuir jaune citron, estamp\u00e9e d\u2019un treillis d\u2019or et d\u2019un semis de grenades ; ce livre lui avait \u00e9t\u00e9 offert par Adrien Singleton. Comme il tournait les pages, ses yeux tomb\u00e8rent sur le po\u00e8me de la main de Lacenaire, la main froide et jaune \u00ab du supplice encore mal lav\u00e9e \u00bb aux poils roux et aux \u00ab doigts de faune \u00bb. Il regarda ses propres doigts blancs et fusel\u00e9s et frissonna l\u00e9g\u00e8rement malgr\u00e9 lui\u2026 Il continua \u00e0 feuilleter le volume et s\u2019arr\u00eata \u00e0 ces d\u00e9licieuses stances sur Venise : Sur une gamme chromatique. Le sein de perles ruisselant, La V\u00e9nus de l\u2019Adriatique Sort de l\u2019eau son corps ros\u00e9 et blanc. Les d\u00f4mes, sur l\u2019azur des ondes, Suivant la phrase au pur contour, S\u2019enflent comme des gorges rondes Que soul\u00e8ve un soupir d\u2019amour. L\u2019esquif aborde et me d\u00e9pose, Jetant son amarre au pilier, Devant une fa\u00e7ade rose, Sur le marbre d\u2019un escalier. Comme cela \u00e9tait exquis !", "Il semblait en le lisant qu\u2019on descendait les vertes lagunes de la cit\u00e9 couleur de rose et de perle, assis dans une gondole noire \u00e0 la proue d\u2019argent et aux rideaux tra\u00eenants. Ces simples vers lui rappelaient ces longues bandes bleu turquoise se succ\u00e9dant lentement \u00e0 l\u2019horizon du Lido. L\u2019\u00e9clat soudain des couleurs \u00e9voquait ces oiseaux \u00e0 la gorge d\u2019iris et d\u2019opale qui voltigent autour du haut campanile fouill\u00e9 comme un rayon de miel, ou se prom\u00e8nent avec tant de gr\u00e2ce sous les sombres et poussi\u00e9reuses arcades. Il se renversa les yeux mi-clos, se r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 lui m\u00eame : Devant une fa\u00e7ade rose, Sur le marbre d\u2019un escalier\u2026 Toute Venise \u00e9tait dans ces deux vers\u2026 Il se rem\u00e9mora l\u2019automne qu\u2019il y avait v\u00e9cu et le prestigieux amour qui l\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 de d\u00e9licieuses et d\u00e9lirantes folies. Il y a des romans partout. Mais Venise, comme Oxford, \u00e9tait demeur\u00e9 le v\u00e9ritable cadre de tout roman, et pour le vrai romantique, le cadre est tout ou presque tout.", "Basil l\u2019avait accompagn\u00e9 une partie du temps et s\u2019\u00e9tait f\u00e9ru du Tintoret. Pauvre Basil ! quelle horrible mort !\u2026 Il frissonna de nouveau et reprit le volume s\u2019effor\u00e7ant d\u2019oublier. Il lut ces vers d\u00e9licieux sur les hirondelles du petit caf\u00e9 de Smyrne entrant et sortant, tandis que les Hadjis assis tout autour comptent les grains d\u2019ambre de leurs chapelets et que les marchands enturbann\u00e9s fument leurs longues pipes \u00e0 glands, et se parlent gravement ; ceux sur l\u2019Ob\u00e9lisque de la place de la Concorde qui pleure des larmes de granit sur son exil sans soleil, languissant de ne pouvoir retourner pr\u00e8s du Nil br\u00fblant et couvert de lotus o\u00f9 sont des sphinx, et des ibis roses et rouges, des vautours blancs aux griffes d\u2019or, des crocodiles aux petits yeux de b\u00e9ryl qui rampent dans la boue verte et fumeuse ; il se mit \u00e0 r\u00eaver sur ces vers, qui chantent un marbre souill\u00e9 de baisers et nous parlent de cette curieuse statue que Gautier compare \u00e0 une voix de contralto, le \u00ab monstre charmant couch\u00e9 dans la salle de porphyre du Louvre \u00bb.", "Bient\u00f4t le livre lui tomba des mains\u2026 Il s\u2019\u00e9nervait, une terreur l\u2019envahissait. Si Alan Campbell allait \u00eatre absent d\u2019Angleterre ! Des jours passeraient avant son retour. Peut-\u00eatre refuserait-il de venir. Que faire alors ? Chaque moment avait une importance vitale. Ils avaient \u00e9t\u00e9 grands amis, cinq ans auparavant, presque ins\u00e9parables, en v\u00e9rit\u00e9. Puis leur intimit\u00e9 s\u2019\u00e9tait tout \u00e0 coup interrompue. Quand ils se rencontraient maintenant dans le monde, Dorian Gray seul souriait, mais jamais Alan Campbell. C\u2019\u00e9tait un jeune homme tr\u00e8s intelligent, quoiqu\u2019il n\u2019appr\u00e9ci\u00e2t gu\u00e8re les arts plastiques malgr\u00e9 une certaine compr\u00e9hension de la beaut\u00e9 po\u00e9tique qu\u2019il tenait enti\u00e8rement de Dorian. Sa passion dominante \u00e9tait la science. \u00c0 Cambridge, il avait d\u00e9pens\u00e9 la plus grande partie de son temps \u00e0 travailler au Laboratoire, et conquis un bon rang de sortie pour les sciences naturelles. Il \u00e9tait encore tr\u00e8s adonn\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9tude de la chimie et avait un laboratoire \u00e0 lui, dans lequel il s\u2019enfermait tout le jour, au grand d\u00e9sespoir de sa m\u00e8re qui avait r\u00eav\u00e9 pour lui un si\u00e8ge au Parlement et conservait une vague id\u00e9e qu\u2019un chimiste \u00e9tait un homme qui faisait des ordonnances.", "Il \u00e9tait tr\u00e8s bon musicien, en outre, et jouait du violon et du piano, mieux que la plupart des amateurs. En fait, c\u2019\u00e9tait la musique qui les avait rapproch\u00e9s, Dorian et lui ; la musique, et aussi cette ind\u00e9finissable attraction que Dorian semblait pouvoir exercer chaque fois qu\u2019il le voulait et qu\u2019il exer\u00e7ait souvent m\u00eame inconsciemment. Ils s\u2019\u00e9taient rencontr\u00e9s chez lady Berkshire le soir o\u00f9 Rubinstein y avait jou\u00e9 et depuis on les avait toujours vus ensemble \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra et partout o\u00f9 l\u2019on faisait de bonne musique. Cette intimit\u00e9 se continua pendant dix-huit mois. Campbell \u00e9tait constamment ou \u00e0 Selby Royal ou \u00e0 Grosvenor Square. Pour lui, comme pour bien d\u2019autres, Dorian Gray \u00e9tait le parangon de tout ce qui est merveilleux et s\u00e9duisant dans la vie. Une querelle \u00e9tait-elle survenue entre eux, nul ne le savait\u2026 Mais on remarqua tout \u00e0 coup qu\u2019ils se parlaient \u00e0 peine lorsqu\u2019ils se rencontraient, et que Campbell partait toujours de bonne heure des r\u00e9unions o\u00f9 Dorian Gray \u00e9tait pr\u00e9sent.", "De plus, il avait chang\u00e9 ; il avait d\u2019\u00e9tranges m\u00e9lancolies, semblait presque d\u00e9tester la musique, ne voulait plus jouer lui-m\u00eame, all\u00e9guant pour excuse, quand on l\u2019en priait, que ses \u00e9tudes scientifiques l\u2019absorbaient tellement qu\u2019il ne lui restait plus le temps de s\u2019exercer. Et cela \u00e9tait vrai. Chaque jour la biologie l\u2019int\u00e9ressait davantage et son nom fut prononc\u00e9 plusieurs fois dans des revues de science \u00e0 propos de curieuses exp\u00e9riences. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 l\u2019homme que Dorian Gray attendait. \u00c0 tout moment il regardait la pendule. \u00c0 mesure que les minutes s\u2019\u00e9coulaient, il devenait horriblement agit\u00e9. Enfin il se leva, arpenta la chambre comme un oiseau prisonnier ; sa marche \u00e9tait saccad\u00e9e, ses mains \u00e9trangement froides. L\u2019attente devenait intol\u00e9rable. Le temps lui semblait marcher avec des pieds de plomb, et lui, il se sentait emporter par une monstrueuse rafale au-dessus des bords de quelque pr\u00e9cipice b\u00e9ant : il savait ce qui l\u2019attendait, il le voyait, et fr\u00e9missant, il pressait de ses mains moites ses paupi\u00e8res br\u00fblantes comme pour an\u00e9antir sa vue, ou renfoncer \u00e0 jamais dans leurs orbites les globes de ses yeux.", "C\u2019\u00e9tait en vain\u2026 Son cerveau avait sa propre nourriture dont il se sustentait et la vision, rendue grotesque par la terreur, se d\u00e9roulait en contorsions, d\u00e9figur\u00e9e douloureusement, dansant devant lui comme un mannequin immonde et grima\u00e7ant sous des masques changeants. Alors, soudain, le temps s\u2019arr\u00eata pour lui, et cette force aveugle, \u00e0 la respiration lente, cessa son grouillement\u2026 D\u2019horribles pens\u00e9es, dans cette mort du temps, coururent devant lui, lui montrant un hideux avenir\u2026 L\u2019ayant contempl\u00e9, l\u2019horreur le p\u00e9trifia\u2026 Enfin la porte s\u2019ouvrit, et son domestique entra. Il tourna vers lui ses yeux effar\u00e9s\u2026 \u2013 Mr Campbell, monsieur, dit l\u2019homme. Un soupir de soulagement s\u2019\u00e9chappa de ses l\u00e8vres dess\u00e9ch\u00e9es et la couleur revint \u00e0 ses joues. \u2013 Dites-lui d\u2019entrer, Francis. Il sentit qu\u2019il se ressaisissait. Son acc\u00e8s de l\u00e2chet\u00e9 avait disparu. L\u2019homme s\u2019inclina et sortit\u2026 Un instant apr\u00e8s, Alan Campbell entra, p\u00e2le et s\u00e9v\u00e8re, sa p\u00e2leur augment\u00e9e par le noir accus\u00e9 de ses cheveux et de ses sourcils. \u2013 Alan !", "que c\u2019est aimable \u00e0 vous !\u2026 je vous remercie d\u2019\u00eatre venu. \u2013 J\u2019\u00e9tais r\u00e9solu \u00e0 ne plus jamais mettre les pieds chez vous, Gray. Mais comme vous disiez que c\u2019\u00e9tait une question de vie ou de mort\u2026 Sa voix \u00e9tait dure et froide. Il parlait lentement. Il y avait une nuance de m\u00e9pris dans son regard assur\u00e9 et scrutateur pos\u00e9 sur Dorian. Il gardait ses mains dans les poches de son pardessus d\u2019astrakan et paraissait ne pas remarquer l\u2019accueil qui lui \u00e9tait fait\u2026 \u2013 Oui, c\u2019est une question de vie ou de mort, Alan, et pour plus d\u2019une personne. Asseyez-vous. Campbell prit une chaise pr\u00e8s de la table et Dorian s\u2019assit en face de lui. Les yeux des deux hommes se rencontr\u00e8rent. Une infinie compassion se lisait dans ceux de Dorian. Il savait que ce qu\u2019il allait faire \u00e9tait affreux !\u2026 Apr\u00e8s un p\u00e9nible silence, il se pencha sur la table et dit tranquillement, \u00e9piant l\u2019effet de chaque mot sur le visage de celui qu\u2019il avait fait demander : \u2013 Alan, dans une chambre ferm\u00e9e \u00e0 clef, tout en haut de cette maison, une chambre o\u00f9 nul autre que moi ne p\u00e9n\u00e8tre, un homme mort est assis pr\u00e8s d\u2019une table.", "Il est mort, il y a maintenant dix heures. Ne bronchez pas et ne me regardez pas ainsi\u2026 Qui est cet homme, pourquoi et comment il est mort, sont des choses qui ne vous concernent pas. Ce que vous avez \u00e0 faire est ceci\u2026 \u2013 Arr\u00eatez, Gray !\u2026 Je ne veux rien savoir de plus\u2026 Que ce que vous venez de me dire soit vrai ou non, cela ne me regarde pas\u2026 Je refuse absolument d\u2019\u00eatre m\u00eal\u00e9 \u00e0 votre vie. Gardez pour vous vos horribles secrets. Ils ne m\u2019int\u00e9ressent plus d\u00e9sormais\u2026 \u2013 Alan, ils auront \u00e0 vous int\u00e9resser\u2026 Celui-ci vous int\u00e9ressera. J\u2019en suis cruellement f\u00e2ch\u00e9 pour vous, Alan. Mais je n\u2019y puis rien moi-m\u00eame. Vous \u00eates le seul homme qui puisse me sauver. Je suis forc\u00e9 de vous mettre dans cette affaire ; je n\u2019ai pas \u00e0 choisir\u2026 Alan, vous \u00eates un savant. Vous connaissez la chimie et tout ce qui s\u2019y rapporte. Vous avez fait des exp\u00e9riences. Ce que vous avez \u00e0 faire maintenant, c\u2019est de d\u00e9truire ce corps qui est l\u00e0-haut, de le d\u00e9truire pour qu\u2019il n\u2019en demeure aucun vestige.", "Personne n\u2019a vu cet homme entrer dans ma maison. On le croit en ce moment \u00e0 Paris. On ne remarquera pas son absence avant des mois. Lorsqu\u2019on la remarquera, aucune trace ne restera de sa pr\u00e9sence ici. Quant \u00e0 vous, Alan, il faut que vous le transformiez, avec tout ce qui est \u00e0 lui, en une poign\u00e9e de cendres que je pourrai jeter au vent. \u2013 Vous \u00eates fou, Dorian ! \u2013 Ah ! j\u2019attendais que vous m\u2019appeliez Dorian ! \u2013 Vous \u00eates fou, vous dis-je, fou d\u2019imaginer que je puisse lever un doigt pour vous aider, fou de me faire une pareille confession !\u2026 Je ne veux rien avoir \u00e0 d\u00e9m\u00ealer avec cette histoire quelle qu\u2019elle soit. Croyez-vous que je veuille risquer ma r\u00e9putation pour vous ?\u2026 Que m\u2019importe cette \u0153uvre diabolique que vous faites ?\u2026 \u2013 Il s\u2019est suicid\u00e9, Alan\u2026 \u2013 J\u2019aime mieux cela !\u2026 Mais qui l\u2019a conduit l\u00e0 ? Vous, j\u2019imagine ? \u2013 Refusez-vous encore de faire cela pour moi ? \u2013 Certes, je refuse.", "Je ne veux absolument pas m\u2019en occuper. Je ne me soucie gu\u00e8re de la honte qui vous attend. Vous les m\u00e9ritez toutes. Je ne serai pas f\u00e2ch\u00e9 de vous voir compromis, publiquement compromis. Comment osez-vous me demander \u00e0 moi, parmi tous les hommes, de me m\u00ealer \u00e0 cette horreur ? J\u2019aurais cru que vous connaissiez mieux les caract\u00e8res. Votre ami lord Henry Wotton aurait pu vous mieux instruire en psychologie, entre autre choses qu\u2019il vous enseigna\u2026 Rien ne pourra me d\u00e9cider \u00e0 faire un pas pour vous sauver. Vous vous \u00eates mal adress\u00e9. Voyez quelqu\u2019autre de vos amis ; ne vous adressez pas \u00e0 moi\u2026 \u2013 Alan, c\u2019est un meurtre !\u2026 Je l\u2019ai tu\u00e9\u2026 Vous ne savez pas tout ce qu\u2019il m\u2019avait fait souffrir. Quelle qu\u2019ait \u00e9t\u00e9 mon existence, il a plus contribu\u00e9 \u00e0 la faire ce qu\u2019elle fut et \u00e0 la perdre que ce pauvre Harry. Il se peut qu\u2019il ne l\u2019ait pas voulu, le r\u00e9sultat est le m\u00eame. \u2013 Un meurtre, juste ciel !", "Dorian, c\u2019est \u00e0 cela que vous en \u00eates venu ? Je ne vous d\u00e9noncerai pas, \u00e7a n\u2019est pas mon affaire\u2026 Cependant, m\u00eame sans mon intervention, vous serez s\u00fbrement arr\u00eat\u00e9. Nul ne commet un crime sans y joindre quelque maladresse. Mais je ne veux rien avoir \u00e0 faire avec ceci\u2026 \u2013 Il faut que vous ayez quelque chose \u00e0 faire avec ceci\u2026 Attendez, attendez un moment, \u00e9coutez-moi\u2026 \u00c9coutez seulement, Alan\u2026 Tout ce que je vous demande, c\u2019est de faire une exp\u00e9rience scientifique. Vous allez dans les h\u00f4pitaux et dans les morgues et les horreurs que vous y faites ne vous \u00e9meuvent point. Si dans un de ces laboratoires f\u00e9tides ou une de ces salles de dissection, vous trouviez cet homme couch\u00e9 sur une table de plomb sillonn\u00e9e de goutti\u00e8res qui laissent couler le sang, vous le regarderiez simplement comme un admirable sujet. Pas un cheveu ne se dresserait sur votre t\u00eate. Vous ne croiriez pas faire quelque chose de mal. Au contraire, vous penseriez probablement travailler pour le bien de l\u2019humanit\u00e9, ou augmenter le tr\u00e9sor scientifique du monde, satisfaire une curiosit\u00e9 intellectuelle ou quelque chose de ce genre\u2026 Ce que je vous demande, c\u2019est ce que vous avez d\u00e9j\u00e0 fait souvent.", "En v\u00e9rit\u00e9, d\u00e9truire un cadavre doit \u00eatre beaucoup moins horrible que ce que vous \u00eates habitu\u00e9 \u00e0 faire. Et, songez-y, ce cadavre est l\u2019unique preuve qu\u2019il y ait contre moi. S\u2019il est d\u00e9couvert, je suis perdu ; et il sera s\u00fbrement d\u00e9couvert si vous ne m\u2019aidez pas !\u2026 \u2013 Je n\u2019ai aucun d\u00e9sir de vous aider. Vous oubliez cela. Je suis simplement indiff\u00e9rent \u00e0 toute l\u2019affaire. Elle ne m\u2019int\u00e9resse pas\u2026 \u2013 Alan, je vous en conjure ! Songez quelle position est la mienne ! Juste au moment o\u00f9 vous arriviez, je d\u00e9faillais de terreur. Vous conna\u00eetrez peut-\u00eatre un jour vous-m\u00eame cette terreur\u2026 Non ! ne pensez pas \u00e0 cela. Consid\u00e9rez la chose uniquement au point de vue scientifique. Vous ne vous informez point d\u2019o\u00f9 viennent les cadavres qui servent \u00e0 vos exp\u00e9riences ?\u2026 Ne vous informez point de celui-ci. Je vous en ai trop dit l\u00e0-dessus. Mais je vous supplie de faire cela. Nous f\u00fbmes amis, Alan ! \u2013 Ne parlez pas de ces jours-l\u00e0, Dorian, ils sont morts. \u2013 Les morts s\u2019attardent quelquefois\u2026 L\u2019homme qui est l\u00e0-haut ne s\u2019en ira pas.", "Il est assis contre la table, la t\u00eate inclin\u00e9e et les bras \u00e9tendus. Alan ! Alan ! si vous ne venez pas \u00e0 mon secours, je suis perdu !\u2026 Quoi ! mais ils me pendront, Alan ! Ne comprenez-vous pas ? Ils me pendront pour ce que j\u2019ai fait !\u2026 \u2013 Il est inutile de prolonger cette sc\u00e8ne. Je refuse absolument de me m\u00ealer \u00e0 tout cela. C\u2019est de la folie de votre part de me le demander. \u2013 Vous refusez ? \u2013 Oui. \u2013 Je vous en supplie, Alan ! \u2013 C\u2019est inutile. Le m\u00eame regard de compassion se montra dans les yeux de Dorian Gray. Il \u00e9tendit la main, prit une feuille de papier et tra\u00e7a quelques mots. Il relut ce billet deux fois, le plia soigneusement et le poussa sur la table. Cela fait, il se leva et alla \u00e0 la fen\u00eatre. Campbell le regarda avec surprise, puis il prit le papier et l\u2019ouvrit. \u00c0 mesure qu\u2019il lisait, une p\u00e2leur affreuse d\u00e9composait ses traits, il se renversa sur sa chaise.", "Son c\u0153ur battait \u00e0 se rompre. Apr\u00e8s deux ou trois minutes de terrible silence, Dorian se retourna et vint se poser derri\u00e8re lui, la main appuy\u00e9e sur son \u00e9paule. \u2013 Je le regrette pour vous, Alan, murmura-t-il, mais vous ne m\u2019avez laiss\u00e9 aucune alternative. J\u2019avais une lettre toute pr\u00eate, la voici. Vous voyez l\u2019adresse. Si vous ne m\u2019aidez pas, il faudra que je l\u2019envoie ; si vous ne m\u2019aidez pas, je l\u2019enverrai\u2026 Vous savez ce qui en r\u00e9sultera\u2026 Mais vous allez m\u2019aider. Il est impossible que vous me refusiez maintenant. J\u2019ai essay\u00e9 de vous \u00e9pargner. Vous me rendrez la justice de le reconna\u00eetre\u2026 Vous f\u00fbtes s\u00e9v\u00e8re, dur, offensant. Vous m\u2019avez trait\u00e9 comme nul homme n\u2019osa jamais le faire, nul homme vivant, tout au moins. J\u2019ai tout support\u00e9. Maintenant c\u2019est \u00e0 moi \u00e0 dicter les conditions. Campbell cacha sa t\u00eate entre ses mains ; un frisson le parcourut\u2026 \u2013 Oui, c\u2019est \u00e0 mon tour \u00e0 dicter mes conditions, Alan. Vous les connaissez.", "La chose est tr\u00e8s simple. Venez, ne vous mettez pas ainsi en fi\u00e8vre. Il faut que la chose soit faite. Envisagez-la et faites-la\u2026 Un g\u00e9missement sortit des l\u00e8vres de Campbell qui se mit \u00e0 trembler de tout son corps. Le tic-tac de l\u2019horloge sur la chemin\u00e9e lui parut diviser le temps en atomes successifs d\u2019agonie, dont chacun \u00e9tait trop lourd pour \u00eatre port\u00e9. Il lui sembla qu\u2019un cercle de fer enserrait lentement son front, et que la honte dont il \u00e9tait menac\u00e9 l\u2019avait atteint d\u00e9j\u00e0. La main pos\u00e9e sur son \u00e9paule lui pesait comme une main de plomb, intol\u00e9rablement. Elle semblait le broyer. \u2013 Eh bien !\u2026 Alan ! il faut vous d\u00e9cider. \u2013 Je ne peux pas, dit-il machinalement, comme si ces mots avaient pu changer la situation\u2026 \u2013 Il le faut. Vous n\u2019avez pas le choix\u2026 N\u2019attendez plus. Il h\u00e9sita un instant. \u2013 Y a-t-il du feu dans cette chambre haute ? \u2013 Oui, il y a un appareil au gaz avec de l\u2019amiante. \u2013 Il faut que j\u2019aille chez moi prendre des instruments au laboratoire. \u2013 Non, Alan, vous ne sortirez pas d\u2019ici.", "\u00c9crivez ce qu\u2019il vous faut sur une feuille de papier et mon domestique prendra un cab, et ira vous le chercher. Campbell griffonna quelques lignes, y passa le buvard et \u00e9crivit sur une enveloppe l\u2019adresse de son aide. Dorian prit le billet et le lut attentivement ; puis il sonna et le donna \u00e0 son domestique avec l\u2019ordre de revenir aussit\u00f4t que possible et de rapporter les objets demand\u00e9s. Quand la porte de la rue se fut referm\u00e9e, Campbell se leva nerveusement et s\u2019approcha de la chemin\u00e9e. Il semblait grelotter d\u2019une sorte de fi\u00e8vre. Pendant pr\u00e8s de vingt minutes aucun des deux hommes ne parla. Une mouche bourdonnait bruyamment dans la pi\u00e8ce et le tic-tac de l\u2019horloge r\u00e9sonnait comme des coups de marteau\u2026 Le timbre sonna une heure\u2026 Campbell se retourna et regardant Dorian, vit que ses yeux \u00e9taient baign\u00e9s de larmes. Il y avait dans cette face d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e une puret\u00e9 et une distinction qui le mirent hors de lui. \u2013 Vous \u00eates inf\u00e2me, absolument inf\u00e2me, murmura-t-il. \u2013 Fi !", "Alan, vous m\u2019avez sauv\u00e9 la vie, dit Dorian. \u2013 Votre vie, juste ciel ! quelle vie ! Vous \u00eates all\u00e9 de corruptions en corruptions jusqu\u2019au crime. En faisant ce que je vais faire, ce que vous me forcez \u00e0 faire, ce n\u2019est pas \u00e0 votre vie que je songe\u2026 \u2013 Ah ! Alan ! murmura Dorian avec un soupir. Je vous souhaite d\u2019avoir pour moi la milli\u00e8me partie de la piti\u00e9 que j\u2019ai pour vous. Il lui tourna le dos en parlant ainsi et alla regarder \u00e0 la fen\u00eatre du jardin. Campbell ne r\u00e9pondit rien\u2026 Apr\u00e8s une dizaine de minutes, on frappa \u00e0 la porte et le domestique entra, portant avec une grande bo\u00eete d\u2019acajou pleine de drogues, un long rouleau de fil d\u2019acier et de platine et deux crampons de fer d\u2019une forme \u00e9trange. \u2013 Faut-il laisser cela ici, monsieur, demanda-t-il \u00e0 Campbell. \u2013 Oui, dit Dorian. Je crois, Francis, que j\u2019ai encore une commission \u00e0 vous donner. Quel est le nom de cet homme de Richmond qui fournit les orchid\u00e9es \u00e0 Selby ? \u2013 Harden, monsieur. \u2013 Oui, Harden\u2026 Vous allez aller \u00e0 Richmond voir Harden lui-m\u00eame, et vous lui direz de m\u2019envoyer deux fois plus d\u2019orchid\u00e9es que je n\u2019en avais command\u00e9, et d\u2019en mettre aussi peu de blanches que possible\u2026 Non, pas de blanches du tout\u2026 Le temps est d\u00e9licieux, Francis, et Richmond est un endroit charmant ; autrement je ne voudrais pas vous ennuyer avec cela. \u2013 Pas du tout, monsieur.", "\u00c0 quelle heure faudra-t-il que je revienne ? Dorian regarda Campbell. \u2013 Combien de temps demandera votre exp\u00e9rience, Alan ? dit-il d\u2019une voix calme et indiff\u00e9rente, comme si la pr\u00e9sence d\u2019un tiers lui donnait un courage inattendu. Campbell tressaillit et se mordit les l\u00e8vres\u2026 \u2013 Environ cinq heures, r\u00e9pondit-il. \u2013 Il sera donc temps que vous rentriez vers sept heures et demie, Francis. Ou plut\u00f4t, attendez, pr\u00e9parez-moi ce qu\u2019il faudra pour m\u2019habiller. Vous aurez votre soir\u00e9e pour vous. Je ne d\u00eene pas ici, de sorte que je n\u2019aurai plus besoin de vous. \u2013 Merci, monsieur, r\u00e9pondit le valet en se retirant. \u2013 Maintenant, Alan, ne perdons pas un instant\u2026 Comme cette caisse est lourde !\u2026 Je vais la monter, prenez les autres objets. Il parlait vite, d\u2019un ton de commandement. Campbell se sentit domin\u00e9. Ils sortirent ensemble. Arriv\u00e9s au palier du dernier \u00e9tage, Dorian sortit sa clef et la mit dans la serrure. Puis il s\u2019arr\u00eata, les yeux troubl\u00e9s, frissonnant\u2026 \u2013 Je crois que je ne pourrai pas entrer, Alan !", "murmura-t-il. \u2013 \u00c7a m\u2019est \u00e9gal, je n\u2019ai pas besoin de vous, dit Campbell froidement. Dorian entr\u2019ouvrit la porte\u2026 \u00c0 ce moment il aper\u00e7ut en plein soleil les yeux du portrait qui semblaient le regarder. Devant lui, sur le parquet, le rideau d\u00e9chir\u00e9 \u00e9tait \u00e9tendu. Il se rappela que la nuit pr\u00e9c\u00e9dente il avait oubli\u00e9 pour la premi\u00e8re fois de sa vie, de cacher le tableau fatal ; il eut envie de fuir, mais il se retint en fr\u00e9missant. Quelle \u00e9tait cette odieuse tache rouge, humide et brillante qu\u2019il voyait sur une des mains comme si la toile e\u00fbt suint\u00e9 du sang ? Quelle chose horrible, plus horrible, lui parut-il sur le moment, que ce paquet immobile et silencieux affaiss\u00e9 contre la table, cette masse informe et grotesque dont l\u2019ombre se projetait sur le tapis souill\u00e9, lui montrant qu\u2019elle n\u2019avait pas boug\u00e9 et \u00e9tait toujours la, telle qu\u2019il l\u2019avait laiss\u00e9e\u2026 Il poussa un profond soupir, ouvrit la porte un peu plus grande et les yeux \u00e0 demi ferm\u00e9s, d\u00e9tournant la t\u00eate, il entra vivement, r\u00e9solu \u00e0 ne pas jeter m\u00eame un regard vers le cadavre\u2026 Puis, s\u2019arr\u00eatant et ramassant le rideau de pourpre et d\u2019or, il le jeta sur le cadre\u2026 Alors il resta immobile, craignant de se retourner, les yeux fix\u00e9s sur les arabesques de la broderie qu\u2019il avait devant lui.", "Il entendit Campbell qui rentrait la lourde caisse et les objets m\u00e9talliques n\u00e9cessaires \u00e0 son horrible travail. Il se demanda si Campbell et Basil Hallward s\u2019\u00e9taient jamais rencontr\u00e9s, et dans ce cas ce qu\u2019ils avaient pu penser l\u2019un de l\u2019autre. \u2013 Laissez-moi maintenant, dit une voix dure derri\u00e8re lui. Il se retourna et sortit en h\u00e2te, ayant confus\u00e9ment entrevu le cadavre renvers\u00e9 sur le dos du fauteuil et Campbell contemplant sa face jaune et luisante. En descendant il entendit le bruit de la clef dans la serrure\u2026 Alan s\u2019enfermait\u2026 Il \u00e9tait beaucoup plus de sept heures lorsque Campbell rentra dans la biblioth\u00e8que. Il \u00e9tait p\u00e2le, mais parfaitement calme. \u2013 J\u2019ai fait ce que vous m\u2019avez demand\u00e9, murmura-t-il. Et maintenant, adieu ! Ne nous revoyons plus jamais ! \u2013 Vous m\u2019avez sauv\u00e9, Alan, je ne pourrai jamais l\u2019oublier, dit Dorian, simplement. D\u00e8s que Campbell fut sorti, il monta\u2026 Une odeur horrible d\u2019acide nitrique emplissait la chambre. Mais la chose assise ce matin devant la table avait disparu\u2026 Chapitre 15 Ce soir-l\u00e0, \u00e0 huit heures trente, exquis\u00e9ment v\u00eatu, la boutonni\u00e8re orn\u00e9e d\u2019un gros bouquet de violettes de Parme, Dorian Gray \u00e9tait introduit dans le salon de lady Narborough par des domestiques inclin\u00e9s. Les veines de ses tempes palpitaient f\u00e9brilement et il \u00e9tait dans un \u00e9tat de sauvage excitation, mais l\u2019\u00e9l\u00e9gante r\u00e9v\u00e9rence qu\u2019il eut vers la main de la ma\u00eetresse de la maison fut aussi ais\u00e9e et aussi gracieuse qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire.", "Peut-\u00eatre n\u2019est-on jamais plus \u00e0 l\u2019aise que lorsqu\u2019on a quelque com\u00e9die \u00e0 jouer. Certes, aucun de ceux qui virent Dorian Gray ce soir-l\u00e0, n\u2019e\u00fbt pu imaginer qu\u2019il venait de traverser un drame aussi horrible qu\u2019aucun drame de notre \u00e9poque. Ces doigts d\u00e9licats ne pouvaient avoir tenu le couteau d\u2019un assassin, ni ces l\u00e8vres souriantes blasph\u00e9m\u00e9 Dieu. Malgr\u00e9 lui il s\u2019\u00e9tonnait du calme de son esprit et pour un moment il ressentit profond\u00e9ment le terrible plaisir d\u2019avoir une vie double. C\u2019\u00e9tait une r\u00e9union intime, bient\u00f4t transform\u00e9e en confusion par lady Narborough, femme tr\u00e8s intelligente dont lord Henry parlait comme d\u2019une femme qui avait gard\u00e9 de beaux restes d\u2019une remarquable laideur. Elle s\u2019\u00e9tait montr\u00e9e l\u2019excellente \u00e9pouse d\u2019un de nos plus ennuyeux ambassadeurs et ayant enterr\u00e9 son mari convenablement sous un mausol\u00e9e de marbre, qu\u2019elle avait elle-m\u00eame dessin\u00e9, et mari\u00e9 ses filles \u00e0 des hommes riches et m\u00fbrs, se consacrait maintenant aux plaisirs de l\u2019art fran\u00e7ais, de la cuisine fran\u00e7aise et de l\u2019esprit fran\u00e7ais quand elle pouvait l\u2019atteindre\u2026 Dorian \u00e9tait un de ses grands favoris ; elle lui disait toujours qu\u2019elle \u00e9tait ravie de ne l\u2019avoir pas connue dans sa jeunesse. \u2013 Car, mon cher ami, je suis s\u00fbre que je serai devenue follement amoureuse de vous, ajoutait-elle, j\u2019aurais jet\u00e9 pour vous mon bonnet par dessus les moulins !", "Heureusement que l\u2019on ne pensait pas \u00e0 vous alors ! D\u2019ailleurs nos bonnets \u00e9taient si d\u00e9plaisants et les moulins si occup\u00e9s \u00e0 prendre le vent que je n\u2019eus jamais de flirt avec personne. Et puis, ce fut de la faute de Narborough. Il \u00e9tait tellement myope qu\u2019il n\u2019y aurait eu aucun plaisir \u00e0 tromper un mari qui n\u2019y voyait jamais rien !\u2026 Ses invit\u00e9s, ce soir-l\u00e0, \u00e9taient plut\u00f4t ennuyeux\u2026 Ainsi qu\u2019elle l\u2019expliqua \u00e0 Dorian, derri\u00e8re un \u00e9ventail us\u00e9, une de ses filles mari\u00e9es lui \u00e9tait tomb\u00e9e \u00e0 l\u2019improviste, et pour comble de malheur, avait amen\u00e9 son mari avec elle. \u2013 Je trouve cela bien d\u00e9sobligeant de sa part, mon cher, lui souffla-t-elle \u00e0 l\u2019oreille\u2026 Certes, je vais passer chaque \u00e9t\u00e9 avec eux en revenant de Hambourg, mais il faut bien qu\u2019une vieille femme comme moi aille quelquefois prendre un peu d\u2019air frais. Au reste, je les r\u00e9veille r\u00e9ellement. Vous n\u2019imaginez pas l\u2019existence qu\u2019ils m\u00e8nent. C\u2019est la plus compl\u00e8te vie de campagne.", "Ils se l\u00e8vent de bonne heure, car ils ont tant \u00e0 faire, et se couchent t\u00f4t ayant si peu \u00e0 penser. Il n\u2019y a pas eu le moindre scandale dans tout le voisinage depuis le temps de la Reine Elizabeth, aussi s\u2019endorment-ils tous apr\u00e8s d\u00eener. Il ne faut pas aller vous asseoir pr\u00e8s d\u2019eux. Vous resterez pr\u00e8s de moi et vous me distrairez\u2026 Dorian murmura un compliment aimable et regarda autour de lui. C\u2019\u00e9tait certainement une fastidieuse r\u00e9union. Deux personnages lui \u00e9taient inconnus et les autres \u00e9taient : Ernest Harrowden, un de ces m\u00e9diocres entre deux \u00e2ges, si communs dans les clubs de Londres, qui n\u2019ont pas d\u2019ennemis, mais qui n\u2019en sont pas moins d\u00e9test\u00e9s de leurs amis ; Lady Ruxton, une femme de quarante-sept ans, \u00e0 la toilette tapageuse, au nez recourb\u00e9, qui essayait toujours de se trouver compromise, mais \u00e9tait si parfaitement banale qu\u2019\u00e0 son grand d\u00e9sappointement, personne n\u2019eut jamais voulu croire \u00e0 aucune m\u00e9disance sur son compte ; Mme Erlynne, personne aux cheveux roux v\u00e9nitiens, tr\u00e8s r\u00e9serv\u00e9e, affect\u00e9e d\u2019un d\u00e9licieux b\u00e9gaiement ; Lady Alice Chapman, la fille de l\u2019h\u00f4tesse, triste et mal fagot\u00e9e, lotie d\u2019une de ces banales figures britanniques qu\u2019on ne se rappelle jamais ; et enfin son mari, un \u00eatre aux joues rouges, aux favoris blancs, qui, comme beaucoup de ceux de son esp\u00e8ce, pensait qu\u2019une excessive jovialit\u00e9 pouvait suppl\u00e9er au manque absolu d\u2019id\u00e9es\u2026 Dorian regrettait presque d\u2019\u00eatre venu, lorsque lady Narborough regardant la grande pendule qui \u00e9talait sur la chemin\u00e9e drap\u00e9e de mauve ses volutes pr\u00e9tentieuses de bronze dor\u00e9, s\u2019\u00e9cria : \u2013 Comme c\u2019est mal \u00e0 Henry Wotton d\u2019\u00eatre si en retard !", "J\u2019ai envoy\u00e9 ce matin chez lui \u00e0 tout hasard et il m\u2019a promis de ne pas nous manquer. Ce lui fut une consolation de savoir qu\u2019Harry allait venir et quand la porte s\u2019ouvrit et qu\u2019il entendit sa voix douce et musicale, pr\u00eatant son charme \u00e0 quelque insinc\u00e8re compliment, l\u2019ennui le quitta. Pourtant, \u00e0 table, il ne put rien manger. Les mets se succ\u00e9daient dans son assiette sans qu\u2019il y go\u00fbt\u00e2t. Lady Narborough ne cessait de le gronder pour ce qu\u2019elle appelait : \u00ab une insulte \u00e0 ce pauvre Adolphe qui a compos\u00e9 le menu expr\u00e8s pour vous. \u00bb De temps en temps lord Henry le regardait, s\u2019\u00e9tonnant de son silence et de son air absorb\u00e9. Le sommelier remplissait sa coupe de champagne ; il buvait avidement et sa soif semblait en augmenter. \u2013 Dorian, dit enfin lord Henry, lorsqu\u2019on servit le chaud-froid, qu\u2019avez-vous donc ce soir ?\u2026 Vous ne paraissez pas \u00e0 votre aise ? \u2013 Il est amoureux, s\u2019\u00e9cria lady Narborough, et je crois qu\u2019il a peur de me l\u2019avouer, de crainte que je ne sois jalouse.", "Et il a raison, je le serais certainement\u2026 \u2013 Ch\u00e8re lady Narborough, murmura Dorian en souriant, je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9 amoureux depuis une grande semaine, depuis que Mme de Ferrol a quitt\u00e9 Londres. \u2013 Comment les hommes peuvent-ils \u00eatre amoureux de cette femme, s\u2019\u00e9cria la vieille dame. Je ne puis vraiment le comprendre ! \u2013 C\u2019est tout simplement parce qu\u2019elle vous rappelle votre enfance, lady Narborough, dit lord Henry. Elle est le seul trait d\u2019union entre nous et vos robes courtes. \u2013 Elle ne me rappelle pas du tout mes robes courtes, lord Henry. Mais je me souviens tr\u00e8s bien de l\u2019avoir vue \u00e0 Vienne il y a trente ans\u2026 \u00c9tait-elle assez d\u00e9collet\u00e9e alors ! \u2013 Elle est encore d\u00e9collet\u00e9e, r\u00e9pondit-il, prenant une olive de ses longs doigts, et quand elle est en brillante toilette elle ressemble \u00e0 une \u00e9dition de luxe d\u2019un mauvais roman fran\u00e7ais. Elle est vraiment extraordinaire et pleine de surprises. Son go\u00fbt pour la famille est \u00e9tonnant : lorsque son troisi\u00e8me mari mourut, ses cheveux devinrent parfaitement dor\u00e9s de chagrin ! \u2013 Pouvez-vous dire, Harry !\u2026 s\u2019\u00e9cria Dorian. \u2013 C\u2019est une explication romantique !", "s\u2019exclama en riant l\u2019h\u00f4tesse. Mais, vous dites son troisi\u00e8me mari, lord Henry\u2026 Vous ne voulez pas dire que Ferrol est le quatri\u00e8me ? \u2013 Certainement, lady Narborough. \u2013 Je n\u2019en crois pas un mot. \u2013 Demandez plut\u00f4t \u00e0 Mr Gray, c\u2019est un de ses plus intimes amis. \u2013 Est-ce vrai, Mr Gray ? \u2013 Elle me l\u2019a dit, lady Narborough, dit Dorian. Je lui ai demand\u00e9 si comme Marguerite de Navarre, elle ne conservait pas leurs c\u0153urs embaum\u00e9s et pendus \u00e0 sa ceinture. Elle me r\u00e9pondit que non, car aucun d\u2019eux n\u2019en avait. \u2013 Quatre maris !\u2026 Ma parole c\u2019est trop de z\u00e8le !\u2026 \u2013 Trop d\u2019audace, lui ai-je dit, repartit Dorian. \u2013 Oh ! elle est assez audacieuse, mon cher, et comment est Ferrol ?\u2026 Je ne le connais pas. \u2013 Les maris des tr\u00e8s belles femmes appartiennent \u00e0 la classe des criminels, dit lord Henry en buvant \u00e0 petits coups. Lady Narborough le frappa de son \u00e9ventail. \u2013 Lord Henry, je ne suis pas surprise que le monde vous trouve extr\u00eamement m\u00e9chant !\u2026 \u2013 Mais pourquoi le monde dit-il cela ?", "demanda lord Henry en levant la t\u00eate. Ce ne peut \u00eatre que le monde futur. Ce monde-ci et moi nous sommes en excellents termes. \u2013 Tous les gens que je connais vous trouvent tr\u00e8s m\u00e9chant, s\u2019\u00e9cria la vieille dame, hochant la t\u00eate. Lord Henry redevint s\u00e9rieux un moment. \u2013 C\u2019est tout \u00e0 fait monstrueux, dit-il enfin, cette fa\u00e7on qu\u2019on a aujourd\u2019hui de dire derri\u00e8re le dos des gens ce qui est\u2026 absolument vrai !\u2026 \u2013 N\u2019est-il pas incorrigible ? s\u2019\u00e9cria Dorian, se renversant sur le dossier de sa chaise. \u2013 Je l\u2019esp\u00e8re bien ! dit en riant l\u2019h\u00f4tesse. Mais si en v\u00e9rit\u00e9, vous adorez tous aussi ridiculement Mme de Ferrol, il faudra que je me remarie aussi, afin d\u2019\u00eatre \u00e0 la mode. \u2013 Vous ne vous remarierez jamais, lady Narborough, interrompit lord Henry. Vous f\u00fbtes beaucoup trop heureuse la premi\u00e8re fois. Quand une femme se remarie c\u2019est qu\u2019elle d\u00e9testait son premier \u00e9poux. Quand un homme se remarie, c\u2019est qu\u2019il adorait sa premi\u00e8re femme.", "Les femmes cherchent leur bonheur, les hommes risquent le leur. \u2013 Narborough n\u2019\u00e9tait pas parfait ! s\u2019\u00e9cria la vieille dame. \u2013 S\u2019il l\u2019avait \u00e9t\u00e9, vous ne l\u2019eussiez point ador\u00e9, fut la r\u00e9ponse. Les femmes nous aiment pour nos d\u00e9fauts. Si nous en avons pas mal, elles nous passeront tout, m\u00eame notre intelligence\u2026 Vous ne m\u2019inviterez plus, j\u2019en ai peur, pour avoir dit cela, lady Narborough, mais c\u2019est enti\u00e8rement vrai. \u2013 Certes, c\u2019est vrai, lord Henry\u2026 Si nous autres femmes, ne vous aimions pas pour vos d\u00e9fauts, que deviendriez-vous ? Aucun de vous ne pourrait se marier. Vous seriez un tas d\u2019infortun\u00e9s c\u00e9libataires\u2026 Non pas cependant, que cela vous changerait beaucoup : aujourd\u2019hui, tous les hommes mari\u00e9s vivent comme des gar\u00e7ons et tous les gar\u00e7ons comme des hommes mari\u00e9s. \u2013 \u00ab Fin de si\u00e8cle !\u2026 \u00bb, murmura lord Henry. \u2013 \u00ab Fin de globe !\u2026 \u00bb, r\u00e9pondit l\u2019h\u00f4tesse. \u2013 Je voudrais que ce f\u00fbt la Fin du globe, dit Dorian avec un soupir.", "La vie est une grande d\u00e9sillusion. \u2013 Ah, mon cher ami ! s\u2019\u00e9cria lady Narborough mettant ses gants, ne me dites pas que vous avez \u00e9puis\u00e9 la vie. Quand un homme dit cela, on comprend que c\u2019est la vie qui l\u2019a \u00e9puis\u00e9. Lord Henry est tr\u00e8s m\u00e9chant et je voudrais souvent l\u2019avoir \u00e9t\u00e9 moi-m\u00eame ; mais vous, vous \u00eates fait pour \u00eatre bon, vous \u00eates si beau !\u2026 Je vous trouverai une jolie femme. Lord Henry, ne pensez-vous pas que Mr Gray devrait se marier ?\u2026 \u2013 C\u2019est ce que je lui dis toujours, lady Narborough, acquies\u00e7a lord Henry en s\u2019inclinant. \u2013 Bien, il faudra que nous nous occupions d\u2019un parti convenable pour lui. Je parcourrai ce soir le \u00ab Debrett \u00bb avec soin et dresserai une liste de toutes les jeunes filles \u00e0 marier. \u2013 Avec leurs \u00e2ges, lady Narborough ? demanda Dorian. \u2013 Certes, avec leurs \u00e2ges, d\u00fbment reconnus\u2026 Mais il ne faut rien faire avec pr\u00e9cipitation. Je veux que ce soit ce que le Morning Post appelle une union assortie, et je veux que vous soyez heureux ! \u2013 Que de b\u00eatises on dit sur les mariages heureux !", "s\u2019\u00e9cria lord Henry. Un homme peut \u00eatre heureux avec n\u2019importe quelle femme aussi longtemps qu\u2019il ne l\u2019aime pas !\u2026 \u2013 Ah ! quel affreux cynique vous faites !\u2026 fit en se levant la vieille dame et en faisant un signe vers lady Ruxton. \u2013 Il faudra bient\u00f4t revenir d\u00eener avec moi. Vous \u00eates vraiment un admirable tonique, bien meilleur que celui que Sir Andrew m\u2019a proscrit. Il faudra aussi me dire quelles personnes vous aimeriez rencontrer. Je veux que ce soit un choix parfait. \u2013 J\u2019aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui ont un pass\u00e9, r\u00e9pondit lord Henry. Ne croyez-vous pas que cela puisse faire une bonne compagnie ? \u2013 Je le crains, dit-elle riant, en se dirigeant vers la porte\u2026 Mille pardons, ma ch\u00e8re lady Ruxton, ajouta-t-elle, je n\u2019avais pas vu que vous n\u2019aviez pas fini votre cigarette. \u2013 Ce n\u2019est rien, lady Narborough, je fume beaucoup trop. Je me limiterai \u00e0 l\u2019avenir. \u2013 N\u2019en faites rien, lady Huxton, dit lord Henry.", "La mod\u00e9ration est une chose fatale. Assez est aussi mauvais qu\u2019un repas ; plus qu\u2019assez est aussi bon qu\u2019une f\u00eate. Lady Ruxton le regarda avec curiosit\u00e9. \u2013 Il faudra venir m\u2019expliquer cela une de ces apr\u00e8s-midi, lord Henry ; la th\u00e9orie me parait s\u00e9duisante, murmura-t-elle en sortant majestueusement\u2026 \u2013 Maintenant songez \u00e0 ne pas trop parler de politique et de scandales, cria lady Narborough de la porte. Autrement nous nous querellerons. Les hommes \u00e9clat\u00e8rent de rire et Mr Chapman remonta solennellement du bout de la table et vint s\u2019asseoir \u00e0 la place d\u2019honneur. Dorian Gray alla se placer pr\u00e8s de lord Henry. Mr Chapman se mit \u00e0 parler tr\u00e8s haut de la situation \u00e0 la Chambre des Communes. Il avait de gros rires en nommant ses adversaires. Le mot doctrinaire \u2013 mot plein de terreurs pour l\u2019esprit britannique \u2013 revenait de temps en temps dans sa conversation. Un pr\u00e9fixe allit\u00e9r\u00e9 est un ornement \u00e0 l\u2019art oratoire. Il \u00e9levait l\u2019 \u00ab Union Jack \u00bb sur le pinacle de la Pens\u00e9e.", "La stupidit\u00e9 h\u00e9r\u00e9ditaire de la race \u2013 qu\u2019il d\u00e9nommait jovialement le bon sens anglais \u2013 \u00e9tait, comme il le d\u00e9montrait, le vrai rempart de la Soci\u00e9t\u00e9. Un sourire vint aux l\u00e8vres de lord Henry qui se retourna vers Dorian. \u2013 \u00cates-vous mieux, cher ami ? demanda-t-il\u2026 vous paraissiez mal \u00e0 votre aise \u00e0 table ? \u2013 Je suis tr\u00e8s bien, Harry, un peu fatigu\u00e9, voil\u00e0 tout. \u2013 Vous f\u00fbtes charmant hier soir. La petite duchesse est tout \u00e0 fait folle de vous. Elle m\u2019a dit qu\u2019elle irait \u00e0 Selby. \u2013 Elle m\u2019a promis de venir le vingt. \u2013 Est-ce que Monmouth y sera aussi ? \u2013 Oh ! oui, Harry\u2026 \u2013 Il m\u2019ennuie terriblement, presque autant qu\u2019il ennuie la duchesse. Elle est tr\u00e8s intelligente, trop intelligente pour une femme. Elle manque de ce charme ind\u00e9finissable des faibles. Ce sont les pieds d\u2019argile qui rendent pr\u00e9cieux l\u2019or de la statue. Ses pieds sont fort jolis, mais ils ne sont pas d\u2019argile ; des pieds de porcelaine blanche, si vous voulez.", "Ils ont pass\u00e9 au feu et ce que le feu ne d\u00e9truit pas, il le durcit. Elle a eu des aventures\u2026 \u2013 Depuis quand est-elle mari\u00e9e ? demanda Dorian. \u2013 Depuis une \u00e9ternit\u00e9, m\u2019a-t-elle dit. Je crois, d\u2019apr\u00e8s l\u2019armorial, que ce doit \u00eatre depuis dix ans, mais dix ans avec Monmouth peuvent compter pour une \u00e9ternit\u00e9. Qui viendra encore ? \u2013 Oh ! les Willoughbys, Lord Rugby et sa femme, notre h\u00f4tesse, Geoffrey Clouston, les habitu\u00e9s\u2026 J\u2019ai invit\u00e9 Lord Grotrian. \u2013 Il me pla\u00eet, dit lord Henry. Il ne pla\u00eet pas \u00e0 tout le monde, mais je le trouve charmant. Il expie sa mise quelquefois exag\u00e9r\u00e9e et son \u00e9ducation toujours trop parfaite. C\u2019est une figure tr\u00e8s moderne. \u2013 Je ne sais s\u2019il pourra venir, Harry. Il faudra peut-\u00eatre qu\u2019il aille \u00e0 Monte-Carlo avec son p\u00e8re. \u2013 Ah ! quel peste que ces gens ! T\u00e2chez donc qu\u2019il vienne. \u00c0 propos, Dorian, vous \u00eates parti de bien bonne heure, hier soir.", "Il n\u2019\u00e9tait pas encore onze heures. Qu\u2019avez-vous fait ?\u2026 \u00cates-vous rentr\u00e9 tout droit chez vous ? Dorian le regarda brusquement. \u2013 Non, Harry, dit-il enfin. Je ne suis rentr\u00e9 chez moi que vers trois heures. \u2013 \u00cates-vous all\u00e9 au club ? \u2013 Oui, r\u00e9pondit-il. Puis il se mordit les l\u00e8vres\u2026 Non, je veux dire, je ne suis pas all\u00e9 au club\u2026 Je me suis promen\u00e9. Je ne sais plus ce que j\u2019ai fait\u2026 Comme vous \u00eates indiscret, Harry ! Vous voulez toujours savoir ce qu\u2019on fait ; moi, j\u2019ai toujours besoin d\u2019oublier ce que j\u2019ai fait\u2026 Je suis rentr\u00e9 \u00e0 deux heures et demie, si vous tenez \u00e0 savoir l\u2019heure exacte ; j\u2019avais oubli\u00e9 ma clef et mon domestique a d\u00fb m\u2019ouvrir. S\u2019il vous faut des preuves, vous les lui demanderez. Lord Henry haussa les \u00e9paules. \u2013 Comme si cela m\u2019int\u00e9ressait, mon cher ami ! Montons au salon \u2013 Non, merci, Mr Chapman, pas de sherry\u2026 \u2013 Il vous est arriv\u00e9 quelque chose, Dorian\u2026 Dites-moi ce que c\u2019est.", "Vous n\u2019\u00eates pas vous-m\u00eame ce soir. \u2013 Ne vous inqui\u00e9tez pas de moi, Harry, je suis irritable, nerveux. J\u2019irai vous voir demain ou apr\u00e8s-demain. Faites mes excuses \u00e0 lady Narborough. Je ne monterai pas. Je vais rentrer. Il faut que je rentre. \u2013 Tr\u00e8s bien, Dorian. J\u2019esp\u00e8re que je vous verrai demain au th\u00e9 ; la Duchesse viendra. \u2013 Je ferai mon possible, Harry, dit-il, en s\u2019en allant. En rentrant chez lui il sentit que la terreur qu\u2019il avait chass\u00e9e l\u2019envahissait de nouveau. Les questions impr\u00e9vues de lord Henry, lui avaient fait perdre un instant tout son sang-froid, et il avait encore besoin de calme. Des objets dangereux restaient \u00e0 d\u00e9truire. Il se r\u00e9voltait \u00e0 l\u2019id\u00e9e de les toucher de ses mains. Cependant il fallait que ce f\u00fbt fait. Il se r\u00e9signa et quand il eut ferm\u00e9 \u00e0 clef la porte de sa biblioth\u00e8que il ouvrit le placard secret o\u00f9 il avait jet\u00e9 le manteau et la valise de Basil Hallward.", "Un grand feu br\u00fblait dans la chemin\u00e9e ; il y jeta encore une b\u00fbche. L\u2019odeur de cuir roussi et du drap br\u00fbl\u00e9 \u00e9tait insupportable. Il lui fallut trois quarts d\u2019heure pour consumer le tout. \u00c0 la fin, il se sentit faiblir, presque malade ; et ayant allum\u00e9 des pastilles d\u2019Alger dans un br\u00fble-parfums de cuivre ajour\u00e9, il se rafra\u00eechit les mains et le front avec du vinaigre de toilette au musc. Soudain il frissonna\u2026 Ses yeux brillaient \u00e9trangement, il mordillait fi\u00e9vreusement sa l\u00e8vre inf\u00e9rieure. Entre deux fen\u00eatres se trouvait un grand cabinet florentin, en \u00e9b\u00e8ne incrust\u00e9 d\u2019ivoire et de lapis. Il le regardait comme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un objet capable de le ravir et de l\u2019effrayer tout \u00e0 la fois et comme s\u2019il e\u00fbt contenu quelque chose qu\u2019il d\u00e9sirait et dont il avait peur. Sa respiration \u00e9tait haletante. Un d\u00e9sir fou s\u2019empara de lui. Il alluma une cigarette, puis la jeta. Ses paupi\u00e8res s\u2019abaiss\u00e8rent, et les longues franges de ses cils faisaient une ombre sur ses joues.", "Il regarda encore le cabinet. Enfin, il se leva du divan o\u00f9 il \u00e9tait \u00e9tendu, alla vers le meuble, l\u2019ouvrit et pressa un bouton dissimul\u00e9 dans un coin. Un tiroir triangulaire sortit lentement. Ses doigts y plong\u00e8rent instinctivement et en retir\u00e8rent une petite boite de laque vieil or, d\u00e9licatement travaill\u00e9e ; les c\u00f4t\u00e9s en \u00e9taient orn\u00e9s de petites vagues en relief et de cordons de soie o\u00f9 pendaient des glands de fils m\u00e9talliques et des perles de cristal. Il ouvrit la bo\u00eete. Elle contenait une p\u00e2te verte ayant l\u2019aspect de la cire et une odeur forte et p\u00e9n\u00e9trante\u2026 Il h\u00e9sita un instant, un \u00e9trange sourire aux l\u00e8vres\u2026 Il grelottait, quoique l\u2019atmosph\u00e8re de la pi\u00e8ce f\u00fbt extraordinairement chaude, puis il s\u2019\u00e9tira, et regarda la pendule. Il \u00e9tait minuit moins vingt. Il remit la bo\u00eete, ferma la porte du meuble et rentra dans sa chambre. Quand les douze coups de bronze de minuit retentirent dans la nuit \u00e9paisse, Dorian Gray, mal v\u00eatu, le cou envelopp\u00e9 d\u2019un cache-nez, se glissait hors de sa maison.", "Dans Bond Street il rencontra un hansom attel\u00e9 d\u2019un bon cheval. Il le h\u00e9la, et donna \u00e0 voix basse une adresse au cocher. L\u2019homme secoua la t\u00eate. \u2013 C\u2019est trop loin pour moi, murmura-t-il. \u2013 Voil\u00e0 un souverain pour vous, dit Dorian ; vous en aurez un autre si vous allez vite. \u2013 Tr\u00e8s bien, monsieur, r\u00e9pondit l\u2019homme, vous y serez dans une heure, et ayant mis son pourboire dans sa poche, il fit faire demi-tour \u00e0 son cheval qui partit rapidement dans la direction du fleuve. Chapitre 16 Une pluie froide commen\u00e7ait \u00e0 tomber, et les r\u00e9verb\u00e8res luisaient fantomatiquement dans le brouillard humide. Les public-houses se fermaient et des groupes t\u00e9n\u00e9breux d\u2019hommes et de femmes se s\u00e9paraient aux alentours. D\u2019ignobles \u00e9clats de rire fusaient des bars ; en d\u2019autres, des ivrognes braillaient et criaient\u2026 \u00c9tendu dans le hansom, son chapeau pos\u00e9 en arri\u00e8re sur sa t\u00eate, Dorian Gray regardait avec des yeux indiff\u00e9rents la honte sordide de la grande ville ; il se r\u00e9p\u00e9tait \u00e0 lui-m\u00eame les mots que lord Henry lui avait dits le jour de leur premi\u00e8re rencontre : \u00ab Gu\u00e9rir l\u2019\u00e2me par le moyen des sens et les sens au moyen de l\u2019\u00e2me\u2026 Oui, l\u00e0 \u00e9tait le secret ; il l\u2019avait souvent essay\u00e9 et l\u2019essaierait encore.", "Il y a des boutiques d\u2019opium o\u00f9 l\u2019on peut acheter l\u2019oubli, des tani\u00e8res d\u2019horreur o\u00f9 la m\u00e9moire des vieux p\u00e9ch\u00e9s s\u2019abolit par la folie des p\u00e9ch\u00e9s nouveaux. La lune se levait basse dans le ciel, comme un cr\u00e2ne jaune\u2026 De temps \u00e0 autre, un lourd nuage informe, comme un long bras, la cachait. Les r\u00e9verb\u00e8res devenaient de plus en plus rares, et les rues plus \u00e9troites et plus sombres\u2026 \u00c0 un certain moment le cocher perdit son chemin et dut r\u00e9trograder d\u2019un demi-mille ; une vapeur enveloppait le cheval, trottant dans les flaques d\u2019eau\u2026 Les vitres du hansom \u00e9taient ouat\u00e9es d\u2019une brume grise\u2026 \u00ab Gu\u00e9rir l\u2019\u00e2me par le moyen des sens, et les sens au moyen de l\u2019\u00e2me. \u00bb Ces mots sonnaient singuli\u00e8rement \u00e0 son oreille\u2026 Oui, son \u00e2me \u00e9tait malade \u00e0 la mort\u2026 \u00c9tait-il vrai que les sens la pouvaient gu\u00e9rir ?\u2026 Un sang innocent avait \u00e9t\u00e9 vers\u00e9\u2026 Comment racheter cela ? Ah ! il n\u2019\u00e9tait point d\u2019expiation !\u2026 Mais quoique le pardon f\u00fbt impossible, possible encore \u00e9tait l\u2019oubli, et il \u00e9tait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 oublier cette chose, \u00e0 en abolir pour jamais le souvenir, \u00e0 l\u2019\u00e9craser comme on \u00e9crase une vip\u00e8re qui vous a mordu\u2026 Vraiment de quel droit Basil lui avait-il parl\u00e9 ainsi ?", "Qui l\u2019avait autoris\u00e9 \u00e0 se poser en juge des autres ? Il avait dit des choses qui \u00e9taient effroyables, horribles, impossibles \u00e0 endurer\u2026 Le hansom allait cahin-caha, de moins en moins vite, semblait-il\u2026 Il abaissa la trappe et dit \u00e0 l\u2019homme de se presser. Un hideux besoin d\u2019opium commen\u00e7ait \u00e0 le ronger. Sa gorge br\u00fblait, et ses mains d\u00e9licates se crispaient nerveusement ; il frappa f\u00e9rocement le cheval avec sa canne. Le cocher ricana et fouetta sa b\u00eate\u2026 Il se mit \u00e0 rire \u00e0 son tour, et l\u2019homme se tut\u2026 La route \u00e9tait interminable, les rues lui semblaient comme la toile noire d\u2019une invisible araign\u00e9e. Cette monotonie devenait insupportable, et il s\u2019effraya de voir le brouillard s\u2019\u00e9paissir. Ils pass\u00e8rent pr\u00e8s de solitaires briqueteries\u2026 Le brouillard se rar\u00e9fiait, et il put voir les \u00e9tranges fours en forme de bouteille d\u2019o\u00f9 sortaient des langues de feu oranges en \u00e9ventail. Un chien aboya comme ils passaient et dans le lointain cria quelque mouette errante.", "Le cheval tr\u00e9bucha dans une orni\u00e8re, fit un \u00e9cart et partit au galop\u2026 Au bout d\u2019un instant, ils quitt\u00e8rent le chemin glaiseux, et \u00e9veill\u00e8rent les \u00e9chos des rues mal pav\u00e9es\u2026 Les fen\u00eatres n\u2019\u00e9taient point \u00e9clair\u00e9es, mais \u00e7a et l\u00e0, des ombres fantastiques se silhouettaient contre des jalousies illumin\u00e9es ; il les observait curieusement. Elles se remuaient comme de monstrueuses marionnettes, qu\u2019on e\u00fbt dit vivantes ; il les d\u00e9testa\u2026 Une rage sombre \u00e9tait dans son c\u0153ur. Au coin d\u2019une rue, une femme leur cria quelque chose d\u2019une porte ouverte, et deux hommes coururent apr\u00e8s la voiture l\u2019espace de cent yards ; le cocher les frappa de son fouet. Il a \u00e9t\u00e9 reconnu que la passion nous fait revenir aux m\u00eames pens\u00e9es\u2026 Avec une hideuse r\u00e9it\u00e9ration, les l\u00e8vres mordues de Dorian Gray r\u00e9p\u00e9taient et r\u00e9p\u00e9taient encore la phrase captieuse qui lui parlait d\u2019\u00e2me et de sens, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il y e\u00fbt trouv\u00e9 la parfaite expression de son humeur, et justifi\u00e9, par l\u2019approbation intellectuelle, les sentiments qui le dominaient\u2026 D\u2019une cellule \u00e0 l\u2019autre de son cerveau rampait la m\u00eame pens\u00e9e ; et le sauvage d\u00e9sir de vivre, le plus terrible de tous les app\u00e9tits humains, vivifiait chaque nerf et chaque fibre de son \u00eatre.", "La laideur qu\u2019il avait ha\u00efe parce qu\u2019elle fait les choses r\u00e9elles, lui devenait ch\u00e8re pour cette raison ; la laideur \u00e9tait la seule r\u00e9alit\u00e9. Les abominables bagarres, l\u2019ex\u00e9crable taverne, la violence crue d\u2019une vie d\u00e9sordonn\u00e9e, la vilenie des voleurs et des d\u00e9class\u00e9s, \u00e9taient plus vraies, dans leur intense actualit\u00e9 d\u2019impression, que toutes les formes gracieuses d\u2019art, que les ombres r\u00eaveuses du chant ; c\u2019\u00e9tait ce qu\u2019il lui fallait pour l\u2019oubli\u2026 Dans trois jours il serait libre\u2026 Soudain, l\u2019homme arr\u00eata brusquement son cheval \u00e0 l\u2019entr\u00e9e d\u2019une sombre ruelle. Par-dessus les toits bas, et les souches dentel\u00e9es des chemin\u00e9es des maisons, s\u2019\u00e9levaient des m\u00e2ts noirs de vaisseaux ; des guirlandes de blanche brume s\u2019attachaient aux vergues ainsi que des voiles de r\u00eave\u2026 \u2013 C\u2019est quelque part par ici, n\u2019est-ce pas, m\u2019sieu ? demanda la voix rauque du cocher par la trappe. Dorian tressaillit et regarda autour de lui\u2026 \u2013 C\u2019est bien comme cela, r\u00e9pondit-il ; et apr\u00e8s \u00eatre sorti h\u00e2tivement du cab et avoir donn\u00e9 au cocher le pourboire qu\u2019il lui avait promis, il marcha rapidement dans la direction du quai\u2026 De ci, de l\u00e0, une lanterne luisait \u00e0 la poupe d\u2019un navire de commerce ; la lumi\u00e8re dansait et se brisait dans les flots.", "Une rouge lueur venait d\u2019un steamer au long cours qui faisait du charbon. Le pav\u00e9 glissant avait l\u2019air d\u2019un mackintosh mouill\u00e9. Il se h\u00e2ta vers la gauche, regardant derri\u00e8re lui de temps \u00e0 autre pour voir s\u2019il n\u2019\u00e9tait pas suivi. Au bout de sept \u00e0 huit minutes, il atteignit une petite maison basse, \u00e9cras\u00e9e entre deux manufactures, mis\u00e9rables\u2026 Une lumi\u00e8re brillait \u00e0 une fen\u00eatre du haut. Il s\u2019arr\u00eata et frappa un coup particulier. Quelques instants apr\u00e8s, des pas se firent entendre dans le corridor, et il y eut un bruit de cha\u00eenes d\u00e9croch\u00e9es. La porte s\u2019ouvrit doucement, et il entra, sans dire un mot \u00e0 la vague forme humaine, qui s\u2019effa\u00e7a dans l\u2019ombre comme il entrait. Au fond du corridor, pendait un rideau vert d\u00e9chir\u00e9 que souleva le vent venu de la rue. L\u2019ayant \u00e9cart\u00e9, il entra dans une longue chambre basse qui avait l\u2019air d\u2019un salon de danse de troisi\u00e8me ordre. Autour des murs, des becs de gaz r\u00e9pandaient une lumi\u00e8re \u00e9clatante qui se d\u00e9formait dans les glaces pleines de chiures de mouches, situ\u00e9es en face.", "De graisseux r\u00e9flecteurs d\u2019\u00e9tain \u00e0 c\u00f4tes se trouvaient derri\u00e8re, frissonnants disques de lumi\u00e8re\u2026 Le plancher \u00e9tait couvert d\u2019un sable jaune d\u2019ocre, sali de boue, tach\u00e9 de liqueur renvers\u00e9e. Des Malais \u00e9taient accroupis pr\u00e8s d\u2019un petit fourneau \u00e0 charbon de bois jouant avec des jetons d\u2019os, et montrant en parlant des dents blanches. Dans un coin sur une table, la t\u00eate enfouie dans ses bras crois\u00e9s \u00e9tait \u00e9tendu un matelot, et devant le bar aux peintures criardes qui occupait tout un c\u00f4t\u00e9 de la salle, deux femmes hagardes se moquaient d\u2019un vieux qui brossait les manches de son paletot, avec une expression de d\u00e9go\u00fbt\u2026 \u2013 Il croit qu\u2019il a des fourmis rouges sur lui, dit l\u2019une d\u2019elles en riant, comme Dorian passait\u2026 L\u2019homme les regardait avec terreur et se mit \u00e0 geindre. Au bout de la chambre, il y avait un petit escalier, menant \u00e0 une chambre obscure. Alors que Dorian en franchit les trois marches d\u00e9traqu\u00e9es, une lourde odeur d\u2019opium le saisit.", "Il poussa un soupir profond, et ses narines palpit\u00e8rent de plaisir\u2026 En entrant, un jeune homme aux cheveux blonds et lisses, en train d\u2019allumer \u00e0 une lampe une longue pipe mince, le regarda et le salua avec h\u00e9sitation. \u2013 Vous ici, Adrien, murmura Dorian. \u2013 O\u00f9 pourrais-je \u00eatre ailleurs, r\u00e9pondit-il insoucieusement. Personne ne veut plus me fr\u00e9quenter \u00e0 pr\u00e9sent\u2026 \u2013 Je croyais que vous aviez quitt\u00e9 l\u2019Angleterre. \u2013 Darlington ne veut rien faire\u2026 Mon fr\u00e8re a enfin pay\u00e9 la note\u2026 Georges ne veut pas me parler non plus. \u00c7a m\u2019est \u00e9gal, ajouta-t-il avec un soupir\u2026 Tant qu\u2019on a cette drogue, on n\u2019a pas besoin d\u2019amis. Je pense que j\u2019en ai eu de trop\u2026 Dorian recula, et regarda autour de lui les gens grotesques, qui gisaient avec des postures fantastiques sur des matelas en loques\u2026 Ces membres d\u00e9jet\u00e9s, ces bouches b\u00e9antes, ces yeux ouverts et vitreux, l\u2019attir\u00e8rent\u2026 Il savait dans quels \u00e9tranges cieux ils souffraient, et quels t\u00e9n\u00e9breux enfers leur apprenaient le secret de nouvelles joies ; ils \u00e9taient mieux que lui, emprisonn\u00e9 dans sa pens\u00e9e.", "La m\u00e9moire, comme une horrible maladie, rongeait son \u00e2me ; de temps \u00e0 autre, il voyait les yeux de Basil Hallward fix\u00e9s sur lui\u2026 Cependant, il ne pouvait rester l\u00e0 ; la pr\u00e9sence d\u2019Adrien Singleton le g\u00eanait ; il avait besoin d\u2019\u00eatre dans un lieu o\u00f9 personne ne s\u00fbt qui il \u00e9tait ; il aurait voulu s\u2019\u00e9chapper de lui-m\u00eame\u2026 \u2013 Je vais dans un autre endroit, dit-il au bout d\u2019un instant. \u2013 Sur le quai ?\u2026 \u2013 Oui\u2026 \u2013 Cette folle y sera s\u00fbrement ; on n\u2019en veut plus ici\u2026 Dorian leva les \u00e9paules. \u2013 Je suis malade des femmes qui aiment : les femmes qui ha\u00efssent sont beaucoup plus int\u00e9ressantes. D\u2019ailleurs, cette drogue est encore meilleure\u2026 \u2013 C\u2019est tout \u00e0 fait pareil\u2026 \u2013 Je pr\u00e9f\u00e8re cela. Venez boire quelque chose ; j\u2019en ai grand besoin. \u2013Moi, je n\u2019ai besoin de rien, murmura le jeune homme. \u2013 \u00c7a ne fait rien. Adrien Singleton se leva paresseusement et suivit Dorian au bar. Un mul\u00e2tre, dans un turban d\u00e9chir\u00e9 et un ulster sale, grima\u00e7a un hideux salut en posant une bouteille de brandy et deux gobelets devant eux.", "Les femmes se rapproch\u00e8rent doucement, et se mirent \u00e0 bavarder. Dorian leur tourna le dos, et, \u00e0 voix basse, dit quelque chose \u00e0 Adrien Singleton. Un sourire pervers, comme un kriss malais, se tordit sur la face de l\u2019une des femmes : \u2013 Il para\u00eet que nous sommes bien fiers ce soir, ricana-t-elle. \u2013 Ne me parlez pas, pour l\u2019amour de Dieu, cria Dorian, frappant du pied. Que d\u00e9sirez-vous ? de l\u2019argent ? en voil\u00e0 ! Ne me parlez plus\u2026 Deux \u00e9clairs rouges travers\u00e8rent les yeux boursoufl\u00e9s de la femme, et s\u2019\u00e9teignirent, les laissant vitreux et sombres. Elle hocha la t\u00eate et rafla la monnaie sur le comptoir avec des mains avides\u2026 Sa compagne la regardait envieusement\u2026 \u2013 Ce n\u2019est point la peine, soupira Adrien Singleton. Je ne me soucie pas de revenir ? \u00c0 quoi cela me servirait-il ? Je suis tout \u00e0 fait heureux maintenant\u2026 \u2013 Vous m\u2019\u00e9crirez si vous avez besoin de quelque chose, n\u2019est-ce pas ?", "dit Dorian un moment apr\u00e8s. \u2013 Peut-\u00eatre !\u2026 \u2013 Bonsoir, alors. \u2013 Bonsoir\u2026 r\u00e9pondit le jeune homme, en remontant les marches, essuyant ses l\u00e8vres dess\u00e9ch\u00e9es avec un mouchoir. Dorian se dirigea vers la porte, la face douloureuse ; comme il tirait le rideau, un rire ignoble jaillit des l\u00e8vres peintes de la femme qui avait pris l\u2019argent. \u2013 C\u2019est le march\u00e9 du d\u00e9mon ! hoqueta-t-elle d\u2019une voix \u00e9raill\u00e9e. \u2013 Mal\u00e9diction, cria-t-il, ne me dites pas cela ! Elle fit claquer ses doigts\u2026 \u2013 C\u2019est le Prince Charmant que vous aimez \u00eatre appel\u00e9, n\u2019est-ce pas ? glapit-elle derri\u00e8re lui. Le matelot assoupi, bondit sur ses pieds \u00e0 ces paroles, et regarda autour de lui, sauvagement. Il entendit le bruit de la porte du corridor se fermant\u2026 Il se pr\u00e9cipita dehors en courant. Dorian Gray se h\u00e2tait le long des quais sous la bruine. Sa rencontre avec Adrien Singleton l\u2019avait \u00e9trangement \u00e9mu ; il s\u2019\u00e9tonnait que la ruine de cette jeune vie f\u00fbt r\u00e9ellement son fait, comme Basil Hallward le lui avait dit d\u2019une mani\u00e8re si insultante.", "Il mordit ses l\u00e8vres et ses yeux s\u2019attrist\u00e8rent un moment. Apr\u00e8s tout, qu\u2019est-ce que cela pouvait lui faire ?\u2026 La vie est trop courte pour supporter encore le fardeau des erreurs d\u2019autrui. Chaque homme vivait sa propre vie, et la payait son prix pour la vivre\u2026 Le seul malheur \u00e9tait que l\u2019on e\u00fbt \u00e0 payer si souvent pour une seule faute, car il fallait payer toujours et encore\u2026 Dans ses march\u00e9s avec les hommes, la Destin\u00e9e ne ferme jamais ses comptes. Les psychologues nous disent, quand la passion pour le vice, ou ce que les hommes appellent vice, domine notre nature, que chaque fibre du corps, chaque cellule de la cervelle, semblent \u00eatre anim\u00e9es de mouvements effrayants ; les hommes et les femmes, dans de tels moments, perdent le libre exercice de leur volont\u00e9 ; ils marchent vers une fin terrible comme des automates. Le choix leur est refus\u00e9 et la conscience elle-m\u00eame est morte, ou, si elle vit encore, ne vit plus que pour donner \u00e0 la r\u00e9bellion son attrait, et son charme \u00e0 la d\u00e9sob\u00e9issance ; car tous les p\u00e9ch\u00e9s, comme les th\u00e9ologiens sont fatigu\u00e9s de nous le rappeler, sont des p\u00e9ch\u00e9s de d\u00e9sob\u00e9issance.", "Quand cet Ange hautain, \u00e9toile du matin, tomba du ciel, ce fut en rebelle qu\u2019il tomba !\u2026 Endurci, concentr\u00e9 dans le mal, l\u2019esprit souill\u00e9, l\u2019\u00e2me assoiff\u00e9e de r\u00e9volte, Dorian Gray h\u00e2tait le pas de plus en plus\u2026 Comme il p\u00e9n\u00e9trait sous une arcade sombre, il avait accoutum\u00e9 souvent de prendre pour abr\u00e9ger son chemin vers l\u2019endroit mal fam\u00e9 o\u00f9 il allait, il se sentit subitement saisi par derri\u00e8re, et avant qu\u2019il e\u00fbt le temps de se d\u00e9fendre, il \u00e9tait violemment projet\u00e9 contre le mur ; une main brutale lui \u00e9treignait la gorge !\u2026 Il se d\u00e9fendit follement, et par un effort d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, d\u00e9tacha de son cou les doigts qui l\u2019\u00e9touffaient\u2026 Il entendit le d\u00e9clic d\u2019un revolver et aper\u00e7ut la lueur d\u2019un canon poli point\u00e9 vers sa t\u00eate, et la forme obscure d\u2019un homme court et r\u00e2bl\u00e9\u2026 \u2013 Que voulez-vous ? balbutia-t-il. \u2013 Restez tranquille ! dit l\u2019homme. Si vous bougez, je vous tue !\u2026 \u2013 Vous \u00eates fou ! Que vous ai-je fait ? \u2013 Vous avez perdu la vie de Sibyl Vane, et Sibyl Vane \u00e9tait ma s\u0153ur !", "Elle s\u2019est tu\u00e9e, je le sais\u2026 Mais sa mort est votre \u0153uvre, et je jure que je vais vous tuer\u2026 Je vous ai cherch\u00e9 pendant des ann\u00e9es, sans guide, sans trace. Les deux personnes qui vous connaissaient sont mortes. Je ne savais rien de vous, sauf le nom favori dont elle vous appelait. Par hasard, je l\u2019ai entendu ce soir. R\u00e9conciliez-vous avec Dieu, car, ce soir, vous allez mourir !\u2026 Dorian Gray faillit s\u2019\u00e9vanouir de terreur\u2026 \u2013 Je ne l\u2019ai jamais connue, murmura-t-il, je n\u2019ai jamais entendu parler d\u2019elle, vous \u00eates fou\u2026 \u2013 Vous feriez mieux de confesser votre p\u00e9ch\u00e9, car aussi vrai que je suis James Vane, vous allez mourir ! Le moment \u00e9tait terrible !\u2026 Dorian ne savait que faire, que dire !\u2026 \u2013 \u00c0 genoux ! cria l\u2019homme. Vous avez encore une minute pour vous confesser, pas plus. Je pars demain pour les Indes et je dois d\u2019abord r\u00e9gler cela\u2026 Une minute ! Pas plus !\u2026 Les bras de Dorian retomb\u00e8rent.", "Paralys\u00e9 de terreur, il ne pouvait penser\u2026 Soudain, une ardente esp\u00e9rance lui traversa l\u2019esprit !\u2026 \u2013 Arr\u00eatez ! cria-t-il. Il y a combien de temps que votre s\u0153ur est morte ? Vite, dites-moi !\u2026 \u2013 Dix huit ans, dit l\u2019homme. Pourquoi cette question ? Le temps n\u2019y fait rien\u2026 \u2013 Dix-huit ans, r\u00e9pondit Dorian Gray, avec un rire triomphant\u2026 Dix-huit ans ! Conduisez-moi sous une lanterne et voyez mon visage !\u2026 James Vane h\u00e9sita un moment, ne comprenant pas ce que cela voulait dire, puis il saisit Dorian Gray et le tira hors de l\u2019arcade\u2026 Bien que la lumi\u00e8re de la lanterne fut ind\u00e9cise et vacillante, elle suffit cependant \u00e0 lui montrer, lui sembla-t-il, l\u2019erreur effroyable dans laquelle il \u00e9tait tomb\u00e9, car la face de l\u2019homme qu\u2019il allait tuer avait toute la fra\u00eecheur de l\u2019adolescence et la puret\u00e9 sans tache de la jeunesse. Il paraissait avoir un peu plus de vingt ans, \u00e0 peine plus ; il ne devait gu\u00e8re \u00eatre plus vieux que sa s\u0153ur, lorsqu\u2019il la quitta, il y avait tant d\u2019ann\u00e9es\u2026 Il devenait \u00e9vident que ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019homme qui avait d\u00e9truit sa vie\u2026 Il le l\u00e2cha, et recula\u2026 \u2013 Mon Dieu !", "Mon Dieu, cria-t-il !\u2026 Et j\u2019allais vous tuer ! Dorian Gray respira\u2026 \u2013 Vous avez failli commettre un crime horrible, mon ami, dit-il, le regardant s\u00e9v\u00e8rement. Que cela vous soit un avertissement de ne point chercher \u00e0 vous venger vous-m\u00eame. \u2013 Pardonnez-moi, monsieur, murmura James Vane\u2026 On m\u2019a tromp\u00e9. Un mot que j\u2019ai entendu dans cette maudite taverne m\u2019a mis sur une fausse piste. \u2013 Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de serrer ce revolver qui pourrait vous attirer des ennuis, dit Dorian Gray en tournant les talons et descendant doucement la rue. James Vane restait sur le trottoir, rempli d\u2019horreur, tremblant de la t\u00eate aux pieds\u2026 Il ne vit pas une ombre noire, qui, depuis un instant, rampait le long du mur suintant, fut un moment dans la lumi\u00e8re, et s\u2019approcha de lui \u00e0 pas de loup\u2026 Il sentit une main qui se posait sur son bras, et se retourna en tressaillant\u2026 C\u2019\u00e9tait une des femmes qui buvaient au bar. \u2013 Pourquoi ne l\u2019avez-vous pas tu\u00e9, siffla-t-elle, en approchant de lui sa face hagarde.", "Je savais que vous le suiviez quand vous vous \u00eates pr\u00e9cipit\u00e9 de chez Daly. Fou que vous \u00eates ! Vous auriez d\u00fb le tuer ! Il a beaucoup d\u2019argent, et il est aussi mauvais que mauvais !\u2026 \u2013 Ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019homme que je cherchais, r\u00e9pondit-il, et je n\u2019ai besoin de l\u2019argent de personne. J\u2019ai besoin de la vie d\u2019un homme ! L\u2019homme que je veux tuer a pr\u00e8s de quarante ans. Celui-l\u00e0 \u00e9tait \u00e0 peine un adolescent. Dieu merci ! Je n\u2019ai pas souill\u00e9 mes mains de son sang. La femme eut un rire amer\u2026 \u2013 \u00c0 peine un adolescent, ricana-t-elle\u2026 Savez-vous qu\u2019il y a pr\u00e8s de dix-huit ans que le Prince Charmant m\u2019a fait ce que je suis ? \u2013 Vous mentez ! cria James Vane. Elle leva les mains au ciel. \u2013 Devant Dieu, je dis la v\u00e9rit\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria-t-elle\u2026 \u2013 Devant Dieu !\u2026 \u2013 Que je devienne muette s\u2019il n\u2019en est ainsi. C\u2019est le plus mauvais de ceux qui viennent ici.", "On dit qu\u2019il s\u2019est vendu au diable pour garder sa belle figure ! Il y a pr\u00e8s de dix-huit ans que je l\u2019ai rencontr\u00e9. Il n\u2019a pas beaucoup chang\u00e9 depuis. C\u2019est comme je vous le dis, ajouta-t-elle avec un regard m\u00e9lancolique. \u2013 Vous le jurez ?\u2026 \u2013 Je le jure, dirent ses l\u00e8vres en \u00e9cho. Mais ne me trahissez pas, g\u00e9mit-elle. Il me fait peur. Donnez-moi quelque argent pour trouver un logement cette nuit. Il la quitta avec un juron, et se pr\u00e9cipita au coin de la rue, mais Dorian Gray avait disparu\u2026 Quand il revint, la femme \u00e9tait partie aussi\u2026 Chapitre 17 Une semaine plus lard, Dorian Gray \u00e9tait assis dans la serre de Selby Royal, parlant \u00e0 la jolie duchesse de Monmouth, qui, avec son mari, un homme de soixante ans, \u00e0 l\u2019air fatigu\u00e9, \u00e9tait parmi ses h\u00f4tes. C\u2019\u00e9tait l\u2019heure du th\u00e9, et la douce lumi\u00e8re de la grosse lampe couverte de dentelle qui reposait sur la table, faisait briller les chines d\u00e9licats et l\u2019argent repouss\u00e9 du service ; la duchesse pr\u00e9sidait la r\u00e9ception. Ses mains blanches se mouvaient gentiment parmi les tasses, et ses l\u00e8vres d\u2019un rouge sanglant riaient \u00e0 quelque chose que Dorian lui soufflait.", "Lord Henry \u00e9tait \u00e9tendu sur une chaise d\u2019osier drap\u00e9e de soie, les regardant. Sur un divan de couleur p\u00eache, lady Narborough feignait d\u2019\u00e9couter la description que lui faisait le duc du dernier scarab\u00e9e br\u00e9silien dont il venait d\u2019enrichir sa collection. Trois jeunes gens en des smokings recherch\u00e9s offraient des g\u00e2teaux \u00e0 quelques dames. La soci\u00e9t\u00e9 \u00e9tait compos\u00e9e de douze personnes et l\u2019on en attendait plusieurs autres pour le jour suivant. \u2013 De quoi parlez-vous ? dit lord Henry se penchant vers la table et y d\u00e9posant sa tasse. J\u2019esp\u00e8re que Dorian vous fait part de mon plan de rebaptiser toute chose, Gladys. C\u2019est une id\u00e9e charmante. \u2013 Mais je n\u2019ai pas besoin d\u2019\u00eatre rebaptis\u00e9e, Harry, r\u00e9pliqua la duchesse, le regardant de ses beaux yeux. Je suis tr\u00e8s satisfaite de mon nom, et je suis certaine que Mr Gray est content du sien. \u2013 Ma ch\u00e8re Gladys, je ne voudrais changer aucun de vos deux noms pour tout au monde ; ils sont tous deux parfaits\u2026 Je pensais surtout aux fleurs\u2026 Hier, je cueillis une orchid\u00e9e pour ma boutonni\u00e8re.", "C\u2019\u00e9tait une adorable fleur tachet\u00e9e, aussi perverse que les sept p\u00e9ch\u00e9s capitaux. Distraitement, je demandais \u00e0 l\u2019un des jardiniers comment elle s\u2019appelait. Il me r\u00e9pondit que c\u2019\u00e9tait un beau sp\u00e9cimen de Robinsoniana ou quelque chose d\u2019aussi affreux\u2026 C\u2019est une triste v\u00e9rit\u00e9, mais nous avons perdu la facult\u00e9 de donner de jolis noms aux objets. Les noms sont tout. Je ne me dispute jamais au sujet des faits ; mon unique querelle est sur les mots : c\u2019est pourquoi je hais le r\u00e9alisme vulgaire en litt\u00e9rature. L\u2019homme qui appellerait une b\u00eache, une b\u00eache, devrait \u00eatre forc\u00e9 d\u2019en porter une ; c\u2019est la seule chose qui lui conviendrait\u2026 \u2013 Alors, comment vous appellerons-nous, Harry, demanda-t-elle. \u2013 Son nom est le prince Paradoxe, dit Dorian. \u2013 Je le reconnais \u00e0 ce trait, s\u2019exclama la duchesse. \u2013 Je ne veux rien entendre, dit lord Henry, s\u2019asseyant dans un fauteuil. On ne peut se d\u00e9barrasser d\u2019une \u00e9tiquette. Je refuse le titre. \u2013 Les Majest\u00e9s ne peuvent abdiquer, avertirent de jolies l\u00e8vres. \u2013 Vous voulez que je d\u00e9fende mon tr\u00f4ne, alors ?\u2026 \u2013 Oui. \u2013 Je dirai les v\u00e9rit\u00e9s de demain. \u2013 Je pr\u00e9f\u00e8re les fautes d\u2019aujourd\u2019hui, r\u00e9pondit la duchesse. \u2013 Vous me d\u00e9sarmez, Gladys, s\u2019\u00e9cria-t-il, imitant son opini\u00e2tret\u00e9. \u2013 De votre bouclier, Harry, non de votre lance\u2026 \u2013 Je ne joute jamais contre la beaut\u00e9, dit-il avec son inclinaison de main. \u2013 C\u2019est une erreur, croyez-moi.", "Vous mettez la beaut\u00e9 trop haut. \u2013 Comment pouvez-vous dire cela ? Je crois, je l\u2019avoue, qu\u2019il vaut mieux \u00eatre beau que bon. Mais d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, personne n\u2019est plus dispos\u00e9 que je ne le suis \u00e0 reconna\u00eetre qu\u2019il vaut mieux \u00eatre bon que laid. \u2013 La laideur est alors un des sept p\u00e9ch\u00e9s capitaux, s\u2019\u00e9cria la duchesse. Qu\u2019advient-il de votre comparaison sur les orchid\u00e9es ?\u2026 \u2013 La laideur est une des sept vertus capitales, Gladys. Vous, en bonne Tory, ne devez les m\u00e9sestimer. \u2013 La bi\u00e8re, la Bible et les sept vertus capitales ont fait notre Angleterre ce qu\u2019elle est. \u2013 Vous n\u2019aimez donc pas votre pays ? \u2013 J\u2019y vis. \u2013 C\u2019est que vous en censurez le meilleur ! \u2013 Voudriez-vous que je m\u2019en rapportasse au verdict de l\u2019Europe sur nous ? interrogea-t-il. \u2013 Que dit-elle de nous ? \u2013 Que Tartuffe a \u00e9migr\u00e9 en Angleterre et y a ouvert boutique. \u2013 Est-ce de vous, Harry ? \u2013 Je vous le donne. \u2013 Je ne puis m\u2019en servir, c\u2019est trop vrai. \u2013 Vous n\u2019avez rien \u00e0 craindre ; nos compatriotes ne se reconnaissent jamais dans une description. \u2013 Ils sont pratiques. \u2013 Ils sont plus rus\u00e9s que pratiques.", "Quand ils \u00e9tablissent leur grand livre, ils balancent la stupidit\u00e9 par la fortune et le vice par l\u2019hypocrisie. \u2013 Cependant, nous avons fait de grandes choses. \u2013 Les grandes choses nous furent impos\u00e9es, Gladys. \u2013 Nous en avons port\u00e9 le fardeau. \u2013 Pas plus loin que le Stock Exchange. Elle secoua la t\u00eate. \u2013 Je crois dans la race, s\u2019\u00e9cria-t-elle. \u2013 Elle repr\u00e9sente les survivants de la pouss\u00e9e. \u2013 Elle suit son d\u00e9veloppement. \u2013 La d\u00e9cadence m\u2019int\u00e9resse plus. \u2013 Qu\u2019est-ce que l\u2019Art ? demanda-t-elle. \u2013 Une maladie. \u2013 L\u2019Amour ? \u2013 Une illusion. \u2013 La religion ? \u2013 Une chose qui remplace \u00e9l\u00e9gamment la Foi. \u2013 Vous \u00eates un sceptique. \u2013 Jamais ! Le scepticisme est le commencement de la Foi. \u2013 Qu\u2019\u00eates-vous ? \u2013 D\u00e9finir est limiter. \u2013 Donnez-moi un guide. \u2013 Les fils sont bris\u00e9s. Vous vous perdriez dans le labyrinthe. \u2013 Vous m\u2019\u00e9garez\u2026 Parlons d\u2019autre chose. \u2013 Notre h\u00f4te est un sujet d\u00e9licieux. Il fut baptis\u00e9, il y a des ans, le Prince Charmant. \u2013 Ah !", "Ne me faites pas souvenir de cela ! s\u2019\u00e9cria Dorian Gray. \u2013 Notre h\u00f4te est plut\u00f4t d\u00e9sagr\u00e9able ce soir, remarqua avec enjouement la duchesse. Je crois qu\u2019il pense que Monmouth ne m\u2019a \u00e9pous\u00e9e, d\u2019apr\u00e8s ses principes scientifiques, que comme le meilleur sp\u00e9cimen qu\u2019il a pu trouver du papillon moderne. \u2013 J\u2019esp\u00e8re du moins que l\u2019id\u00e9e ne lui viendra pas de vous transpercer d\u2019une \u00e9pingle, duchesse, dit Dorian en souriant. \u2013 Oh ! ma femme de chambre s\u2019en charge\u2026 quand je l\u2019ennuie\u2026 \u2013 Et comment pouvez-vous l\u2019ennuyer, duchesse ? \u2013 Pour les choses les plus triviales, je vous assure. Ordinairement, parce que j\u2019arrive \u00e0 neuf heures moins dix et que je lui confie qu\u2019il faut que je sois habill\u00e9e pour huit heures et demie. \u2013 Quelle erreur de sa part !\u2026 Vous devriez la cong\u00e9dier. \u2013 Je n\u2019ose, Mr Gray. Pensez donc, elle m\u2019invente des chapeaux. Vous souvenez-vous de celui que je portais au garden-party de Lady Hilstone ?\u2026 Vous ne vous en souvenez pas, je le sais, mais c\u2019est gentil de votre part de faire semblant de vous en souvenir.", "Eh bien ! il a \u00e9t\u00e9 fait avec rien ; tous les jolis chapeaux sont faits de rien. \u2013 Comme les bonnes r\u00e9putations, Gladys, interrompit lord Henry\u2026 Chaque effet que vous produisez vous donne un ennemi de plus. Pour \u00eatre populaire, il faut \u00eatre m\u00e9diocre. \u2013 Pas avec les femmes, fit la duchesse hochant la t\u00eate, et les femmes gouvernent le monde. Je vous assure que nous ne pouvons supporter les m\u00e9diocrit\u00e9s. Nous autres femmes, comme on dit, aimons avec nos oreilles comme vous autres hommes, aimez avec vos yeux, si toutefois vous aimez jamais\u2026 \u2013 Il me semble que nous ne faisons jamais autre chose, murmura Dorian. \u2013 Ah ! alors, vous n\u2019avez jamais r\u00e9ellement aim\u00e9, Mr Gray, r\u00e9pondit la duchesse sur un ton de moquerie triste. \u2013 Ma ch\u00e8re Gladys, s\u2019\u00e9cria lord Henry, comment pouvez-vous dire cela ? La passion vit par sa r\u00e9p\u00e9tition et la r\u00e9p\u00e9tition convertit en art un penchant. D\u2019ailleurs, chaque fois qu\u2019on aime c\u2019est la seule fois qu\u2019on ait jamais aim\u00e9.", "La diff\u00e9rence d\u2019objet n\u2019alt\u00e8re pas la sinc\u00e9rit\u00e9 de la passion ; elle l\u2019intensifie simplement. Nous ne pouvons avoir dans la vie au plus qu\u2019une grande exp\u00e9rience, et le secret de la vie est de la reproduire le plus souvent possible. \u2013 M\u00eame quand vous f\u00fbtes bless\u00e9 par elle, Harry ? demanda la duchesse apr\u00e8s un silence. \u2013 Surtout quand on fut bless\u00e9 par elle, r\u00e9pondit lord Henry. Une curieuse expression dans l\u2019\u0153il, la duchesse, se tournant, regarda Dorian Gray : \u2013 Que dites-vous de cela, Mr Gray ? interrogea-t-elle. Dorian h\u00e9sita un instant ; il rejeta sa t\u00eate en arri\u00e8re, et riant : \u2013 Je suis toujours d\u2019accord avec Harry, Duchesse. \u2013 M\u00eame quand il a tort ? \u2013 Harry n\u2019a jamais tort, Duchesse. \u2013 Et sa philosophie vous rend heureux ? \u2013 Je n\u2019ai jamais recherch\u00e9 le bonheur. Qui a besoin du bonheur ?\u2026 Je n\u2019ai cherch\u00e9 que le plaisir. \u2013 Et vous l\u2019avez trouv\u00e9, Mr Gray ? \u2013 Souvent, trop souvent\u2026 La duchesse soupira\u2026 \u2013 Je cherche la paix, dit-elle, et si je ne vais pas m\u2019habiller, je ne la trouverai pas ce soir. \u2013 Laissez-moi vous cueillir quelques orchid\u00e9es, duchesse, s\u2019\u00e9cria Dorian en se levant et marchant dans la serre\u2026 \u2013 Vous flirtez de trop pr\u00e8s avec lui, dit lord Henry \u00e0 sa cousine.", "Faites attention. Il est fascinant\u2026 \u2013 S\u2019il ne l\u2019\u00e9tait pas, il n\u2019y aurait point de combat. \u2013 Les Grecs affrontent les Grecs, alors ? \u2013 Je suis du c\u00f4t\u00e9 des Troyens ; ils combattaient pour une femme. \u2013 Ils furent d\u00e9faits\u2026 \u2013 Il y a des choses plus tristes que la d\u00e9faite, r\u00e9pondit-elle. \u2013 Vous galopez, les r\u00eanes sur le cou\u2026 \u2013 C\u2019est l\u2019allure qui nous fait vivre. \u2013 J\u2019\u00e9crirai cela dans mon journal ce soir. \u2013 Quoi ? \u2013 Qu\u2019un enfant br\u00fbl\u00e9 aime le feu. \u2013 Je ne suis pas m\u00eame roussie ; mes ailes sont intactes. \u2013 Vous en usez pour tout, except\u00e9 pour la fuite. \u2013 Le courage a pass\u00e9 des hommes aux femmes. C\u2019est une nouvelle exp\u00e9rience pour nous. \u2013 Vous avez une rivale. \u2013 Qui ? \u2013 Lady Narborough, souffla-t-il en riant. Elle l\u2019adore. \u2013 Vous me remplissez de crainte. Le rappel de l\u2019antique nous est fatal, \u00e0 nous qui sommes romantiques. \u2013 Romantiques !", "Vous avez toute la m\u00e9thode de la science. \u2013 Les hommes ont fait notre \u00e9ducation. \u2013 Mais ne vous ont pas expliqu\u00e9es\u2026 \u2013 D\u00e9crivez-nous comme sexe, fut le d\u00e9fi. \u2013 Des sphinges sans secrets. Elle le regarda, souriante\u2026 \u2013 Comme Mr Gray est longtemps, dit-elle. Allons l\u2019aider. Je ne lui ai pas dit la couleur de ma robe. \u2013 Vous devriez assortir votre robe \u00e0 ses fleurs, Gladys. \u2013 Ce serait une reddition pr\u00e9matur\u00e9e. \u2013 L\u2019Art romantique proc\u00e8de par gradation. \u2013 Je me garderai une occasion de retraite. \u2013 \u00c0 la mani\u00e8re des Parthes ?\u2026 \u2013 Ils trouv\u00e8rent la s\u00e9curit\u00e9 dans le d\u00e9sert ; je ne pourrais le faire. \u2013 Il n\u2019est pas toujours permis aux femmes de choisir, r\u00e9pondit-il\u2026 \u00c0 peine avait-il fini cette menace que du fond de la serre arriva un g\u00e9missement \u00e9touff\u00e9, suivi de la chute sourde d\u2019un corps lourd !\u2026 Chacun tressauta. La duchesse restait immobile d\u2019horreur\u2026 Les yeux remplis de crainte, lord Henry se pr\u00e9cipita parmi les palmes pendantes, et trouva Dorian Gray gisant la face contre le sol pav\u00e9 de briques, \u00e9vanoui, comme mort\u2026 Il fut port\u00e9 dans le salon bleu et d\u00e9pos\u00e9 sur un sofa.", "Au bout de quelques minutes, il revint \u00e0 lui, et regarda avec une expression effar\u00e9e\u2026 \u2013 Qu\u2019est-il arriv\u00e9 ? demanda-t-il. Oh ! je me souviens. Suis-je sauf ici, Harry ?\u2026 Un tremblement le prit\u2026 \u2013 Mon cher Dorian, r\u00e9pondit lord Henry, c\u2019est une simple syncope, voil\u00e0 tout. Vous devez vous \u00eatre surmen\u00e9. Il vaut mieux pour vous que vous ne veniez pas au d\u00eener ; je prendrai votre place. \u2013 Non, j\u2019irai d\u00eener, dit-il se dressant. J\u2019aime mieux descendre d\u00eener. Je ne veux pas \u00eatre seul ! Il alla dans sa chambre et s\u2019y habilla. \u00c0 table, il eut comme une sauvage et insouciante gaiet\u00e9 dans les mani\u00e8res ; mais de temps \u00e0 autre, un frisson de terreur le traversait, alors qu\u2019il revoyait, plaqu\u00e9e comme un blanc mouchoir sur les vitres de la serre, la figure de James Vane, le guettant !\u2026 Chapitre 18 Le lendemain, il ne sortit pas et passa la plus grande partie de la journ\u00e9e dans sa chambre, en proie avec une terreur folle de mourir, indiff\u00e9rent \u00e0 la vie cependant\u2026 La crainte d\u2019\u00eatre surveill\u00e9, chass\u00e9, traqu\u00e9, commen\u00e7ait \u00e0 le dominer.", "Il tremblait quand un courant d\u2019air remuait la tapisserie. Les feuilles mortes que le vent chassait contre les vitraux sertis de plomb lui semblaient pareilles \u00e0 ses r\u00e9solutions dissip\u00e9es, \u00e0 ses regrets ardents\u2026 Quand il fermait les yeux, il revoyait la figure du matelot le regardant \u00e0 travers la vitre embu\u00e9e, et l\u2019horreur paraissait avoir, une fois de plus, mis sa main sur son c\u0153ur !\u2026 Mais peut-\u00eatre, \u00e9tait-ce son esprit troubl\u00e9 qui avait suscit\u00e9 la vengeance des t\u00e9n\u00e8bres, et plac\u00e9 devant ses yeux les hideuses formes du ch\u00e2timent. La vie actuelle \u00e9tait un chaos, mais il y avait quelque chose de fatalement logique dans l\u2019imagination. C\u2019est l\u2019imagination qui met le remords \u00e0 la piste du p\u00e9ch\u00e9\u2026 C\u2019est l\u2019imagination qui fait que le crime emporte avec lui d\u2019obscures punitions. Dans le monde commun des faits, les m\u00e9chants ne sont pas punis, ni les bons r\u00e9compens\u00e9s ; le succ\u00e8s est donn\u00e9 aux forts, et l\u2019insucc\u00e8s aux faibles ; c\u2019est tout\u2026 D\u2019ailleurs, si quelque \u00e9tranger avait r\u00f4d\u00e9 autour de la maison, les gardiens ou les domestiques l\u2019auraient vu.", "Si des traces de pas avaient \u00e9t\u00e9 relev\u00e9es dans les parterres, les jardiniers en auraient fait la remarque\u2026 D\u00e9cid\u00e9ment c\u2019\u00e9tait une simple illusion ; le fr\u00e8re de Sibyl Vane n\u2019\u00e9tait pas revenu pour le tuer. Il \u00e9tait parti sur son vaisseau pour sombrer dans quelque mer arctique\u2026 Pour lui, en tout cas, il \u00e9tait sauf\u2026 Cet homme ne savait qui il \u00e9tait, ne pouvait le savoir ; le masque de la jeunesse l\u2019avait sauv\u00e9. Et cependant, en supposant m\u00eame que ce ne fut qu\u2019une illusion, n\u2019\u00e9tait-ce pas terrible de penser que la conscience pouvait susciter de pareils fant\u00f4mes, leur donner des formes visibles, et les faire se mouvoir !\u2026 Quelle sorte d\u2019existence serait la sienne si, jours et nuits, les ombres de son crime le regardaient de tous les coins silencieux, le raillant de leurs cachettes, lui soufflant \u00e0 l\u2019oreille dans les f\u00eates, l\u2019\u00e9veillant de leurs doigts glac\u00e9s quand il dormirait !\u2026 \u00c0 cette pens\u00e9e rampant dans son esprit, il p\u00e2lit, et soudainement l\u2019air lui parut se refroidir\u2026 Oh !", "quelle \u00e9trange heure de folie, celle o\u00f9 il avait tu\u00e9 son ami ! Combien effroyable, la simple remembrance de cette sc\u00e8ne ! Il la voyait encore ! Chaque d\u00e9tail hideux lui en revenait, augment\u00e9 d\u2019horreur !\u2026 Hors de la caverne t\u00e9n\u00e9breuse du temps, effrayante et drap\u00e9e d\u2019\u00e9carlate, surgissait l\u2019image de son crime ! Quand lord Henry vint vers six heures, il le trouva sanglotant comme si son c\u0153ur \u00e9clatait !\u2026 Ce ne fut que le troisi\u00e8me jour qu\u2019il se hasarda \u00e0 sortir. Il y avait quelque chose dans l\u2019air clair, charg\u00e9 de senteurs de pin de ce matin d\u2019hiver, qui paraissait lui rapporter sa joie et son ardeur de vivre ; mais ce n\u2019\u00e9tait pas seulement les conditions physiques de l\u2019ambiance qui avaient caus\u00e9 ce changement. Sa propre nature se r\u00e9voltait contre cet exc\u00e8s d\u2019angoisse qui avait cherch\u00e9 \u00e0 g\u00e2ter, \u00e0 mutiler la perfection de son calme ; il en est toujours ainsi avec les temp\u00e9raments subtils et finement tremp\u00e9s ; leurs passions fortes doivent ou plier ou les meurtrir.", "Elles tuent l\u2019homme si elles ne meurent pas elles-m\u00eames. Les chagrins m\u00e9diocres et les amours born\u00e9es survivent. Les grandes amours et les vrais chagrins s\u2019an\u00e9antissent par leur propre pl\u00e9nitude\u2026 Il s\u2019\u00e9tait convaincu qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 la victime de son imagination frapp\u00e9e de terreur, et il songeait \u00e0 ses terreurs avec compassion et quelque m\u00e9pris. Apr\u00e8s le d\u00e9jeuner du matin, il se promena pr\u00e8s d\u2019une heure avec la duchesse dans le jardin, puis ils travers\u00e8rent le parc en voiture pour rejoindre la chasse. Un givre, craquant sous les pieds, \u00e9tait r\u00e9pandu sur le gazon comme du sable. Le ciel \u00e9tait une coupe renvers\u00e9e de m\u00e9tal bleu. Une l\u00e9g\u00e8re couche de glace bordait la surface unie du lac entour\u00e9 de roseaux\u2026 Au coin d\u2019un bois de sapins, il aper\u00e7ut sir Geoffrey Clouston, le fr\u00e8re de la duchesse, extrayant de son fusil deux cartouches tir\u00e9es. Il sauta \u00e0 bas de la voiture et apr\u00e8s avoir dit au groom de reconduire la jument au ch\u00e2teau, il se dirigea vers ses h\u00f4tes, \u00e0 travers les branches tomb\u00e9es et les broussailles rudes. \u2013 Avez-vous fait bonne chasse, Geoffrey ?", "demanda-t-il. \u2013 Pas tr\u00e8s bonne, Dorian\u2026 Les oiseaux sont dans la plaine : je crois qu\u2019elle sera meilleure apr\u00e8s le lunch, quand nous avanceront dans les terres\u2026 Dorian fl\u00e2na \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui\u2026 L\u2019air \u00e9tait vif et aromatique, les lueurs diverses qui brillaient dans le bois, les cris rauques des rabatteurs \u00e9clatant de temps \u00e0 autre, les d\u00e9tonations aigu\u00ebs des fusils qui se succ\u00e9daient, l\u2019int\u00e9ress\u00e8rent et le remplirent d\u2019un sentiment de d\u00e9licieuse libert\u00e9. Il fut emport\u00e9 par l\u2019insouciance du bonheur, par l\u2019indiff\u00e9rence hautaine de la joie\u2026 Soudain, d\u2019une petite \u00e9minence gazonn\u00e9e, \u00e0 vingt pas devant eux, avec ses oreilles aux pointes noires dress\u00e9es, et ses longues pattes de derri\u00e8re \u00e9tendues, partit un li\u00e8vre. Il se lan\u00e7a vers un bouquet d\u2019aulnes. Sir Geoffrey \u00e9paula son fusil, mais il y avait quelque chose de si gracieux dans les mouvements de l\u2019animal, que cela ravit Dorian qui s\u2019\u00e9cria : \u2013 Ne tirez pas, Geoffrey ! Laissez-le vivre !\u2026 \u2013 Quelle sottise, Dorian !", "dit son compagnon en riant, et comme le li\u00e8vre bondissait dans le fourr\u00e9, il tira\u2026 On entendit deux cris, celui du li\u00e8vre bless\u00e9, ce qui est affreux, et celui d\u2019un homme mortellement frapp\u00e9, ce qui est autrement horrible ! \u2013 Mon Dieu ! J\u2019ai atteint un rabatteur, s\u2019exclama sir Geoffrey. Quel \u00e2ne, que cet homme qui se met devant les fusils ! Cessez de tirer ! cria-t-il de toute la force de ses poumons. Un homme est bless\u00e9 !\u2026 Le garde g\u00e9n\u00e9ral arriva courant, un b\u00e2ton \u00e0 la main. \u2013 O\u00f9, monsieur ? cria-t-il, o\u00f9 est-il ? Au m\u00eame instant, le feu cessait sur toute la ligne. \u2013 Ici, r\u00e9pondit furieusement sir Geoffrey, en se pr\u00e9cipitant vers le fourr\u00e9. Pourquoi ne maintenez-vous pas vos hommes en arri\u00e8re ?\u2026 Vous m\u2019avez g\u00e2t\u00e9 ma chasse d\u2019aujourd\u2019hui\u2026 Dorian les regarda entrer dans l\u2019aunaie, \u00e9cartant les branches\u2026 Au bout d\u2019un instant, ils en sortirent, portant un corps dans le soleil. Il se retourna, terrifi\u00e9\u2026 Il lui semblait que le malheur le suivait o\u00f9 il allait\u2026 Il entendit sir Geoffrey demander si l\u2019homme \u00e9tait r\u00e9ellement mort, et l\u2019affirmative r\u00e9ponse du garde.", "Le bois lui parut soudain hant\u00e9 de figures vivantes ; il y entendait comme le bruit d\u2019une myriade de pieds et un sourd bourdonnement de voix\u2026 Un grand faisan \u00e0 gorge dor\u00e9e s\u2019envola dans les branches au-dessus d\u2019eux. Apr\u00e8s quelques instants qui lui parurent, dans son \u00e9tat de trouble, comme des heures sans fin de douleur, il sentit qu\u2019une main se posait sur son \u00e9paule ; il tressaillit et regarda autour de lui\u2026 \u2013 Dorian, dit lord Henry, je ferai mieux d\u2019annoncer que la chasse est close pour aujourd\u2019hui. Ce ne serait pas bien de la continuer. \u2013 Je voudrais qu\u2019elle f\u00fbt close \u00e0 jamais, Harry, r\u00e9pondit-il am\u00e8rement. Cette chose est odieuse et cruelle. Est-ce que cet homme est\u2026 Il ne put achever\u2026 \u2013 Je le crains, r\u00e9pliqua lord Henry. Il a re\u00e7u la charge enti\u00e8re dans la poitrine. Il doit \u00eatre mort sur le coup. Allons, venez \u00e0 la maison\u2026 Ils march\u00e8rent c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te dans la direction de l\u2019avenue pendant pr\u00e8s de cinquante yards sans se parler\u2026 Enfin Dorian se tourna vers lord Henry et lui dit avec un soupir profond : \u2013 C\u2019est un mauvais pr\u00e9sage, Harry, un bien mauvais pr\u00e9sage ! \u2013 Quoi donc ?", "interrogea lord Henry\u2026 Ah ! cet accident, je crois. Mon cher ami, je n\u2019y puis rien\u2026 C\u2019est la faute de cet homme\u2026 Pourquoi se mettait-il devant les fusils ? \u00c7a ne nous regarde pas\u2026 C\u2019est naturellement malheureux pour Geoffrey. Ce n\u2019est pas bon de tirer les rabatteurs ; \u00e7a fait croire qu\u2019on est un mauvais fusil, et cependant Geoffrey ne l\u2019est pas, car il tire fort bien\u2026 Mais pourquoi parler de cela ?\u2026 Dorian secoua la t\u00eate : \u2013 Mauvais pr\u00e9sage, Harry !\u2026 J\u2019ai id\u00e9e qu\u2019il va arriver quelque chose de terrible \u00e0 l\u2019un d\u2019entre nous\u2026 \u00c0 moi, peut-\u00eatre\u2026 Il se passa la main sur les yeux, avec un geste douloureux\u2026 Lord Henry \u00e9clata de rire\u2026 \u2013 La seule chose terrible au monde est l\u2019ennui, Dorian. C\u2019est le seul p\u00e9ch\u00e9 pour lequel il n\u2019existe pas de pardon\u2026 Mais probablement, cette affaire ne nous am\u00e8nera pas de d\u00e9sagr\u00e9ments, \u00e0 moins que les rabatteurs n\u2019en bavardent en d\u00eenant ; je leur d\u00e9fendrai d\u2019en parler\u2026 Quant aux pr\u00e9sages, \u00e7a n\u2019existe pas : la destin\u00e9e ne nous envoie pas de h\u00e9rauts ; elle est trop sage\u2026 ou trop cruelle pour cela.", "D\u2019ailleurs, que pourrait-il vous arriver, Dorian ?\u2026 Vous avez tout ce que dans le monde un homme peut d\u00e9sirer. Quel est celui qui ne voudrait changer son existence contre la v\u00f4tre ?\u2026 \u2013 Il n\u2019est personne avec qui je ne la changerais, Harry\u2026 Ne riez pas !\u2026 Je dis vrai\u2026 Le mis\u00e9rable paysan qui vient de mourir est plus heureux que moi. Je n\u2019ai point la terreur de la mort. C\u2019est la venue de la mort qui me terrifie !\u2026 Ses ailes monstrueuses semblent planer dans l\u2019air lourd autour de moi !\u2026 Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas, derri\u00e8re ces arbres, un homme qui me guette, qui m\u2019attend !\u2026 Lord Henry regarda dans la direction que lui indiquait la tremblante main gant\u00e9e\u2026 \u2013 Oui, dit-il en riant\u2026 Je vois le jardinier qui vous attend. Je m\u2019imagine qu\u2019il a besoin de savoir quelles sont les fleurs que vous voulez mettre sur la table, ce soir\u2026 Vous \u00eates vraiment nerveux, mon cher !", "Il vous faudra voir le m\u00e9decin, quand vous retournerez \u00e0 la ville\u2026 Dorian eut un soupir de soulagement en voyant s\u2019approcher le jardinier. L\u2019homme leva son chapeau, regarda h\u00e9sitant du c\u00f4t\u00e9 de lord Henry, et sortit une lettre qu\u2019il tendit \u00e0 son ma\u00eetre. \u2013 Sa Gr\u00e2ce m\u2019a dit d\u2019attendre une r\u00e9ponse, murmura-t-il. Dorian mit la lettre dans sa poche. \u2013 Dites \u00e0 Sa Gr\u00e2ce, que je rentre, r\u00e9pondit-il froidement. L\u2019homme fit demi-tour, et courut dans la direction de la maison. \u2013 Comme les femmes aiment \u00e0 faire les choses dangereuses, remarqua en riant lord Henry. C\u2019est une des qualit\u00e9s que j\u2019admire le plus en elles. Une femme flirtera avec n\u2019importe qui au monde, aussi longtemps qu\u2019on la regardera\u2026 \u2013 Comme vous aimez dire de dangereuses choses, Harry\u2026 Ainsi, en ce moment, vous vous \u00e9garez. J\u2019estime beaucoup la duchesse, mais je ne l\u2019aime pas. \u2013 Et la duchesse vous aime beaucoup, mais elle vous estime moins, ce qui fait que vous \u00eates parfaitement appari\u00e9s. \u2013 Vous parlez scandaleusement, Harry, et il n\u2019y a dans nos relations aucune base scandaleuse. \u2013 La base de tout scandale est une certitude immorale, dit lord Henry, allumant une cigarette. \u2013 Vous sacrifiez n\u2019importe qui, Harry, pour l\u2019amour d\u2019un \u00e9pigramme. \u2013 Les gens vont \u00e0 l\u2019autel de leur propre consentement, fut la r\u00e9ponse. \u2013 Je voudrais aimer !", "s\u2019\u00e9cria Dorian Gray avec une intonation profond\u00e9ment path\u00e9tique dans la voix. Mais il me semble que j\u2019ai perdu la passion et oubli\u00e9 le d\u00e9sir. Je suis trop concentr\u00e9 en moi-m\u00eame. Ma personnalit\u00e9 m\u2019est devenue un fardeau, j\u2019ai besoin de m\u2019\u00e9vader, de voyager, d\u2019oublier. C\u2019est ridicule de ma part d\u2019\u00eatre venu ici. Je pense que je vais envoyer un t\u00e9l\u00e9gramme \u00e0 Harvey pour qu\u2019on pr\u00e9pare le yacht. Sur un yacht, on est en s\u00e9curit\u00e9\u2026 \u2013 Contre quoi, Dorian ?\u2026 Vous avez quelque ennui. Pourquoi ne pas me le dire ? Vous savez que je vous aiderais. \u2013 Je ne puis vous le dire, Harry, r\u00e9pondit-il tristement. Et d\u2019ailleurs ce n\u2019est qu\u2019une lubie de ma part. Ce malheureux accident m\u2019a boulevers\u00e9. J\u2019ai un horrible pressentiment que quelque chose de semblable ne m\u2019arrive. \u2013 Quelle folie ! \u2013 Je l\u2019esp\u00e8re\u2026 mais je ne puis m\u2019emp\u00eacher d\u2019y penser\u2026 Ah ! voici la duchesse, elle a l\u2019air d\u2019Arth\u00e9mise dans un costume tailleur\u2026 Vous voyez que nous revenions, duchesse\u2026 \u2013 J\u2019ai appris ce qui est arriv\u00e9 ; Mr Gray, r\u00e9pondit-elle.", "Ce pauvre Geoffrey est tout \u00e0 fait contrari\u00e9\u2026 Il para\u00eetrait que vous l\u2019aviez conjur\u00e9 de ne pas tirer ce li\u00e8vre. C\u2019est curieux ! \u2013 Oui, c\u2019est tr\u00e8s curieux. Je ne sais pas ce qui m\u2019a fait dire cela. Quelque caprice, je crois ; ce li\u00e8vre avait l\u2019air de la plus jolie des choses vivantes\u2026 Mais je suis f\u00e2ch\u00e9 qu\u2019on vous ait rapport\u00e9 l\u2019accident. C\u2019est un odieux sujet\u2026 \u2013 C\u2019est un sujet ennuyant, interrompit lord Henry. Il n\u2019a aucune valeur psychologique. Ah ! si Geoffrey avait commis cette chose expr\u00e8s, comme c\u2019eut \u00e9t\u00e9 int\u00e9ressant !\u2026 J\u2019aimerais conna\u00eetre quelqu\u2019un qui e\u00fbt commis un vrai meurtre. \u2013 Que c\u2019est mal \u00e0 vous de parler ainsi, cria la duchesse. N\u2019est-ce pas, Mr Gray ?\u2026 Harry !\u2026 Mr Gray est encore indispos\u00e9 !\u2026 Il va se trouver mal !\u2026 Dorian se redressa avec un effort et sourit. \u2013 Ce n\u2019est rien, duchesse, murmura-t-il, mes nerfs sont surexcit\u00e9s ; c\u2019est tout\u2026 Je crains de ne pouvoir aller loin ce matin.", "Je n\u2019ai pas entendu ce qu\u2019Harry disait\u2026 \u00c9tait-ce mal ? Vous me le direz une autre fois. Je pense qu\u2019il vaut mieux que j\u2019aille me coucher. Vous m\u2019en excuserez, n\u2019est-ce pas ?\u2026 Ils avaient atteint les marches de l\u2019escalier menant de la serre \u00e0 la terrasse. Comme la porte vitr\u00e9e se fermait derri\u00e8re Dorian, lord Henry tourna vers la duchesse ses yeux fatigu\u00e9s. \u2013 L\u2019aimez-vous beaucoup, demanda-t-il. Elle ne fit pas une imm\u00e9diate r\u00e9ponse, consid\u00e9rant le paysage\u2026 \u2013 Je voudrais bien le savoir\u2026 dit-elle enfin. Il secoua la t\u00eate : \u2013 La connaissance en serait fatale. C\u2019est l\u2019incertitude qui vous charme. La brume fait plus merveilleuses les choses. \u2013 On peut perdre son chemin. \u2013 Tous les chemins m\u00e8nent au m\u00eame point, ma ch\u00e8re Gladys. \u2013 Quel est-il ? \u2013 La d\u00e9sillusion. \u2013 C\u2019est mon d\u00e9but dans la vie, soupira-t-elle. \u2013 Il vous vint couronn\u00e9\u2026 \u2013 Je suis fatigu\u00e9 des feuilles de fraisier. \u2013 Elles vous vont bien. \u2013 Seulement en public\u2026 \u2013 Vous les regretterez. \u2013 Je n\u2019en perdrai pas un p\u00e9tale. \u2013 Monmouth a des oreilles. \u2013 La vieillesse est dure d\u2019oreille. \u2013 N\u2019a-t-il jamais \u00e9t\u00e9 jaloux ? \u2013 Je voudrais qu\u2019il l\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9. Il regarda autour de lui comme cherchant quelque chose\u2026 \u2013 Que cherchez-vous ?", "demanda-t-elle. \u2013 La mouche de votre fleuret, r\u00e9pondit-il\u2026 Vous l\u2019avez laiss\u00e9e tomber. \u2013 J\u2019ai encore le masque, dit-elle en riant. \u2013 Il fait vos yeux plus adorables ! Elle rit \u00e0 nouveau. Ses dents apparurent, tels de blancs p\u00e9pins dans un fruit \u00e9carlate\u2026 L\u00e0-haut, dans sa chambre, Dorian Gray gisait sur un sofa, la terreur dans chaque fibre frissonnante de son corps. La vie lui \u00e9tait devenue subitement un fardeau trop lourd \u00e0 porter. La mort terrible du rabatteur infortun\u00e9, tu\u00e9 dans le fourr\u00e9 comme un fauve, lui semblait pr\u00e9figurer sa mort. Il s\u2019\u00e9tait presque trouv\u00e9 mal \u00e0 ce que lord Henry avait dit, par hasard, en mani\u00e8re de plaisanterie cynique. \u00c0 cinq heures, il sonna son valet et lui donna l\u2019ordre de pr\u00e9parer ses malles pour l\u2019express du soir, et de faire atteler le brougham pour huit heures et demie. Il \u00e9tait r\u00e9solu \u00e0 ne pas dormir une nuit de plus \u00e0 Selby Royal ; c\u2019\u00e9tait un lieu de fun\u00e8bre augure.", "La Mort y marchait dans le soleil. Le gazon de la for\u00eat avait \u00e9t\u00e9 tach\u00e9 de sang. Puis il \u00e9crivit un mot \u00e0 lord Henry, lui disant qu\u2019il allait \u00e0 la ville consulter un docteur, et le priant de divertir ses invit\u00e9s pendant son absence. Comme il le mettait dans l\u2019enveloppe, on frappa \u00e0 la porte, et son valet vint l\u2019avertir que le garde principal d\u00e9sirait lui parler\u2026 Il fron\u00e7a les sourcils et mordit ses l\u00e8vres : \u2013 Faites-le entrer, dit-il apr\u00e8s un instant d\u2019h\u00e9sitation. Comme l\u2019homme entrait, Dorian tira un carnet de ch\u00e8ques de son tiroir et l\u2019ouvrant devant lui : \u2013 Je pense que vous venez pour le malheureux accident de ce matin, Thornton, dit-il, en prenant une plume. \u2013 Oui, monsieur, dit le garde-chasse. \u2013 Est-ce que le pauvre gar\u00e7on \u00e9tait mari\u00e9 ? Avait-il de la famille ? demanda Dorian d\u2019un air ennuy\u00e9. S\u2019il en est ainsi, je ne la laisserai pas dans le besoin et je leur enverrai l\u2019argent que vous jugerez n\u00e9cessaire. \u2013 Nous ne savons qui il est, monsieur.", "C\u2019est pourquoi j\u2019ai pris la libert\u00e9 de venir vous voir. \u2013 Vous ne savez qui il est, dit Dorian insoucieusement ; que voulez-vous dire ? N\u2019\u00e9tait-il pas un de vos hommes ?\u2026 \u2013 Non, monsieur ; personne ne l\u2019avait jamais vu ; il a l\u2019air d\u2019un marin. La plume tomba des doigts de Dorian, et il lui parut que son c\u0153ur avait soudainement cess\u00e9 de battre \u2013 Un marin !\u2026 clama-t-il. Vous dites un marin ?\u2026 \u2013 Oui, monsieur\u2026 Il a vraiment l\u2019air de quelqu\u2019un qui a servi dans la marine. Il est tatou\u00e9 aux deux bras, notamment. \u2013 A-t-on trouv\u00e9 quelque chose sur lui, dit Dorian en se penchant vers l\u2019homme et le regardant fixement. Quelque chose faisant conna\u00eetre son nom ?\u2026 \u2013 Rien qu\u2019un peu d\u2019argent, et un revolver \u00e0 six coups. Nous n\u2019avons d\u00e9couvert aucun nom\u2026 L\u2019apparence convenable, mais grossi\u00e8re. Une sorte de matelot, croyons-nous\u2026 Dorian bondit sur ses pieds\u2026 Une esp\u00e9rance terrible le traversa\u2026 Il s\u2019y cramponna follement\u2026 \u2013 O\u00f9 est le corps ?", "s\u2019\u00e9cria-t-il. Vite, je veux le voir ! \u2013 Il a \u00e9t\u00e9 d\u00e9pos\u00e9 dans une \u00e9curie vide de la maison de ferme. Les gens n\u2019aiment pas avoir ces sortes de choses dans leurs maisons. Ils disent qu\u2019un cadavre apporte le malheur. \u2013 La maison de ferme\u2026 Allez m\u2019y attendre. Dites \u00e0 un palefrenier de m\u2019amener un cheval\u2026 Non, n\u2019en faites rien\u2026 J\u2019irai moi-m\u00eame aux \u00e9curies. \u00c7a \u00e9conomisera du temps. Moins d\u2019un quart d\u2019heure apr\u00e8s, Dorian Gray descendit au grand galop la longue avenue ; les arbres semblaient passer devant lui comme une procession spectrale, et des ombres hostiles traversaient non chemin. Soudain, la jument broncha devant un poteau de barri\u00e8re et le d\u00e9sar\u00e7onna presque. Il la cingla \u00e0 l\u2019encolure de sa cravache. Elle fendit l\u2019air comme une fl\u00e8che ; les pierres volaient sous ses sabots\u2026 Enfin, il atteignit la maison de ferme. Deux hommes causaient dans la cour. Il sauta de la selle et remit les r\u00eanes \u00e0 l\u2019un deux. Dans l\u2019\u00e9curie la plus \u00e9cart\u00e9e, une lumi\u00e8re brillait.", "Quelque chose lui dit que le corps \u00e9tait l\u00e0 ; il se pr\u00e9cipita vers la porte et mit la main au loquet\u2026 Il h\u00e9sita un moment, sentant qu\u2019il \u00e9tait sur la pente d\u2019une d\u00e9couverte qui referait ou g\u00e2terait \u00e0 jamais sa vie\u2026 Puis il poussa la porte et entra. Sur un amas de sacs, au fond, dans un coin, gisait le cadavre d\u2019un homme habill\u00e9 d\u2019une chemise grossi\u00e8re et d\u2019un pantalon bleu. Un mouchoir tach\u00e9 lui couvrait la face. Une chandelle commune, fich\u00e9e \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui dans une bouteille, gr\u00e9sillait\u2026 Dorian Gray frissonna\u2026 Il sentit qu\u2019il ne pourrait pas enlever lui-m\u00eame le mouchoir\u2026 Il dit \u00e0 un gar\u00e7on de ferme de venir. \u2013 \u00d4tez cette chose de la figure ; je voudrais la voir, fit-il en s\u2019appuyant au montant de la porte. Quand le valet e\u00fbt fait ce qu\u2019il lui commandait, il s\u2019avan\u00e7a\u2026 Un cri de joie jaillit de ses l\u00e8vres ! L\u2019homme qui avait \u00e9t\u00e9 tu\u00e9 dans le fourr\u00e9 \u00e9tait James Vane !\u2026 Il resta encore quelques instants \u00e0 consid\u00e9rer le cadavre\u2026 Comme il reprenait en galopant le chemin de la maison, ses yeux \u00e9taient pleins de larmes, car il se savait la vie sauve\u2026 Chapitre 19 \u2013 Pourquoi me dire que vous voulez devenir bon ?", "s\u2019\u00e9cria lord Henry, trempant ses doigts blancs dans un bol de cuivre rouge rempli d\u2019eau de ros\u00e9. Vous \u00eates absolument parfait. Ne changez pas, de gr\u00e2ce\u2026 Dorian Gray hocha la t\u00eate : \u2013 Non, Harry. J\u2019ai fait trop de choses abominables dans ma vie ; je n\u2019en veux plus faire. J\u2019ai commenc\u00e9 hier mes bonnes actions. \u2013 O\u00f9 \u00e9tiez-vous hier ? \u2013 \u00c0 la campagne, Harry\u2026 Je demeurais dans une petite auberge. \u2013 Mon cher ami, dit lord Henry en souriant, tout le monde peut \u00eatre bon \u00e0 la campagne ; on n\u2019y trouve point de tentations\u2026 C\u2019est pourquoi les gens qui vivent hors de la ville sont absolument incivilis\u00e9s ; la civilisation n\u2019est d\u2019aucune mani\u00e8re, une chose facile \u00e0 atteindre. Il n\u2019y a que deux fa\u00e7ons d\u2019y arriver : par la culture ou la corruption. Les gens de la campagne n\u2019ont aucune occasion d\u2019atteindre l\u2019une ou l\u2019autre ; aussi stagnent-ils\u2026 \u2013 La culture ou la corruption, r\u00e9p\u00e9ta Dorian\u2026 Je les ai un peu connues.", "Il me semble terrible, maintenant, que ces deux mots puissent se trouver r\u00e9unis. Car j\u2019ai un nouvel id\u00e9al, Harry. Je veux changer ; je pense que je le suis d\u00e9j\u00e0. \u2013 Vous ne m\u2019avez pas encore dit quelle \u00e9tait votre bonne action ; ou bien me disiez-vous que vous en aviez fait plus d\u2019une ? demanda son compagnon pendant qu\u2019il versait dans son assiette une petite pyramide cramoisie de fraises aromatiques, et qu\u2019il la neigeait de sucre en poudre au moyen d\u2019une cuiller tamis\u00e9e en forme de coquille. \u2013 Je puis vous la dire, Harry. Ce n\u2019est pas une histoire que je raconterai \u00e0 tout le monde\u2026 J\u2019ai \u00e9pargn\u00e9 une femme. Cela semble vain, mais vous comprendrez ce que je veux dire\u2026 Elle \u00e9tait tr\u00e8s belle et ressemblait \u00e9tonnamment \u00e0 Sibyl Vane. Je pense que c\u2019est cela qui m\u2019attira vers elle. Vous vous souvenez de Sibyl, n\u2019est-ce pas ? Comme cela me semble loin !\u2026 Hetty n\u2019\u00e9tait pas de notre classe, naturellement ; c\u2019\u00e9tait une simple fille de village.", "Mais je l\u2019aimais r\u00e9ellement ; je suis s\u00fbr que je l\u2019aimais. Pendant ce merveilleux mois de mai que nous avons eu, j\u2019avais pris l\u2019habitude d\u2019aller la voir deux ou trois fois pas semaine. Hier, elle me rencontra dans un petit verger. Les fleurs de pommier lui couvraient les cheveux et elle riait. Nous devions partir ensemble ce matin \u00e0 l\u2019aube\u2026 Soudainement, je me d\u00e9cidai \u00e0 la quitter, la laissant fleur comme je l\u2019avais trouv\u00e9e\u2026 \u2013 J\u2019aime \u00e0 croire que la nouveaut\u00e9 de l\u2019\u00e9motion doit vous avoir donn\u00e9 un frisson de vrai plaisir, Dorian, interrompit lord Henry. Mais je puis finir pour vous votre idylle. Vous lui avez donn\u00e9 de bons conseils et\u2026 bris\u00e9 son c\u0153ur\u2026 C\u2019\u00e9tait le commencement de votre r\u00e9forme ? \u2013 Harry, vous \u00eates m\u00e9chant ! Vous ne devriez pas dire ces choses abominables. Le c\u0153ur d\u2019Hetty n\u2019est pas bris\u00e9 ; elle pleura, cela s\u2019entend, et ce fut tout. Mais elle n\u2019est point d\u00e9shonor\u00e9e ; elle peut vivre, comme Perdita, dans son jardin o\u00f9 poussent la menthe et le souci. \u2013 Et pleurer sur un Florizel sans foi, ajouta lord Henry en riant et se renversant sur le dossier de sa chaise.", "Mon cher Dorian, vos mani\u00e8res sont curieusement enfantines\u2026 Pensez-vous que d\u00e9sormais, cette jeune fille se contentera de quelqu\u2019un de son rang\u2026 Je suppose qu\u2019elle se mariera quelque jour \u00e0 un rude charretier ou \u00e0 un paysan grossier ; le fait de vous avoir rencontr\u00e9, de vous avoir aim\u00e9, lui fera d\u00e9tester son mari, et elle sera malheureuse. Au point de vue moral, je ne puis dire que j\u2019augure bien de votre grand renoncement\u2026 Pour un d\u00e9but, c\u2019est pauvre\u2026 En outre savez-vous si le corps d\u2019Hetty ne flotte pas \u00e0 pr\u00e9sent dans quelque \u00e9tang de moulin, \u00e9clair\u00e9 par les \u00e9toiles, entour\u00e9 par des n\u00e9nuphars, comme Oph\u00e9lie ?\u2026 \u2013 Je ne veux penser \u00e0 cela, Harry ? Vous vous moquez de tout, et, de cette fa\u00e7on, vous sugg\u00e9rez les trag\u00e9dies les plus s\u00e9rieuses\u2026 Je suis d\u00e9sol\u00e9 de vous en avertir, mais je ne fais plus attention \u00e0 ce que vous me dites. Je sais que j\u2019ai bien fait d\u2019agir ainsi. Pauvre Hetty : Comme je me rendais \u00e0 cheval \u00e0 la ferme, ce matin, j\u2019aper\u00e7us sa figure blanche \u00e0 la fen\u00eatre, comme un bouquet de jasmin.", "Ne parlons plus de cela, et n\u2019essayez pas de me persuader que la premi\u00e8re bonne action que j\u2019aie faite depuis des ann\u00e9es, le premier petit sacrifice de moi-m\u00eame que je me connaisse, soit une sorte de p\u00e9ch\u00e9. J\u2019ai besoin d\u2019\u00eatre meilleur. Je deviens meilleur\u2026 Parlez-moi de vous. Que dit-on \u00e0 la ville ? Je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9 au club depuis plusieurs jours. \u2013 On parle encore de la disparition de ce pauvre Basil. \u2013 J\u2019aurais cru qu\u2019on finirait par s\u2019en fatiguer, dit Dorian se versant un peu de vin, et fron\u00e7ant l\u00e9g\u00e8rement les sourcils. \u2013 Mon cher ami, on n\u2019a parl\u00e9 de cela que pendant six semaines, et le public anglais n\u2019a pas la force de supporter plus d\u2019un sujet de conversation tous les trois mois. Il a \u00e9t\u00e9 cependant assez bien partag\u00e9, r\u00e9cemment : il y a eu mon propre divorce, et le suicide d\u2019Alan Campbell ; \u00e0 pr\u00e9sent, c\u2019est la disparition myst\u00e9rieuse d\u2019un artiste. On croit \u00e0 Scotland-Yard que l\u2019homme \u00e0 l\u2019ulster gris qui quitta Londres pour Paris, le neuf novembre, par le train de minuit, \u00e9tait ce pauvre Basil, et la police fran\u00e7aise d\u00e9clare que Basil n\u2019est jamais venu \u00e0 Paris.", "J\u2019aime \u00e0 penser que dans une quinzaine, nous apprendrons qu\u2019on l\u2019a vu \u00e0 San-Francisco. C\u2019est une chose bizarre, mais on voit \u00e0 San-Francisco toutes les personnes qu\u2019on croit disparues. Ce doit \u00eatre une ville d\u00e9licieuse ; elle poss\u00e8de toutes les attractions du monde futur\u2026 \u2013 Que pensez-vous qu\u2019il soit arriv\u00e9 \u00e0 Basil ? demanda Dorian levant son verre de Bourgogne \u00e0 la lumi\u00e8re et s\u2019\u00e9merveillant lui-m\u00eame du calme avec lequel il discutait ce sujet. \u2013 Je n\u2019en ai pas la moindre id\u00e9e. Si Basil veut se cacher, ce n\u2019est point l\u00e0 mon affaire. S\u2019il est mort\u2026 je n\u2019ai pas besoin d\u2019y penser. La mort est la seule chose qui m\u2019ait jamais terrifi\u00e9. Je la hais !\u2026 \u2013 Pourquoi, dit paresseusement l\u2019autre. \u2013 Parce que, r\u00e9pondit lord Henry en passant sous ses narines le treillis dor\u00e9 d\u2019une bo\u00eete ouverte de vinaigrette, on survit \u00e0 tout de nos jours, except\u00e9 \u00e0 cela. La mort et la vulgarit\u00e9 sont les deux seules choses au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle que l\u2019on ne peut expliquer\u2026 Allons prendre le caf\u00e9 dans le salon, Dorian.", "Vous me jouerez du Chopin. Le gentleman avec qui ma femme est partie interpr\u00e9tait Chopin d\u2019une mani\u00e8re exquise\u2026 Pauvre Victoria !\u2026 Je l\u2019aimais beaucoup ; la maison est un peu triste sans elle. La vie conjugale est simplement une habitude, une mauvaise habitude. Mais on regrette m\u00eame la perte de ses mauvaises habitudes ; peut \u00eatre est-ce celles-l\u00e0 que l\u2019on regrette le plus ; elles sont une partie essentielle de la personnalit\u00e9. Dorian ne dit rien, mais se levant de table, il passa dans la chambre voisine, s\u2019assit au piano et laissa ses doigts errer sur les ivoires blancs et noirs des touches. Quand on apporta le caf\u00e9, il s\u2019arr\u00eata, et regardant lord Henry, lui dit : \u2013 Harry, ne vous est-il jamais, venu \u00e0 l\u2019id\u00e9e que Basil avait \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9 ? Lord Henry eut un b\u00e2illement : \u2013 Basil \u00e9tait tr\u00e8s connu et portait toujours une montre Waterbury\u2026 Pourquoi l\u2019aurait-on assassin\u00e9 ? Il n\u2019\u00e9tait pas assez habile pour avoir des ennemis ; je ne parle pas de son merveilleux talent de peintre ; mais un homme peut peindre comme Velasquez et \u00eatre aussi terne que possible.", "Basil \u00e9tait r\u00e9ellement un peu lourdaud\u2026 Il m\u2019int\u00e9ressa une fois, quand il me confia, il y a des ann\u00e9es, la sauvage adoration qu\u2019il avait pour vous et que vous \u00e9tiez le motif dominant de son art. \u2013 J\u2019aimais beaucoup Basil, dit Dorian, avec une intonation triste dans la voix. Mais ne dit-on pas qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9 ? \u2013 Oui, quelques journaux\u2026 Cela ne me semble gu\u00e8re probable. Je sais qu\u2019il y a quelques vilains endroits dans Paris, mais Basil n\u2019\u00e9tait pas homme \u00e0 les fr\u00e9quenter. Il n\u2019\u00e9tait pas curieux ; c\u2019\u00e9tait son d\u00e9faut principal. \u2013 Que diriez-vous, Harry, si je vous disais que j\u2019ai assassin\u00e9 Basil ? dit Dorian en l\u2019observant attentivement pendant qu\u2019il parlait. \u2013 Je vous dirais, mon cher ami, que vous posez pour un caract\u00e8re qui ne vous va pas. Tout crime est vulgaire, comme toute vulgarit\u00e9 est crime. \u00c7a ne vous si\u00e9rait pas de commettre un meurtre. Je suis d\u00e9sol\u00e9 de blesser peut-\u00eatre votre vanit\u00e9 en parlant ainsi, mais je vous assure que c\u2019est vrai.", "Le crime appartient exclusivement aux classes inf\u00e9rieures ; je ne les bl\u00e2me d\u2019ailleurs nullement. J\u2019imagine que le crime est pour elles ce que l\u2019art est \u00e0 nous, simplement une m\u00e9thode de se procurer d\u2019extraordinaires sensations. \u2013 Une m\u00e9thode pour se procurer des sensations ? Croyez-vous donc qu\u2019un homme qui a commis un crime pourrait recommencer ce m\u00eame crime ? Ne me racontez pas cela !\u2026 \u2013 Toute chose devient un plaisir quand on la fait trop souvent, dit en riant lord Henry. C\u2019est l\u00e0 un des plus importants secrets de l\u2019existence. Je croirais, cependant, que le meurtre est toujours une faute ; on ne doit jamais rien commettre dont on ne puisse causer apr\u00e8s d\u00eener\u2026 Mais ne parlons plus du pauvre Basil. Je voudrais croire qu\u2019il a pu avoir une fin aussi romantique que celle que vous supposez ; mais je ne puis\u2026 Il a d\u00fb tomber d\u2019un omnibus dans la Seine, et le conducteur n\u2019en a point parl\u00e9\u2026 Oui, telle a \u00e9t\u00e9 probablement sa fin\u2026 Je le vois tr\u00e8s bien sur le dos, gisant sous les eaux vertes avec de lourdes p\u00e9niches passant sur lui et de longues herbes dans les cheveux.", "Voyez-vous, je ne crois pas qu\u2019il e\u00fbt fait d\u00e9sormais une belle \u0153uvre. Pendant les dix derni\u00e8res ann\u00e9es, sa peinture s\u2019en allait beaucoup. Dorian poussa un soupir, et lord Henry traversant la chambre, alla chatouiller la t\u00eate d\u2019un curieux perroquet de Java, un gros oiseau au plumage gris, \u00e0 la cr\u00eate et \u00e0 la queue vertes, qui se balan\u00e7ait sur un bambou. Comme ses doigts effil\u00e9s le touchaient, il fit se mouvoir la dartre blanche de ses paupi\u00e8res clignotantes sur ses prunelles semblables \u00e0 du verre noir et commen\u00e7a \u00e0 se dandiner en avant et en arri\u00e8re. \u2013 Oui, continua lord Henry se tournant et sortant son mouchoir de sa poche, sa peinture s\u2019en allait tout \u00e0 fait. Il me semblait avoir perdu quelque chose. Il avait perdu un id\u00e9al. Quand vous et lui cess\u00e8rent d\u2019\u00eatre grands amis, il cessa d\u2019\u00eatre un grand artiste. Qu\u2019est-ce qui vous s\u00e9para ?\u2026 Je crois qu\u2019il vous ennuyait. Si cela f\u00fbt, il ne vous oublia jamais.", "C\u2019est une habitude qu\u2019ont tous les f\u00e2cheux. \u00c0 propos qu\u2019est donc devenu cet admirable portrait qu\u2019il avait peint d\u2019apr\u00e8s vous ? Je crois ne point l\u2019avoir revu depuis qu\u2019il y mit la derni\u00e8re main. Ah ! oui, je me souviens que vous m\u2019avez dit, il y a des ann\u00e9es, l\u2019avoir envoy\u00e9 \u00e0 Selby et qu\u2019il fut \u00e9gar\u00e9 ou vol\u00e9 en route. Vous ne l\u2019avez jamais retrouv\u00e9 ?\u2026 Quel malheur ! C\u2019\u00e9tait vraiment un chef-d\u2019\u0153uvre ! Je me souviens que je voulais l\u2019acheter. Je voudrais l\u2019avoir achet\u00e9 maintenant. Il appartenait \u00e0 la meilleure \u00e9poque de Basil. Depuis lors, ses \u0153uvres montr\u00e8rent ce curieux m\u00e9lange de mauvaise peinture et de bonnes intentions qui fait qu\u2019un homme m\u00e9rite d\u2019\u00eatre appel\u00e9 un repr\u00e9sentant de l\u2019art anglais. Avez-vous mis des annonces pour le retrouver ? Vous auriez d\u00fb en mettre. \u2013 Je ne me souviens plus, dit Dorian. Je crois que oui. Mais je ne l\u2019ai jamais aim\u00e9. Je regrette d\u2019avoir pos\u00e9 pour ce portrait.", "Le souvenir de tout cela m\u2019est odieux. Il me remet toujours en m\u00e9moire ces vers d\u2019une pi\u00e8ce connue, Hamlet, je crois\u2026 Voyons, que disent-ils ?\u2026 Like the painting of a sorrow, A face without a heart. \u00ab Oui, c\u2019\u00e9tait tout \u00e0 fait cela\u2026 Lord Henry se mit \u00e0 rire\u2026 \u2013 Si un homme traite sa vie en artiste, son cerveau c\u2019est son c\u0153ur, r\u00e9pondit-il s\u2019enfon\u00e7ant dans un fauteuil. Dorian Gray secoua la t\u00eate et plaqua quelques accords sur le piano. \u00ab Like the painting of a sorrow \u00bb r\u00e9p\u00e9ta-t-il \u00ab a face without a heart. \u00bb L\u2019autre se renversa, le regardant les yeux \u00e0 demi ferm\u00e9s\u2026 \u2013 \u00c0 propos, Dorian, interrogea-t-il apr\u00e8s une pose, quel profit y a-t-il pour un homme qui gagne le monde entier et perd \u2013 comment diable \u00e9tait-ce ? \u2013 sa propre \u00e2me ? Le piano sonnait faux\u2026 Dorian s\u2019arr\u00eata et regardant son ami : \u2013 Pourquoi me demandez-vous cela, Harry ? \u2013 Mon cher ami, dit lord Henry, levant ses sourcils d\u2019un air surpris, je vous le demande parce que je suppose que vous pouvez me faire une r\u00e9ponse.", "Voil\u00e0 tout. J\u2019\u00e9tais au Parc dimanche dernier et pr\u00e8s de l\u2019Arche de Marbre se trouvait un rassemblement de gens mal v\u00eatus qui \u00e9coutaient quelque vulgaire pr\u00e9dicateur de carrefour. Au moment o\u00f9 je passais, j\u2019entendis cet homme proposant cette question \u00e0 son auditoire. Elle me frappa comme \u00e9tant assez dramatique. Londres est riche en incidents de ce genre. \u00ab Un dimanche humide, un chr\u00e9tien bizarre en mackintosh, un cercle de figures blanches et maladives sous un toit in\u00e9gal de parapluies ruisselants, une phrase merveilleuse jet\u00e9 au vent comme un cri par des l\u00e8vres hyst\u00e9riques, tout cela \u00e9tait l\u00e0 une chose vraiment belle dans son genre, et tout \u00e0 fait suggestive. Je songeais \u00e0 dire au proph\u00e8te que l\u2019art avait une \u00e2me, mais que l\u2019homme n\u2019en avait pas. Je crains, cependant, qu\u2019il ne m\u2019e\u00fbt point compris. \u2013 Non, Harry. L\u2019\u00e2me est une terrible r\u00e9alit\u00e9. On peut l\u2019acheter, la vendre, en trafiquer. On peut l\u2019empoisonner ou la rendre parfaite. Il y a une \u00e2me en chacun de nous.", "Je le sais. \u2013 En \u00eates-vous bien s\u00fbr, Dorian ? \u2013 Absolument s\u00fbr. \u2013 Ah ! alors ce doit \u00eatre une illusion. Les choses dont on est absolument s\u00fbr, ne sont jamais vraies. C\u2019est la fatalit\u00e9 de la Foi et la le\u00e7on du Roman. Comme vous \u00eates grave ! Ne soyez pas aussi s\u00e9rieux. Qu\u2019avons-nous de commun, vous et moi, avec les superstitions de notre temps ? Rien\u2026 Nous sommes d\u00e9barrass\u00e9s de notre croyance \u00e0 l\u2019me\u2026 Jouez-moi quelque chose, Dorian. Jouez-moi un nocturne, et tout en jouant, dites-moi tout bas comment vous avez pu garder votre jeunesse. Vous devez avoir quelque secret. Je n\u2019ai que dix ans de plus que vous et je suis fl\u00e9tri, us\u00e9, jauni. Vous \u00eates vraiment merveilleux, Dorian. Vous n\u2019avez jamais \u00e9t\u00e9 plus charmant \u00e0 voir que ce soir. Vous me rappelez le premier jour que je vous ai vu. Vous \u00e9tiez un peu plus joufflu et timide, tout \u00e0 fait extraordinaire. Vous avez chang\u00e9, certes, mais pas en apparence.", "Je voudrais bien que vous me disiez votre secret. Pour retrouver ma jeunesse, je ferais tout au monde, except\u00e9 de prendre de l\u2019exercice ; de me lever de bonne heure ou d\u2019\u00eatre respectable\u2026 \u00d4 jeunesse ! Rien ne te vaut ! Quelle absurdit\u00e9 de parler de l\u2019ignorance des jeunes gens ! Les seuls hommes dont j\u2019\u00e9coute les opinions avec respect sont ceux qui sont plus jeunes que moi. Ils me paraissent marcher devant moi. La vie leur a r\u00e9v\u00e9l\u00e9 ses derni\u00e8res merveilles. Quant aux vieux, je les contredis toujours. Je le fais par principe. Si vous leur demandez leur opinion sur un \u00e9v\u00e9nement d\u2019hier, ils vous donnent gravement les opinions courantes en 1820, alors qu\u2019on portait des bas longs\u2026 qu\u2019on croyait \u00e0 tout et qu\u2019on ne savait absolument rien. Comme ce morceau que vous jouez-l\u00e0 est d\u00e9licieux ! J\u2019imagine que Chopin a d\u00fb l\u2019\u00e9crire \u00e0 Majorque, pendant que la mer g\u00e9missait autour de sa villa et que l\u2019\u00e9cume sal\u00e9e \u00e9claboussait les vitres ?", "C\u2019est exquisement romantique. C\u2019est une gr\u00e2ce vraiment, qu\u2019un art nous soit laiss\u00e9 qui n\u2019est pas un art d\u2019imitation ! Ne vous arr\u00eatez pas ; j\u2019ai besoin de musique ce soir. Il me semble que vous \u00eates le jeune Apollon et que je suis Marsyas vous \u00e9coutant. J\u2019ai mes propres chagrins, Dorian, et dont vous n\u2019en avez jamais rien su. Le drame de la vieillesse n\u2019est pas qu\u2019on est vieux, mais bien qu\u2019on f\u00fbt jeune. Je suis \u00e9tonn\u00e9 quelquefois de ma propre sinc\u00e9rit\u00e9. Ah ! Dorian, que vous \u00eates heureux ! Quelle vie exquise que la v\u00f4tre ! Vous avez go\u00fbt\u00e9 longuement de toutes choses. Vous avez \u00e9cras\u00e9 les raisins m\u00fbrs contre votre palais. Rien ne vous a \u00e9t\u00e9 cach\u00e9. Et tout cela vous f\u00fbt comme le son d\u2019une musique : vous n\u2019en avez pas \u00e9t\u00e9 atteint. Vous \u00eates toujours le m\u00eame. \u2013 Je ne suis pas le m\u00eame, Harry. \u2013 Si, vous \u00eates le m\u00eame. Je me figure ce que sera le restant de vos jours.", "Ne le g\u00e2tez par aucun renoncement. Vous \u00eates \u00e0 pr\u00e9sent un \u00eatre accompli. Ne vous rendez pas incomplet. Vous \u00eates actuellement sans d\u00e9faut\u2026 Ne hochez pas la t\u00eate ; vous le savez bien. Cependant, ne vous faites pas illusion. La vie ne se gouverne pas par la volont\u00e9 ou les intentions. C\u2019est une question de nerfs, de fibres, de cellules lentement \u00e9labor\u00e9es o\u00f9 se cache la pens\u00e9e et o\u00f9 les passions ont leurs r\u00eaves. Vous pouvez vous croire sauv\u00e9 et fort. Mais un ton de couleur entrevu dans la chambre, un ciel matinal, un certain parfum que vous avez aim\u00e9 et qui vous apporte de subtiles ressouvenances, un vers d\u2019un po\u00e8me oubli\u00e9 qui vous revient en m\u00e9moire, une phrase musicale que vous ne jouez plus, c\u2019est de tout cela, Dorian, je vous assure que d\u00e9pend notre existence. Browning l\u2019a \u00e9crit quelque part, mais nos sens nous le font imaginer ais\u00e9ment. Il y a des moments o\u00f9 l\u2019odeur du lilas blanc me p\u00e9n\u00e8tre et o\u00f9 je crois revivre le plus \u00e9trange mois de toute ma vie.", "Je voudrais pouvoir changer avec vous, Dorian. Le monde a hurl\u00e9 contre nous deux, mais il vous a eu et vous aura toujours en adoration. Vous \u00eates le type que notre \u00e9poque demande et qu\u2019elle craint d\u2019avoir trouv\u00e9. Je suis heureux que vous n\u2019ayez jamais rien fait : ni model\u00e9 une statue, ni peint une toile, ni produit autre chose que vous-m\u00eame !\u2026 Votre art, ce fut votre vie. Vous vous \u00eates mis vous-m\u00eame en musique. Vos jours sont vos sonnets. Dorian se leva du piano et passant la main dans sa chevelure : \u2013 Oui, murmura-t-il, la vie me fut exquise\u2026 Mais je ne veux plus vivre cette m\u00eame vie, Harry. Et vous ne devriez pas me dire ces choses extravagantes. Vous ne me connaissez pas tout entier. Si vous saviez tout, je crois bien que vous vous \u00e9loigneriez de moi. Vous riez ? Ne riez pas\u2026 \u2013 Pourquoi vous arr\u00eatez-vous de jouer, Dorian ? Remettez-vous au piano et jouez-moi encore ce Nocturne.", "Voyez cette large lune couleur de miel qui monte dans le ciel sombre. Elle attend que vous la charmiez. Si vous jouez, elle va se rapprocher de la terre\u2026 Vous ne voulez pas ? Allons au club, alors. La soir\u00e9e a \u00e9t\u00e9 charmante, il faut bien la terminer. Il y a quelqu\u2019un au White qui d\u00e9sire infiniment faire votre connaissance : le jeune lord Pool, l\u2019a\u00een\u00e9 des fils de Bournemouth. Il copie d\u00e9j\u00e0 vos cravates et m\u2019a demand\u00e9 de vous \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9. Il est tout \u00e0 fait charmant, et me fait presque songer \u00e0 vous. \u2013 J\u2019esp\u00e8re que non, dit Dorian avec un regard triste, mais je me sens fatigu\u00e9 ce soir, Harry ; je n\u2019irai pas club. Il est pr\u00e8s de onze heures, et je d\u00e9sire me coucher de bonne heure. \u2013 Restez\u2026 Vous n\u2019avez jamais si bien jou\u00e9 que ce soir. Il y avait dans votre fa\u00e7on de jouer quelque chose de merveilleux. C\u2019\u00e9tait d\u2019un sentiment que je n\u2019avais encore jamais entendu. \u2013 C\u2019est parce que je vais devenir bon, r\u00e9pondit-il en souriant.", "Je suis d\u00e9j\u00e0 un peu chang\u00e9. \u2013 Vous ne pouvez changer avec moi, Dorian, dit lord Henry. Nous serons toujours deux amis. \u2013 Pourtant, vous m\u2019avez un jour empoisonn\u00e9 avec un livre. Je n\u2019oublierai pas cela\u2026 Harry, promettez-moi de ne plus jamais pr\u00eater ce livre \u00e0 personne. Il est malfaisant. \u2013 Mon cher ami, vous commencez \u00e0 faire de la morale. Vous allez bient\u00f4t devenir comme les convertis et les revivalistes, pr\u00e9venant tout le monde contre les p\u00e9ch\u00e9s dont ils sont eux-m\u00eames fatigu\u00e9s. Vous \u00eates trop charmant pour faire cela. D\u2019ailleurs, \u00e7a ne sert \u00e0 rien. Nous sommes ce que nous sommes et serons ce que nous pourrons. Quant \u00e0 \u00eatre empoisonn\u00e9 par un livre, on ne vit jamais rien de pareil. L\u2019art n\u2019a aucune influence sur les actions ; il annihile le d\u00e9sir d\u2019agir, il est superbement st\u00e9rile. Les livres que le monde appelle immoraux sont les livres qui lui montrent sa propre honte. Voil\u00e0 tout. Mais ne discutons pas de litt\u00e9rature\u2026 Venez demain, je monte \u00e0 cheval \u00e0 onze heures.", "Nous pourrons faire une promenade ensemble et je vous m\u00e8nerai ensuite d\u00e9jeuner chez lady Branksome. C\u2019est une femme charmante, elle d\u00e9sire vous consulter sur une tapisserie qu\u2019elle voudrait acheter. Pensez-vous venir ? Ou bien d\u00e9jeunerons-nous avec notre petite duchesse ? Elle dit qu\u2019elle ne vous voit plus. Peut-\u00eatre \u00eates-vous fatigu\u00e9 de Gladys ? Je le pensais. Sa mani\u00e8re d\u2019esprit vous donne sur les nerfs\u2026 Dans tous les cas, soyez ici \u00e0 onze heures. \u2013 Faut-il vraiment que je vienne, Harry ? \u2013 Certainement, le Parc est adorable en ce moment. Je crois qu\u2019il n\u2019y a jamais eu autant de lilas depuis l\u2019ann\u00e9e o\u00f9 j\u2019ai fait votre connaissance. \u2013 Tr\u00e8s bien, je serai ici \u00e0 onze heures, dit Dorian. Bonsoir, Harry\u2026 Arriv\u00e9 \u00e0 la porte, il h\u00e9sita un moment comme s\u2019il e\u00fbt eu encore quelque chose \u00e0 dire. Puis il soupira et sortit\u2026 Chapitre 20 Il faisait une nuit d\u00e9licieuse, si douce, qu\u2019il jeta son pardessus sur son bras, et ne mit m\u00eame pas son foulard autour de son cou.", "Comme il se dirigeait vers la maison, fumant sa cigarette, deux jeunes gens en tenue de soir\u00e9e pass\u00e8rent pr\u00e8s de lui. Il entendit l\u2019un d\u2019eux souffler \u00e0 l\u2019autre : \u00ab C\u2019est Dorian Gray !\u2026 \u00bb Il se rem\u00e9mora sa joie de jadis alors que les gens se le d\u00e9signaient, le regardaient, ou se parlaient de lui. Il \u00e9tait fatigu\u00e9, maintenant, d\u2019entendre prononcer son nom. La moiti\u00e9 du charme qu\u2019il trouvait au petit village o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 si souvent derni\u00e8rement, venait de ce que personne ne l\u2019y connaissait. Il avait souvent dit \u00e0 la jeune fille dont il s\u2019\u00e9tait fait aimer qu\u2019il \u00e9tait pauvre, et elle l\u2019avait cru ; une fois, il lui avait dit qu\u2019il \u00e9tait m\u00e9chant ; elle s\u2019\u00e9tait mise \u00e0 rire, et lui avait r\u00e9pondu que les m\u00e9chants \u00e9taient toujours tr\u00e8s vieux et tr\u00e8s laids. Quel joli rire elle avait. On e\u00fbt dit la chanson d\u2019une grive !\u2026 Comme elle \u00e9tait gracieuse dans ses robes de cotonnade et ses grands chapeaux.", "Elle ne savait rien de la vie, mais elle poss\u00e9dait tout ce que lui avait perdu\u2026 Quand il atteignit son habitation, il trouva son domestique qui l\u2019attendait\u2026 Il l\u2019envoya se coucher, se jeta sur le divan de la biblioth\u00e8que, et commen\u00e7a \u00e0 songer \u00e0 quelques-unes des choses que lord Henry lui avait dites\u2026 \u00c9tait-ce vrai que l\u2019on ne pouvait jamais changer\u2026 Il se sentit un ardent et sauvage d\u00e9sir pour la puret\u00e9 sans tache de son adolescence, son adolescence rose et blanche, comme lord Henry l\u2019avait une fois appel\u00e9e. Il se rendait compte qu\u2019il avait terni son \u00e2me, corrompu son esprit, et qu\u2019il s\u2019\u00e9tait cr\u00e9\u00e9 d\u2019horribles remords ; qu\u2019il avait eu sur les autres une d\u00e9sastreuse influence, et qu\u2019il y avait trouv\u00e9 une mauvaise joie ; que de toutes les vies qui avaient travers\u00e9 la sienne et qu\u2019il avait souill\u00e9es, la sienne \u00e9tait encore la plus belle et la plus remplie de promesses\u2026 Tout cela \u00e9tait-il irr\u00e9parable ? N\u2019\u00e9tait-il plus pour lui, d\u2019esp\u00e9rance ?\u2026 Ah !", "quel effroyable moment d\u2019orgueil et de passion, celui o\u00f9 il avait demand\u00e9 que le portrait assum\u00e2t le poids de ses jours, et qu\u2019il gard\u00e2t, lui, la splendeur impollu\u00e9e de l\u2019\u00e9ternelle jeunesse ! Tout son malheur \u00e9tait d\u00fb \u00e0 cela ! N\u2019e\u00fbt-il pas mieux valu que chaque p\u00e9ch\u00e9 de sa vie apport\u00e2t avec lui sa rapide et s\u00fbre punition ! Il y a une purification dans le ch\u00e2timent. La pri\u00e8re de l\u2019homme \u00e0 un Dieu juste devrait \u00eatre, non pas : \u00ab Pardonnez-nous nos p\u00e9ch\u00e9s ! \u00bb Mais : \u00ab Frappez-nous pour nos iniquit\u00e9s ! \u00bb\u2026 Le miroir curieusement travaill\u00e9 que lord Henry lui avait donn\u00e9 il y avait si longtemps, reposait sur la table, et les amours d\u2019ivoire riaient autour comme jadis. Il le prit, ainsi qu\u2019il l\u2019avait fait, cette nuit d\u2019horreur, alors qu\u2019il avait pour la premi\u00e8re fois, surpris un changement dans le fatal portrait, et jeta ses regards charg\u00e9s de pleurs sur l\u2019ovale poli. Une fois, quelqu\u2019un qui l\u2019avait terriblement aim\u00e9, lui avait \u00e9crit une lettre d\u00e9mentielle, finissant par ces mots idol\u00e2tres : \u00ab Le monde est chang\u00e9 parce que vous \u00eates fait d\u2019ivoire et d\u2019or.", "Les courbes de vos l\u00e8vres \u00e9crivent \u00e0 nouveau l\u2019histoire ! \u00bb Cette phrase lui revint en m\u00e9moire, et il se la r\u00e9p\u00e9ta plusieurs fois. Il prit soudain sa beaut\u00e9 en aversion, et jetant le miroir \u00e0 terre, il en \u00e9crasa les \u00e9clats sous son talon !\u2026 C\u2019\u00e9tait sa beaut\u00e9 qui l\u2019avait perdu, cette beaut\u00e9 et cette jeunesse pour lesquelles il avait tant pri\u00e9 ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas \u00eatre tach\u00e9e. Sa beaut\u00e9 ne lui avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un masque, sa jeunesse qu\u2019une raillerie. Qu\u2019\u00e9tait la jeunesse d\u2019ailleurs ? Un instant vert et pr\u00e9matur\u00e9, un temps d\u2019humeurs futiles, de pens\u00e9es maladives\u2026 Pourquoi avait-il voulu porter sa livr\u00e9e\u2026 La jeunesse l\u2019avait perdu. Il valait mieux ne pas songer au pass\u00e9 ! Rien ne le pouvait changer\u2026 C\u2019\u00e9tait \u00e0 lui-m\u00eame, \u00e0 son propre futur, qu\u2019il fallait songer\u2026 James Vane \u00e9tait couch\u00e9 dans une tombe sans nom au cimeti\u00e8re de Selby ; Alan Campbell s\u2019\u00e9tait tu\u00e9 une nuit dans son laboratoire, sans r\u00e9v\u00e9ler le secret qu\u2019il l\u2019avait forc\u00e9 de conna\u00eetre ; l\u2019\u00e9motion actuelle soulev\u00e9e autour de la disparition de Basil Hallward, s\u2019apaiserait bient\u00f4t : elle diminuait d\u00e9j\u00e0.", "Il \u00e9tait parfaitement sauf \u00e0 pr\u00e9sent. Ce n\u2019\u00e9tait pas, en v\u00e9rit\u00e9, la mort de Basil Hallward qui l\u2019oppressait ; c\u2019\u00e9tait la mort vivante de son \u00e2me. Basil avait peint le portrait qui avait g\u00e2t\u00e9 sa vie ; il ne pouvait pardonner cela : c\u2019\u00e9tait le portrait qui avait tout fait\u2026 Basil lui avait dit des choses vraiment insupportables qu\u2019il avait d\u2019abord \u00e9cout\u00e9es avec patience. Ce meurtre avait \u00e9t\u00e9 la folie d\u2019un moment, apr\u00e8s tout\u2026 Quant \u00e0 Alan Campbell, s\u2019il s\u2019\u00e9tait suicid\u00e9, c\u2019est qu\u2019il l\u2019avait bien voulu\u2026 Il n\u2019en \u00e9tait pas responsable. Une vie nouvelle !\u2026 Voil\u00e0 ce qu\u2019il d\u00e9sirait ; voil\u00e0 ce qu\u2019il attendait\u2026 S\u00fbrement elle avait d\u00e9j\u00e0 commenc\u00e9 ! Il venait d\u2019\u00e9pargner un \u00eatre innocent, il ne tenterait jamais plus l\u2019innocence ; il serait bon\u2026 Comme il pensait \u00e0 Hetty Merton, il se demanda si le portrait de la chambre ferm\u00e9e n\u2019avait pas chang\u00e9. S\u00fbrement il ne pouvait \u00eatre aussi \u00e9pouvantable qu\u2019il l\u2019avait \u00e9t\u00e9 ? Peut-\u00eatre, si sa vie se purifiait, en arriverai-t-il \u00e0 chasser de sa face tout signe de passion mauvaise !", "Peut-\u00eatre les signes du mal \u00e9taient-ils d\u00e9j\u00e0 partis\u2026 S\u2019il allait s\u2019en assurer !\u2026 Il prit la lampe sur la table et monta\u2026 Comme il d\u00e9barrait la porte, un sourire de joie traversa sa figure \u00e9trangement jeune et s\u2019attarda sur ses l\u00e8vres\u2026 Oui, il serait bon, et la chose hideuse qu\u2019il cachait \u00e0 tous les yeux ne lui serait plus un objet de terreur. Il lui sembla qu\u2019il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9barrass\u00e9 de son fardeau. Il entra tranquillement, fermant la porte derri\u00e8re lui, comme il avait accoutum\u00e9 de le faire, et tira le rideau de pourpre qui cachait le portrait\u2026 Un cri d\u2019horreur et d\u2019indignation lui \u00e9chappa\u2026 Il n\u2019apercevait aucun changement, sinon qu\u2019une lueur de ruse \u00e9tait dans les yeux, et que la ride torve de l\u2019hypocrisie s\u2019\u00e9tait ajout\u00e9e \u00e0 la bouche !\u2026 La chose \u00e9tait encore plus abominable, plus abominable, s\u2019il \u00e9tait possible, qu\u2019avant ; la tache \u00e9carlate qui couvrait la main paraissait plus \u00e9clatante ; le sang nouvellement vers\u00e9 s\u2019y voyait\u2026 Alors, il trembla\u2026 \u00c9tait-ce simplement la vanit\u00e9 qui avait provoqu\u00e9 son bon mouvement de tout \u00e0 l\u2019heure, ou le d\u00e9sir d\u2019une nouvelle sensation, comme le lui avait sugg\u00e9r\u00e9 lord Henry, avec un rire moqueur ?", "Oui, ce besoin de jouer un r\u00f4le qui nous fait faire des choses plus belles que nous-m\u00eames ? Ou peut-\u00eatre, tout ceci ensemble !\u2026 Pourquoi la tache rouge \u00e9tait-elle plus large qu\u2019autrefois ! Elle semblait s\u2019\u00eatre \u00e9largie comme la plaie d\u2019une horrible maladie sur les doigts rid\u00e9s !\u2026 Il y avait du sang sur les pieds du portrait comme si le sang avait d\u00e9goutt\u00e9, sur eux ! M\u00eame il y avait du sang sur la main qui n\u2019avait pas tenu le couteau !\u2026 Confesser son crime ? Savait-il ce que cela voulait dire, se confesser ? C\u2019\u00e9tait se livrer, et se livrer lui-m\u00eame \u00e0 la mort ! Il se mit \u00e0 rire\u2026 Cette id\u00e9e \u00e9tait monstrueuse\u2026 D\u2019ailleurs, s\u2019il se confessait, qui le croirait ? Il n\u2019existait nulle trace de l\u2019homme assassin\u00e9 ; tout ce qui lui avait appartenu \u00e9tait d\u00e9truit ; lui-m\u00eame l\u2019avait br\u00fbl\u00e9\u2026 Le monde dirait simplement qu\u2019il devenait fou\u2026 On l\u2019enfermerait s\u2019il persistait dans son histoire\u2026 Cependant son devoir \u00e9tait de se confesser, de souffrir la honte devant tous, et de faire une expiation publique\u2026 Il y avait un Dieu qui for\u00e7ait les hommes \u00e0 dire leurs p\u00e9ch\u00e9s sur cette terre aussi bien que dans le ciel.", "Quoi qu\u2019il f\u00eet, rien ne pourrait le purifier jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e\u00fbt avou\u00e9 son crime\u2026 Son crime !\u2026 Il haussa les \u00e9paules. La vie de Basil Hallward lui importait peu ; il pensait \u00e0 Hetty Merton\u2026 Car c\u2019\u00e9tait un miroir injuste, ce miroir de son \u00e2me qu\u2019il contemplait\u2026 Vanit\u00e9 ? Curiosit\u00e9 ? Hypocrisie ? N\u2019y avait-il rien eu d\u2019autre dans son renoncement ? Il y avait lu quelque chose de plus. Il le pensait au moins. Mais qui pouvait le dire ? Non, il n\u2019y avait rien de plus\u2026 Par vanit\u00e9, il l\u2019avait \u00e9pargn\u00e9e ; par hypocrisie, il avait port\u00e9 le masque de la bont\u00e9 ; par curiosit\u00e9, il avait essay\u00e9 du renoncement\u2026 Il le reconnaissait maintenant. Mais ce meurtre le poursuivrait-il toute sa vie ? Serait-il toujours \u00e9cras\u00e9 par son pass\u00e9 ? Devait-il se confesser ?\u2026 Jamais !\u2026 Il n\u2019y avait qu\u2019une preuve \u00e0 relever contre lui. Cette preuve, c\u2019\u00e9tait le portrait !\u2026 Il le d\u00e9truirait ! Pourquoi l\u2019avait-il gard\u00e9 tant d\u2019ann\u00e9es ?\u2026 Il s\u2019\u00e9tait donn\u00e9 le plaisir de surveiller son changement et sa vieillesse.", "Depuis bien longtemps, il n\u2019avait ressenti ce plaisir\u2026 Il le tenait \u00e9veill\u00e9 la nuit\u2026 Quand il partait de chez lui, il \u00e9tait rempli de la terreur que d\u2019autres yeux que les siens puissent le voir. Il avait apport\u00e9 une tristesse m\u00e9lancolique sur ses passions. Sa simple souvenance lui avait g\u00e2t\u00e9 bien des moments de joie. Il lui avait \u00e9t\u00e9 comme une conscience. Oui, il avait \u00e9t\u00e9 la Conscience\u2026 Il le d\u00e9truirait !\u2026 Il regarda autour de lui, et aper\u00e7ut le poignard avec lequel il avait frapp\u00e9 Basil Hallward. Il l\u2019avait nettoy\u00e9 bien des fois, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne f\u00fbt plus tach\u00e9. Il brillait\u2026 Comme il avait tu\u00e9 le peintre, il tuerait l\u2019\u0153uvre du peintre, et tout ce qu\u2019elle signifiait\u2026 Il tuerait le pass\u00e9, et quand ce pass\u00e9 serait mort, il serait libre !\u2026 Il tuerait le monstrueux portrait de son \u00e2me, et priv\u00e9 de ses hideux avertissements, il recouvrerait la paix. Il saisit le couteau, et en frappa le tableau !\u2026 Il y eut un grand cri, et une chute\u2026 Ce cri d\u2019agonie fut si horrible, que les domestiques effar\u00e9s s\u2019\u00e9veill\u00e8rent en sursaut et sortirent de leurs chambres !\u2026 Deux gentlemen, qui passaient au dessous, dans le square, s\u2019arr\u00eat\u00e8rent et regard\u00e8rent la grande maison.", "Ils march\u00e8rent jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils eussent rencontr\u00e9 un policeman, et le ramen\u00e8rent avec eux. L\u2019homme sonna plusieurs fois, mais on ne r\u00e9pondit pas. Except\u00e9 une lumi\u00e8re \u00e0 une fen\u00eatre des \u00e9tages sup\u00e9rieurs, la maison \u00e9tait sombre\u2026 Au bout d\u2019un instant, il s\u2019en alla, se posta \u00e0 c\u00f4t\u00e9 sous une porte coch\u00e8re, et attendit. \u2013 \u00c0 qui est cette maison, constable ? demanda le plus \u00e2g\u00e9 des deux gentlemen. \u2013 \u00c0 Mr Dorian Gray, Monsieur, r\u00e9pondit le policeman. En s\u2019en allant, ils se regard\u00e8rent l\u2019un l\u2019autre et rican\u00e8rent : l\u2019un d\u2019eux \u00e9tait l\u2019oncle de sir Henry Ashton\u2026 Dans les communs de la maison, les domestiques \u00e0 moiti\u00e9 habill\u00e9s, se parlaient \u00e0 voix basse ; la vieille Mistress Leaf sanglotait en se tordant les mains ; Francis \u00e9tait p\u00e2le comme un mort. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, il monta dans la chambre, avec le cocher et un des laquais. Ils frapp\u00e8rent sans qu\u2019on leur r\u00e9pondit. Ils appel\u00e8rent ; tout \u00e9tait silencieux. Enfin, apr\u00e8s avoir essay\u00e9 vainement de forcer la porte, ils grimp\u00e8rent sur le toit et descendirent par le balcon."]}} \ No newline at end of file